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Date : 20240724


Dossier : T-511-24

Référence : 2024 CF 1163

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2024

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

LE CONSEIL DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE MONTRÉAL, LE CONSEIL KACHEROUTE DU CANADA, LE RABBIN ABRAHAM BANON, 4412532 CANADA INC. (faisant affaire sous le nom de KOSHER MEHADRIN) et 1458935 ONTARIO LTD. (faisant affaire sous le nom de SHEFA MEATS)

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, le Conseil de la communauté juive de Montréal [le CCJ], le Conseil Kacheroute du Canada [COR], le rabbin Abraham Banon, 4412532 Canada Inc. [Mehadrin] et 1458935 Ontario Ltd. [Shefa], sollicitent une injonction interlocutoire visant à dispenser les titulaires de licence d’abattoirs [les titulaires de licence] de l’obligation prévue dans les Lignes directrices de l’abattage rituel des animaux pour alimentation humaine sans étourdissement préalable [les lignes directrices] de l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] que celle-ci est tenue d’appliquer. Les lignes directrices exigent que les titulaires de licence confirment que les animaux pour alimentation humaine sont inconscients avant de les suspendre et de poursuivre le processus d’abattage en testant trois (3) signes indicateurs : a) absence de respiration rythmique (2 mouvements réguliers ou plus des côtes vers l’intérieur et vers l’extérieur); b) absence de réflexe palpébral (après 3 résultats négatifs consécutifs, à 20 secondes d’intervalle); et c) absence de réflexe cornéen (après 3 résultats négatifs consécutifs, à 20 secondes d’intervalle) [les trois indicateurs d’inconscience].

[2] Les demandeurs soutiennent que l’application des lignes directrices a eu un effet dévastateur sur l’approvisionnement en viande cachère au Canada et qu’elle prive les Juifs canadiens d’un principe important de leur foi. Ils allèguent que les articles 143 et 144 du Règlement sur la salubrité des aliments au Canada, DORS/2018-108 [le RSAC] ainsi que les lignes directrices sont déraisonnables ou ultra vires, qu’ils portent atteinte à leur droit à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‑U) [la Charte], et qu’ils sont discriminatoires au sens de l’article 15 de la Charte.

[3] L’injonction sera accordée. La demande soulève des questions sérieuses, à savoir si les lignes directrices de l’ACIA sont déraisonnables et si elles empiètent sur les droits des demandeurs à la liberté de religion ainsi qu’à l’égalité garantis par l’alinéa 2a) et l’article 15 de la Charte. La preuve, telle qu’elle a été présentée, établit l’existence d’un risque de préjudice irréparable qui ne peut pas être dûment compensé par des dommages-intérêts. Enfin, dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’une injonction, puisqu’il est possible de garantir le respect de l’article 143 du RSAC et la nécessité de veiller à ce que les animaux pour alimentation humaine soient inconscients avant d’être suspendus sans utiliser les trois indicateurs d’inconscience maintenant prescrits par les lignes directrices, et ce en maintenant la pratique qui existait depuis de nombreuses années avant l’adoption de ces dernières.

II. Contexte factuel

[4] Le demandeur CCJ est un organisme sans but lucratif mis sur pied afin de faciliter le maintien de la vie traditionnelle juive à Montréal. Ses activités comprennent la supervision et la certification de viande cachère. Son symbole « MK », qui figure sur l’étiquette de certains produits, y compris de la viande, indique que le produit est cacher.

[5] Le demandeur COR est un organisme sans but lucratif qui est responsable de certifier la production de viande cachère et de nombreux autres produits. Le symbole « COR » figure sur les étiquettes de nombreux produits alimentaires cachers.

[6] La demanderesse Mehadrin est la plus importante distributrice de viande cachère au Canada. Elle importe également au Canada de la viande du Mexique et de l’Argentine destinée à être vendue aux consommateurs canadiens, et exporte de la viande produite au Canada vers les États-Unis.

[7] La demanderesse Shefa est une autre importante distributrice de viande au Canada.

[8] Nul ne conteste que Mehadrin et Shefa achètent et distribuent, à elles seules, toute la viande produite par les abattoirs titulaires de permis au Canada. Mehadrin détient environ 75 % des parts de marché pour une telle distribution alors que Shefa possède le reste.

[9] Le demandeur, le rabbin Abraham Banon, est un shohet et un bodek. Il s’agit d’un employé du CCJ qui a reçu une formation pratique intensive ainsi qu’une certification religieuse sur la manière d’abattre les animaux sans cruauté conformément à la loi religieuse juive et de déterminer si un animal abattu peut être certifié cacher à des fins de consommation. La demande pour les services du rabbin Banon est en baisse en raison d’une diminution de la production de viande cachère dans les abattoirs titulaires de permis. Les lignes directrices ont une incidence sur la capacité du rabbin Banon (et d’autres shohetim et bodkim) à accomplir l’acte religieux pour lequel il a consacré de nombreuses années de formation et de pratique, ainsi que sur ses moyens de subsistance.

[10] Les règles de la cacherout en ce qui concerne les préceptes alimentaires religieux sont la clé de voûte de la pratique du judaïsme. Ces lois comprennent des restrictions quant aux espèces animales propres à la consommation et au mode d’abattage des animaux. Elles prescrivent aussi l’inspection des organes internes en vue de détecter certaines anomalies avant que l’animal puisse être considéré comme propre à la consommation et certifié cacher.

[11] Selon la religion juive, l’abattage doit être réalisé en assénant à l’animal un coup de couteau continu et fluide qui entraîne le sectionnement rapide, simultané et complet de la trachée, de l’œsophage, des veines jugulaires et des artères carotides de façon à causer une saignée immédiate et importante. Cette procédure d’abattage, appelée shehita, est essentielle à la pratique du judaïsme. La procédure, qui comprend d’autres étapes comme l’examen des organes de l’animal, est requise pour que la viande soit certifiée cachère. La shehita est réalisée par des professionnels hautement formés appelés shohetim et bodkim.

[12] C’est la manière dont l’abattage est effectué qui est contestée en l’espèce.

[13] La Loi sur la salubrité des aliments au Canada, LC 2012, c 24 [la LSAC], et, plus précisément, le RSAC, encadrent l’abattage des animaux pour consommation humaine au Canada. L’article 128 du RSAC exige que les titulaires de licences manipulent tout animal pour alimentation humaine de façon à ne pas lui causer de souffrances, de blessures ou une mort évitables.

[14] L’article 141 du RSAC prévoit qu’avant la saignée de l’animal pour alimentation humaine et la poursuite de la procédure d’abattage, le titulaire de licence doit le rendre inconscient de façon à ce qu’il ne redevienne pas conscient avant sa mort, ou l’abattre. Pour ce faire, le titulaire de licence peut avoir recours à une méthode énoncée à l’article 141, notamment en étourdissant l’animal en lui assénant un coup à la tête au moyen d’un dispositif mécanique appelé « pistolet d’abattage » de façon à le rendre immédiatement inconscient lorsque la procédure est menée de façon adéquate. Ce processus est connu sous le nom d’« abattage conventionnel ». La shehita ne fait pas partie des méthodes énumérées à l’article 141.

[15] L’article 144 du RSAC énonce d’autres méthodes précises, qui s’ajoutent à celles énumérées à l’article 141, dans le cas où le titulaire de licence abat l’animal pour consommation humaine afin de se conformer aux lois judaïques ou islamiques. La shehita est donc expressément autorisée aux termes de l’article 144 du RSAC. L’article 144 requiert que l’abattage selon la shehita provoque une saignée immédiate, rapide et complète de l’animal afin de le rendre inconscient de sorte qu’il ne redevienne pas conscient avant sa mort.

[16] L’article 143 du RSAC interdit la suspension d’un animal sur la chaîne d’abattage avant qu’il ne soit rendu inconscient. Il faut généralement soulever et suspendre l’animal à l’envers par une patte dans le but de faciliter les étapes ultérieures de l’abattage. L’interdiction de suspendre un animal sur la chaîne d’abattage avant qu’il ne soit rendu inconscient, qui est énoncée à l’article 143 du RSAC, s’applique à l’abattage conventionnel aux termes de l’article 141 ainsi qu’à l’abattage rituel aux termes de l’article 144 du RSAC.

[17] Une fois que l’animal est inconscient et suspendu, le processus d’abattage suit les étapes suivantes : la saignée, l’habillage (qui comprend l’enlèvement de la peau, de la tête, des glandes mammaires et des pattes), l’éviscération et la fente.

[18] Avant 2019, le prédécesseur du RSAC, le Règlement de 1990 sur l’inspection des viandes, DORS/90-288, comprenait des exigences semblables à celles énoncées dans le RSAC en ce qui concerne le traitement sans cruauté des animaux pour alimentation humaine, et énumérait des conditions similaires pour procéder à l’abattage rituel. L’abattage rituel, tel qu’il s’applique actuellement aux termes des articles 143 et 144 du RSAC, était autorisé au titre de l’ancien règlement, et les animaux pour consommation humaine ne pouvaient pas être suspendus avant d’avoir été rendus inconscients (voir les articles 77 et 78 du Règlement de 1990 sur l’inspection des viandes et l’affidavit du Dr Appelt, aux para 29-33, dossier du défendeur, aux pp 2201-2203). La shehita était donc autorisée avant l’adoption du RSAC, mais les trois indicateurs d’inconscience, qui s’appliquent désormais aux termes des lignes directrices, n’étaient pas requis afin de garantir que l’animal pour alimentation humaine soit inconscient avant d’être suspendu.

[19] En l’espèce, la question en litige porte sur le fait que, dans le cas de l’abattage cacher, les animaux pour consommation humaine ne sont pas étourdis par un coup violent à la tête asséné à l’aide d’un pistolet d’abattage, avant ou après la shehita, comme c’est le cas pour l’abattage conventionnel. Lorsqu’il est exécuté correctement, le coup violent asséné à la tête dans le cadre d’un abattage conventionnel rend l’animal inconscient, ce qui permet au titulaire de licence de le suspendre presque immédiatement après et de poursuivre la procédure.

[20] Cependant, dans le cas de l’abattage cacher, l’animal pour consommation humaine n’est pas étourdi avant la shehita. Comme pour l’abattage conventionnel, le titulaire de licence doit tout de même veiller à ce que l’animal pour consommation humaine soit inconscient avant d’être suspendu lorsqu’il procède à l’abattage rituel, conformément à l’article 143 du RSAC. Afin de faire en sorte que l’animal pour alimentation humaine soit inconscient avant sa suspension dans le cas de l’abattage cacher, les lignes directrices exigent désormais que les titulaires de licence prennent une série de mesures, y compris la mise en application des trois indicateurs d’inconscience.

[21] Avant l’adoption des lignes directrices, les trois indicateurs d’inconscience n’étaient pas obligatoires et les titulaires de licence pouvaient utiliser d’autres indicateurs afin de garantir que les animaux pour alimentation humaine soient inconscients avant d’être suspendus. Les nouvelles mesures prescrites aux termes des lignes directrices ne s’appliquent pas de la même façon à l’abattage traditionnel, puisque le coup puissant asséné à la tête au moyen du pistolet d’abattage rend l’animal inconscient dans la plupart des cas.

[22] Les lignes directrices sont le résultat d’une revue de la littérature scientifique réalisée par l’ACIA à la suite de problèmes de conformité constatés en 2017 dans le processus d’abattage rituel au sein d’un abattoir donné [l’établissement C]. À l’occasion d’inspections, les inspecteurs de l’ACIA avaient constaté des signes constants de sensibilité chez certains animaux à la suite de leur suspension sur la chaîne d’abattage, y compris une respiration rythmique, un réflexe de redressement, une raideur au cou ainsi qu’une langue roulée. Cette revue de la littérature scientifique a mené à l’adoption des lignes directrices (affidavit de L-P Vaillancourt, aux para 68–74, dossier du défendeur, aux pp 15–16; affidavit du Dr Appelt, aux para 34–42, dossier du défendeur, aux pp 2203–2205).

[23] Le RSAC est aussi entré en vigueur le 15 janvier 2019. Le RSAC n’a pas modifié les exigences qui existent maintenant aux termes de l’article 143 du RSAC selon lesquelles un animal pour consommation humaine doit être inconscient avant d’être suspendu. Ces exigences existaient auparavant. Cependant, l’ACIA a également publié les lignes directrices, qui établissent les normes que les titulaires de licence doivent respecter lorsqu’ils appliquent l’article 143 du RSAC. Comme je l’ai déjà indiqué, contrairement à l’abattage conventionnel, les lignes directrices obligent les titulaires de licence qui procèdent à l’abattage cacher de veiller à ce que les animaux pour consommation humaine soient inconscients par l’intermédiaire d’indicateurs physiques, y compris les trois indicateurs d’inconscience suivants : a) absence de respiration rythmique (2 mouvements réguliers ou plus des côtes vers l’intérieur et vers l’extérieur); b) absence de réflexe palpébral (après 3 résultats négatifs consécutifs, à 20 secondes d’intervalle); c) absence de réflexe cornéen (après 3 résultats négatifs consécutifs, à 20 secondes d’intervalle). Les lignes directrices ne sont pas incorporées par renvoi au RSAC ou à tout autre règlement appliqué par l’ACIA.

[24] Les demandeurs soutiennent que les trois indicateurs d’inconscience visent à tester la présence de réflexes, contrôlés par le tronc cérébral, qui sont présents même chez un animal inconscient incapable de ressentir la douleur. Ils font donc valoir que les trois indicateurs d’inconscience sont injustifiés, puisqu’ils ne démontrent pas que l’animal est inconscient, comme l’exige l’article 143 du RSAC, mais plutôt qu’il est mort.

[25] Entre 2019 et 2023, l’ACIA n’a pas mis en œuvre de manière stricte le recours aux trois indicateurs d’inconscience requis par les lignes directrices, et a plutôt encouragé une application à titre de pratiques exemplaires en informant les titulaires de licence qu’elles finiraient par devenir obligatoires. En 2023, l’ACIA a annoncé aux titulaires de licence pratiquant la shehita qu’ils devraient se conformer aux lignes directrices avant la fin du mois de mai 2023. À partir de juin 2023, l’ACIA a commencé à faire respecter les lignes directrices dans l’ensemble des abattoirs qui pratiquaient l’abattage cacher à ce moment-là.

[26] Selon les demandeurs, les nouvelles exigences prescrites par les Lignes directrices s’écartent des pratiques antérieures et entraînent une réduction de l’efficacité de l’abattage cacher au point où certains titulaires de licence ont dû cesser la production de viande cachère. Les lignes directrices ont eu pour effet d’ajouter quelques minutes au temps requis pour abattre chaque animal, ce qui ralentit la production au point où certains titulaires de licence préfèrent arrêter de pratiquer la shehita et de produire de la viande cachère.

[27] Les demandeurs font valoir que le nombre d’abattoirs produisant de la viande cachère au Canada a été réduit à trois en raison de la fermeture de plusieurs usines, ce qui a entraîné une réduction de 55 % du volume total de bœuf cacher produit et de 90 % du volume de veau cacher (affidavit de S. Rosenfeld, aux para 31-33, 54, 77, dossier des demandeurs, aux pp 5136, 5139, 5143). Cette restriction en matière d’accès à la viande cachère empêche donc les juifs canadiens de satisfaire aux exigences de leur confession, ce qui constitue une violation injustifiée de leur liberté de religion et de leur droit à l’égalité garantis par la Charte.

[28] Ainsi, les rabbins spécialistes de la shehita – les shohetim et les bodkim – ne sont pas en mesure de remplir leurs devoirs religieux et de pratiquer leur religion, et les autres membres de la communauté n’ont pas accès à de la viande cachère locale.

[29] La question en litige est donc celle de savoir si les lignes directrices, qui prescrivent l’application des trois indicateurs d’inconscience afin de garantir que les animaux soient inconscients avant d’être suspendus, conformément à l’article 143 du RSAC, sont raisonnables lorsqu’elles sont appliquées à la shehita, si elles empiètent sur le droit des demandeurs à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte ou si elles sont discriminatoires au sens de l’article 15 de la Charte.

III. Analyse

A. Critère applicable aux demandes d’injonction

[30] Au paragraphe 12 de l’arrêt R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [Société Radio‑Canada], la Cour suprême du Canada [la CSC] a réitéré le critère applicable aux requêtes en injonction interlocutoire et a confirmé le critère à trois volets énoncé auparavant dans les arrêts Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, 1987 CanLII 79 (CSC) [Metropolitan Stores], et RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334, 1994 CanLII 117 (CSC) [RJR]. Le critère exige du demandeur qu’il établisse l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire, afin de convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable si la réparation n’est pas accordée, et qu’une évaluation de la prépondérance des inconvénients établirait qu’il subirait un plus grand préjudice que le défendeur selon que l’injonction est accordée ou refusée.

[31] Ces exigences sont de nature conjonctive et le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal à la requête (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 au para 15). Cependant, les trois volets du critère ne sont pas des compartiments étanches. Ces volets sont souples et liés entre eux. Ils doivent être considérés dans leur ensemble et éclairer l’approche globale relative au pouvoir discrétionnaire de la Cour dans une affaire en particulier. En effet, la solidité à première vue du fond de l’affaire peut avoir une incidence sur l’examen, par la Cour, du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients aux autres étapes (The Regents of University of California c I-Med Pharma Inc, 2016 CF 606 au para 27, conf par 2017 CAF 8; Merck 7 Co, Inc c Nu-Pharm Inc, [2000] ACF no 116 (QL) au para 13, 2000 CanLII 14758 (CF); Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 135 [Wasylynuk]; Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97, inf pour d’autres motifs 2021 CAF 84; Chefs de police autochtones de l’Ontario c Canada (Sécurité publique), 2023 CF 916 [Chefs de police autochtones de l’Ontario] au para 71; Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, 2e éd (Toronto : Thomson Reuters, 2023) (feuilles mobiles, envoi no 2) section 7:4 aux pp 7-10, 7-12, 7-18, 7-19 [Roach, Constitutional Remedies]).

[32] La décision d’accorder une injonction interlocutoire est de nature discrétionnaire (Société Radio‑Canada, au para 27). En définitive, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google] au para 25). En résumé, l’arrêt Google énonce que, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, « les tribunaux doivent tenir compte des considérations globales de justice et d’équité, et que le critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald ne peut se résumer à un simple exercice consistant à cocher les cases des trois volets du critère » (Chefs de police autochtones de l’Ontario, au para 72).

[33] Au sujet de l’application du critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Metropolitan Stores, la CSC a conclu, en ce qui concerne le premier volet du critère relatif à l’existence d’une « question sérieuse », qu’une « évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige » est une exigence minimale peu élevée qui requiert uniquement que la Cour établisse que la question n’est ni frivole ni vexatoire (Metropolitan Stores, aux pp 127–128; RJR, aux pp 337–338; Perry c Premières nations de Cold Lake, 2016 CF 1081 au para 9; Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2023 CF 129 au para 21; AC and JF v Alberta, 2021 ABCA 24 [AC and JF] au para 21). La Cour ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond compte tenu de la complexité relative des décisions constitutionnelles, du caractère restreint et incomplet du dossier de preuve et des observations juridiques, ainsi que du peu de temps dont elle dispose pour établir si une injonction devrait être accordée. Aucune exigence précise ne doit être satisfaite afin de se conformer à ce seuil peu élevé; le juge doit simplement conclure que les questions soulevées ne sont « ni futile[s] ni vexatoire[s] » (RJR, aux pp 337–338; AC and JF, aux para 21–22, 24; Chefs de police autochtones de l’Ontario, au para 78; Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 [Letnes] au para 40). Il n’est besoin de soulever qu’une seule question sérieuse pour satisfaire au premier volet du critère (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26; Chefs de police autochtones de l’Ontario, au para 76).

[34] Dans le contexte de la Charte, la décision rendue concernant la demande d’injonction n’est pas garante d’un succès éventuel à la suite d’un examen complet sur le fond, puisque la Cour ne dispose pas d’un dossier exhaustif à partir duquel évaluer la demande. Plusieurs exemples illustrent que les décisions relatives à une demande d’injonction ne correspondent pas toujours à la décision définitive sur le fond. Par exemple, dans l’arrêt RJR, la CSC avait initialement refusé d’accorder un redressement interlocutoire avant de conclure, dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199, 1995 CanLII 64 (CSC), que certaines dispositions contestées contrevenaient à la liberté d’expression. En revanche, la SCS a accordé une injonction en vue de suspendre l’application de lois restreignant les dépenses des tiers au cours d’une élection dans l’arrêt Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57 [Harper], avant d’annuler cette injonction au motif que les limites imposées à la liberté d’expression étaient raisonnables (Harper c Canada (Procureur général), 2004 CSC 33).

[35] La CSC a aussi indiqué que, dans le contexte de la Charte, il est possible d’adopter une approche plus clémente sur le fond étant donné que toute justification au titre de l’article premier de la Charte peut être examinée ultérieurement aux termes du troisième volet du critère, à savoir l’évaluation de la prépondérance des inconvénients (RJR, aux pp 333–334; Roach, Constitutional Remedies, section 7:4, aux pp 7-10–7-12). En effet, « compte tenu du caractère complexe de la plupart des droits garantis par la Constitution, le tribunal saisi d’une requête aura rarement le temps de faire l’analyse approfondie requise du fond de la demande du requérant » (RJR, à la p 337). Une demande fondée sur la Charte qui est relativement faible peut tout de même soulever une question sérieuse qui n’est ni frivole ni vexatoire et qui satisfait donc au premier volet du critère (AC and JF, au para 30). Le fait qu’aucun manquement potentiel n’a été établi de façon concluante ne devrait pas éliminer l’accès à un redressement interlocutoire (Roach, Constitutional Remedies, section 7:4, aux pp 7-10–7-13).

[36] Bien que le critère relatif à la question sérieuse ne soit pas rigoureux, étant donné que les questions constitutionnelles sont complexes et qu’elle ne dispose pas d’un dossier de preuve complet ni du temps nécessaire afin d’examiner pleinement les questions, la Cour doit tout de même prendre en compte la jurisprudence susceptible de miner la demande fondée sur la Charte du demandeur. En revanche, la présomption de constitutionnalité d’une mesure gouvernementale contestée avec les droits garantis par la Charte n’est pas pertinente dans le contexte d’une demande d’injonction (Metropolitan Stores, à la p 122; AC and JF, aux paras 20, 35; Roach, Constitutional Remedies, section 7:7, aux pp 7-23, 7-24, 7-44; Robert J Sharpe & Kent Roach, The Charter of Rights and Freedoms, 7e éd (Toronto : Irwin Law, 2021) [Sharpe & Roach, The Charter of Rights and Freedoms] ch 18 à la p 508).

[37] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la seule question est celle de savoir si le refus d’accorder un redressement pourrait nuire à l’intérêt des demandeurs et leur causer tout préjudice qui ne saurait être compensé par des dommages-intérêts advenant qu’ils aient gain de cause sur le fond de l’affaire (RJR, aux pp 334, 341).

[38] La preuve relative au préjudice irréparable ne saurait reposer sur des conjectures ou de simples affirmations, et ne peut pas être inférée. En outre, si le préjudice est établi, celui-ci ne peut pas être compensé ou réparé par des dommages-intérêts (Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 30, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39266 (23 décembre 2020); Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 aux para 24–25; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux para 13–16; Haché c Canada, 2006 CAF 424 au para 11). C’est la nature du préjudice, et non son ampleur, qui importe. Il s’agit d’un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (Metropolitan Stores, à la p 128; RJR, aux pp 341, 348; Letnes, au para 49).

[39] Pour satisfaire au critère, les demandeurs doivent présenter une preuve solide qui permette à la Cour d’évaluer le préjudice irréparable allégué. Ils doivent produire « des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] au para 31).

[40] L’allégation des demandeurs selon laquelle leurs droits constitutionnels ont été bafoués n’a aucun effet sur cette exigence en matière de preuve (International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 aux para 23, 26). Cependant, dans les cas relevant de la Charte, même une perte financière quantifiable peut être considérée comme un préjudice irréparable compte tenu de la difficulté de recouvrer des dommages-intérêts au moment de la décision sur le fond (Metropolitan Stores, à la p 128; RJR, aux pp 341–342). Il peut s’avérer impossible de conclure si l’octroi de dommages-intérêts pourrait constituer une compensation adéquate pour une violation de la Charte et, si c’est le cas, d’évaluer le montant des dommages-intérêts nécessaires pour remédier à une atteinte aux valeurs intangibles protégées par la Charte. Par conséquent, le volet « préjudice irréparable » du critère est souvent peu rigoureux dans les affaires relevant de la Charte (Sharpe & Roach, The Charter of Rights and Freedoms, ch 18, à la p 508). M. Roach a émis la proposition suivante dans son ouvrage Constitutional Remedies (section 7:8, à la p 7–25) : [TRADUCTION] « [a]ux fins des réparations constitutionnelles, le préjudice irréparable devrait être lié non pas à la question de savoir s’il serait possible de le compenser par des dommages-intérêts en soi, mais plutôt à celle de savoir si un préjudice irréparable serait causé aux intérêts et objectifs de la Charte. » En effet, dans l’arrêt 143471 Canada Inc c Quebec (Procureur général), [1994] 2 RCS 339 aux pp 380, 382, 1994 CanLII 89 (CSC) [143471 Canada], le juge Corry, écrivant également au nom des juges Sopinka et Iacobucci (le juge en chef Lamer ayant concouru pour d’autres motifs sans aborder expressément la question), a affirmé que la perte du droit à la vie privée, en contravention de l’article 8 de la Charte, « constituerait elle-même un préjudice irréparable » (à la p 380).

[41] En outre, l’existence d’un préjudice irréparable a été établie dans le contexte de répercussions sur des communautés linguistiques en situation minoritaire (et leur culture), protégées aux termes de l’article 23 de la Charte (Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al c Procureur Général des Territoires du Nord Ouest, 2008 CSTNO 53 [Commission Scolaire Francophone]; Procureur général du Québec c Quebec English School Board Association, 2020 QCCA 1171), et dans celui du droit à la liberté de religion et à l’égalité garantis par l’alinéa 2a) et l’article 15 de la Charte en ce qui concerne l’obligation de retirer un vêtement religieux pour recevoir un service public (National Council of Canadian Muslims (NCCM) c Attorney General of Quebec, 2017 QCCS 5459; National Council of Canadian Muslims (NCCM) c Attorney General of Québec, 2018 QCCS 2766; Roach, Constitutional Remedies, section 7:8 aux pp 7-29, 7-30; mais voir aussi Hak c Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145, autorisation de pourvoi à la CSC rejetée, 39016 (9 avril 2020), qui se distingue de l’espèce au motif que la demande d’injonction avait été rejetée sur le fondement du volet du critère relatif à la prépondérance des inconvénients et du fait que l’application de l’article 33 de la Charte rendait inapplicable la question sérieuse à juger en lien avec la liberté de religion). Dans les demandes ne relevant pas de la Charte, le préjudice irréparable est établi lorsque le manquement allégué pose un risque pour la culture, les traditions et le mode de vie du demandeur ainsi que de sa communauté (Première Nation de Namgis c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2018 CF 334 [Namgis] aux para 93–94).

[42] Dans le contexte de la Charte, la CSC a indiqué qu’un demandeur est habituellement en mesure de satisfaire aux deux premiers volets du critère ainsi que d’établir que sa demande fondée sur la Charte n’est ni frivole ni vexatoire et que le préjudice irréparable découle d’une violation de la Charte. La demande d’injonction échoue souvent à satisfaire au troisième volet du critère, puisque l’intérêt public est alors mis en balance avec la demande du demandeur, et appuie le maintien de l’application de la mesure gouvernementale. Toutefois, le demandeur peut également être en mesure de démontrer que l’injonction servira aussi l’intérêt public ou, à tout le moins, qu’elle ne créera pas un préjudice ou ne contribuera pas à en créer un (Roach, Constitutional Remedies, section 7:2, aux pp 7-7, 7-8, se fondant sur les arrêts RJR et 143471 Canada).

[43] Dans le cadre du troisième volet du critère, la Cour doit déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse l’injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR, à la p 342). À cette étape, il y a de nombreux facteurs à examiner dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients et ceux-ci varient d’un cas à l’autre (RJR, aux pp 342, 349).

[44] L’intérêt public est un facteur important à prendre en considération à l’étape de la prépondérance des inconvénients, et il « comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables » (RJR, à la p 344; AC and JF, au para 23). Lorsqu’un organisme public est en cause, il est présumé que l’organisme public ainsi que le cadre règlementaire existant représentent l’intérêt public, et que le fardeau d’établir que la prépondérance des probabilités milite contre l’intérêt public incombe aux parties privées (RJR, à la p 344; Chefs de police autochtones de l’Ontario, aux para 145-146; Roach, Constitutional Remedies, section 7:12, à la p 7-42).

[45] Dans les affaires relevant de la Charte, l’évaluation des risques concurrents entre les droits des demandeurs garantis par la Charte et l’intérêt du gouvernement peut être effectuée selon le critère de la prépondérance des inconvénients. L’évaluation globale du critère à trois volets peut permettre à la Cour, lorsqu’elle se penche sur le troisième volet, d’examiner les questions de proportionnalité entre les intérêts concurrents dans le contexte qui leur est propre lorsqu’il s’agit de déterminer si l’octroi d’une injonction est « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google, au para 25).

[46] De façon générale, le demandeur ne se sera pas acquitté de son fardeau lorsqu’il existe des raisons de penser que l’action entreprise par l’organisme chargé de favoriser ou de protéger l’intérêt public relève de cette responsabilité (Letnes, au para 83; Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 aux paras 112, 117). Dans la majorité des cas, la Cour devrait présumer qu’une injonction visant à restreindre les actions de l’organisme public causera un préjudice irréparable à l’intérêt public. Une mesure législative adoptée validement est présumée servir l’intérêt public ainsi qu’un objectif légitime (Harper, au para 9; Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 [Ahousaht] aux para 126–128).

[47] Comme je l’ai déjà affirmé, la demande d’injonction échoue souvent au troisième volet du critère, puisque l’intérêt public appuie le maintien de l’application de la mesure gouvernementale. Cependant, le demandeur peut réussir à démontrer que la réparation sollicitée servira également l’intérêt public ou ne lui portera pas préjudice (Roach, Constitutional Remedies, section 7:2, aux pp 7-7, 7-8, se fondant sur les arrêts RJR et 143471 Canada; voir aussi Roach, Constitutional Remedies, section 7:12, aux pp 7-46, 7-58.1–7-59). En outre, l’intérêt public englobe les intérêts de la société en général, mais également ceux des personnes et des communautés minoritaires (voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 aux para 79–82, 1998 CanLII 793 (CSC)).

[48] En fin de compte, la Cour doit évaluer les préjudices respectifs associés à l’octroi d’une injonction ou au refus d’en octroyer une, et il lui est loisible d’appliquer, dans la mesure du possible, la proportionnalité en tant que principe réparateur et d’autoriser la réparation la moins drastique possible qui protège le demandeur contre un préjudice irréparable tout en préservant autant que possible l’intérêt public.

B. Les arguments du défendeur selon lesquels la requête des demandeurs vise à obtenir une injonction mandatoire et que le redressement demandé n’a aucune utilité pratique

[49] Le défendeur soutient que les demandeurs sollicitent une injonction mandatoire et doivent donc établir qu’il y a plus qu’une question sérieuse à juger. Conformément aux paragraphes 13 à 15 de l’arrêt Société Radio-Canada, la partie sollicitant une injonction mandatoire doit établir une « forte apparence de droit ». Une injonction mandatoire est une injonction qui requiert une action de la part du défendeur, par opposition à une injonction qui lui interdit simplement d’entreprendre une action.

[50] Le défendeur soutient que les ordonnances sollicitées par les demandeurs sont assimilables à une injonction mandatoire, puisqu’elles obligeraient l’ACIA à adopter des mesures concrètes. Il est d’avis que l’injonction contraindrait l’ACIA à modifier les lignes directrices, à en publier une nouvelle version et à supprimer les trois indicateurs d’inconscience. L’ACIA devrait former ses inspecteurs en ce qui concerne les changements apportés aux lignes directrices et communiquer avec les titulaires de licence concernés pour les mettre au courant des modifications apportées.

[51] Le défendeur a aussi fait valoir que l’injonction ne devrait pas être accordée, puisque l’ultime réparation sollicitée par les demandeurs n’a aucune utilité pratique et ne saurait être octroyée par la Cour. Il s’est fondé sur les paragraphes 70, 71 et 85 de l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, pour faire valoir que, comme les lignes directrices ne sont pas contraignantes, une déclaration d’inconstitutionnalité n’aurait aucune valeur étant donné que la source de l’inconstitutionnalité doit résider dans une disposition législative et non pas dans un manuel ou un guide non contraignants.

[52] En outre, le défendeur est d’avis qu’une déclaration n’aurait aucun effet étant donné qu’elle ne règlera pas un « litige actuel entre les parties » (en se fondant sur les arrêts Shot Both Sides c Canada, 2024 CSC 12 aux para 67–69; Ewert c Canada, 2018 CSC 30 au para 81; Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12 au para 11), puisque les abattoirs dont la production est à l’arrêt ne se sont pas engagés à reprendre, poursuivre ou accroître leur production de bœuf ou de veau cachers si l’injonction était accordée.

[53] Je ne suis pas d’accord.

[54] D’abord, à mon avis, l’ACIA ne serait pas tenue d’adopter des [traduction] « mesures obligatoires » aux termes de la réparation sollicitée en l’espèce. Cette réparation vise plutôt à empêcher l’ACIA d’appliquer les lignes directrices de façon stricte en faisant en sorte qu’elles ne soient plus contraignantes et ne s’appliquent plus à l’abattage rituel, ainsi qu’à rétablir la situation telle qu’elle était avant juin 2023, il y a seulement 13 mois. Dans les faits, les demandeurs cherchent à préserver le statu quo qui était en vigueur avant 2019, date où les lignes directrices ont été rédigées, ainsi que le contexte réglementaire en place avant juin 2023, alors que l’ACIA n’appliquait toujours pas les lignes directrices de façon stricte. Leur objectif est donc d’empêcher le défendeur d’entreprendre une action, à savoir d’exiger des titulaires de licence qu’ils respectent rigoureusement les lignes directrices.

[55] Ensuite, comme les lignes directrices sont réputées non contraignantes et que les titulaires de licence sont libres de choisir d’autres méthodes efficaces, l’ACIA ne serait pas tenue de les modifier et d’en publier une nouvelle version ni de former ses inspecteurs, puisque les titulaires de licence sont déjà autorisés à utiliser d’autres méthodes qui ne relèvent pas nécessairement de l’expertise existante des inspecteurs. La preuve sur laquelle le défendeur s’est fondé pour faire valoir que l’ACIA devrait prendre des mesures concrètes n’est pas non plus convaincante. Les paragraphes 77 à 81 de l’affidavit de L‑P Vaillancourt (dossier du défendeur, aux pp 17-18) mentionnent simplement que, conformément à son mandat normal, l’ACIA communique activement avec les titulaires de licence dans le but de promouvoir les pratiques exemplaires et le respect des exigences réglementaires. L’injonction sollicitée en l’espèce n’aurait aucun effet [traduction] « obligatoire » précis, si ce n’est que l’ACIA continuerait simplement à visiter des abattoirs, à communiquer le mandat qui lui est conféré au titre du RSAC, et à s’acquitter de celui-ci. Aucune preuve n’a été présentée concernant la nécessité de publier une nouvelle version des lignes directrices ou la nature de la « formation » que devraient suivre les inspecteurs si ces dernières étaient suspendues. En effet, les inspecteurs de l’ACIA ont appliqué l’article 143 du RSAC pendant de nombreuses années dans le contexte de l’abattage cacher et il n’existe aucune preuve substantielle de manquements systémiques dans la suspension d’animaux pour alimentation humaine (y compris dans l’affidavit de L‑P Vaillancourt, pièce LPV-7, dossier du défendeur, à la p 325, qui fait bien état de certains manquements en lien avec les évaluations de la sensibilité qui, à l’exception de l’établissement C, n’étaient pas liés à la suspension d’animaux pour alimentation humaine en état de conscience, en contravention de l’article 143 du RSAC).

[56] Dans sa plaidoirie, le défendeur a fait valoir que l’injonction sollicitée en l’espèce serait de nature mandatoire, puisque l’ACIA devrait informer ses inspecteurs et les titulaires de licence de la suspension des lignes directrices. À mon avis, bien que cet élément puisse représenter un [traduction] « aspect obligatoire » de l’ordonnance sollicitée par les demandeurs, celui-ci est accessoire à l’ordonnance et n’est pas suffisamment important pour exiger des demandeurs qu’ils établissent une « forte apparence de droit » (West Moberly First Nations v British Columbia, 2018 BCSC 1835 aux para 226, 231–235).

[57] Finalement, une injonction ne devient pas automatiquement « mandatoire » simplement parce qu’elle exige du demandeur qu’il entreprenne une action plutôt que d’interdire une action. Dans certains cas, l’injonction vise à maintenir le statu quo, ce qui requiert la poursuite d’une pratique existante. Par exemple, dans l’arrêt AC and JF, les parties demanderesses ont sollicité une injonction visant à empêcher que des changements soient apportés au programme d’aide financière et de soutien de l’Alberta, lesquels faisaient passer l’âge d’admissibilité au soutien financier de 24 ans à 22 ans. Les demanderesses ont fait valoir que la réduction de l’aide financière accessible portait atteinte à leurs droits garantis par les articles 7 et 12 de la Charte, et ont sollicité une injonction contraignant le gouvernement à maintenir les pratiques antérieures afin de préserver le statu quo. La Cour d’appel de l’Aberta (bien qu’elle ait finalement refusé d’octroyer l’injonction), a appliqué le critère de la « question sérieuse à juger » énoncé dans l’arrêt RJR (le seuil peu élevé), et non celui de la « forte apparence de droit » applicable aux injonctions mandatoires, même si l’ordonnance obligeait l’Alberta à prendre des mesures concrètes et à maintenir l’aide financière qui existait auparavant (ainsi, elle a préservé le statu quo en vigueur avant l’adoption des changements dans le programme) (AC and JF, aux para 19–26, 30).

[58] Il importe également de mentionner que, dans l’arrêt AC and JF, la Cour d’appel de l’Alberta a aussi exprimé l’avis selon lequel la CSC, dans l’arrêt Société Radio canada, avait appliqué le seuil plus élevé de la « forte apparence de droit » relativement à une injonction mandatoire dans un contexte ne relevant pas de la Charte. Elle a aussi remis en cause l’application de ce seuil dans le contexte d’une demande d’injonction présentée en vertu de la Charte indépendamment de la question de savoir si le redressement sollicité était une injonction mandatoire (AC and JF, aux para 24–30; voir aussi Roach, Constitutional Remedies, section 7:4, aux pages 7-13 à 7-16, où l’auteur est également d’avis que le critère relatif aux injonctions mandatoires énoncé dans l’arrêt Société Radio-Canada ne devrait pas s’appliquer dans le contexte de la Charte).

[59] En l’espèce, je n’ai pas à me prononcer sur la question, puisque je conclus que la réparation demandée n’équivaut pas à une « injonction mandatoire » et que toute mesure « obligatoire » que l’ACIA devrait prendre est accessoire à la réparation et requiert simplement qu’elle continue à mettre en œuvre son mandat.

[60] En tout état de cause, l’injonction sollicitée en l’espèce vise à maintenir le statu quo antérieur à juin 2023, c’est-à-dire avant que l’ACIA ne commence à délivrer des mesures de non-conformité relatives au défaut d’appliquer les trois indicateurs d’inconscience, et qu’elle exerce plutôt son mandat habituel, qui consiste à appliquer le RSAC ainsi qu’à communiquer et promouvoir les pratiques exemplaires. L’injonction sollicitée vise donc à empêcher l’ACIA d’appliquer les lignes directrices, ce qu’elle a seulement commencé à faire en juin 2023 même si celles-ci existaient avant cette date.

[61] Dans la mesure où l’injonction et le statu quo contraignent l’ACIA à maintenir ses pratiques antérieures en ce qui concerne l’application de l’article 143 du RSAC, une telle obligation ne constitue pas une « injonction mandatoire » au sens de l’arrêt Société Radio-Canada ou de la jurisprudence, qui exigerait, par exemple, que le gouvernement engage des dépenses supplémentaires pour installer des salles de classe portatives dans une école minoritaire afin d’empêcher que la communauté minoritaire subisse un préjudice irréparable (Commission scolaire francophone).

[62] Ensuite, en ce qui concerne l’argument du défendeur selon lequel toute déclaration en l’espèce n’aurait aucune utilité pratique, je suis convaincu qu’il existe une preuve suffisante selon laquelle les titulaires de licence considèrent effectivement les lignes directrices comme contraignantes et qu’ils seraient prêts à reprendre la production de viande cachère s’ils étaient informés que l’ACIA n’imposait plus un recours strict aux trois indicateurs d’inconscience. La Cour est donc en mesure d’accorder une réparation, par l’entremise d’une déclaration, relativement au caractère contraignant des lignes directrices ainsi qu’à la validité de leur utilisation en tant qu’exigence réglementaire par l’ACIA.

[63] Contrairement à ce qu’avance le défendeur, les lignes directrices, bien qu’elles ne soient pas [traduction] « contraignantes » dans le sens où elles ne sont pas incorporées par renvoi à un règlement, sont clairement contraignantes d’un point de vue pratique et pragmatique. Elles sont destinées aux titulaires de licence et aux inspecteurs de l’ACIA, et prévoient que le recours aux trois indicateurs d’inconscience est nécessaire lorsqu’il s’agit d’établir qu’un animal pour alimentation humaine est inconscient avant sa suspension (voir les lignes directrices, affidavit du Dr Appelt, pièce MA-8, dossier du défendeur, à la p 2426). De plus, une précision apportée aux lignes directrices indique que, [traduction] « dans certaines situations », un seul des trois indicateurs peut suffire, ce qui indique encore une fois aux inspecteurs qu’il est toujours nécessaire qu’au moins un des trois indicateurs soit respecté (affidavit du Dr Appelt, pièce MA-21, dossier du défendeur, à la p 2941). Finalement, le contre-interrogatoire de L‑P Vaillancourt établit que le défaut d’utiliser au moins un des trois indicateurs peut donner lieu à un avis de non-conformité et éventuellement à la suspension de la licence (contre-interrogatoire de L‑P Vaillancourt, dossier du défendeur, aux pp 3841–3842, 3845–3846, 3853, 3897–3898). Les titulaires de licence sont donc tenus d’appliquer au moins un des trois indicateurs d’inconscience, et les inspecteurs de l’ACIA doivent en contraindre l’utilisation. Si, dans sa plaidoirie, le défendeur a soutenu que les lignes directrices n’étaient pas contraignantes et que l’ACIA ne faisait pas valoir qu’elles l’étaient, la preuve dont la Cour est saisie démontre le contraire et indique que les inspecteurs imposent effectivement l’utilisation des trois indicateurs d’inconscience, et que le défaut de le faire peut entraîner des mesures correctives et de conformité.

[64] En définitive, la seule exigence règlementaire qui est valide et adoptée prévoit que les animaux pour consommation humaine doivent être inconscients avant d’être suspendus, conformément à l’article 143 du RSAC, et aucune exigence législative ne prescrit l’utilisation d’un indicateur d’inconscience en particulier, ou d’une combinaison d’indicateurs, afin de prouver qu’un animal pour consommation humaine est inconscient avant sa suspension. Les lignes directrices pourraient continuer d’être citées par les titulaires de licence comme un moyen de remplir l’exigence de l’ACIA voulant que les animaux pour consommation humaine soient inconscients avec d’être suspendus, mais les demandeurs sollicitent une injonction empêchant l’ACIA d’exiger le recours aux trois indicateurs d’inconscience, et de le faire appliquer.

[65] À mon avis, une telle requête n’équivaut pas à une « injonction mandatoire », mais vise plutôt à interdire à l’ACIA d’imposer l’utilisation des trois indicateurs d’inconscience en tant qu’exigence règlementaire dont le non-respect peut entraîner des mesures de non-conformité et des mesures correctives pouvant aller jusqu’à la suspension de la licence. En outre, une telle réparation ne serait d’aucune utilité pratique à la lumière de la preuve présentée en l’espèce.

C. Les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau relatif à l’obtention d’une injonction

1) L’existence d’une question sérieuse

[66] Les demandeurs font valoir qu’il y a trois questions sérieuses à trancher :

  • a)Les lignes directrices empiètent-elles de façon injustifiée sur le droit des demandeurs à la liberté de religion garanti par l’alinéa 2a) de la Charte?

  • b)Les lignes directrices et les exigences qu’elles renferment sont-elles discriminatoires au titre de l’article 15 de la Charte?

  • c)Les lignes directrices, qui prescrivent l’application des trois indicateurs d’inconscience afin de garantir que l’animal est inconscient avant d’être suspendu, sont-elles raisonnables dans le contexte de la shehita compte tenu du fait que ces indicateurs vont plus loin que les exigences énoncées aux articles 143 et 144 du RSAC?

[67] Les demandeurs soutiennent que les lignes directrices constituent une rupture importante par rapport aux pratiques antérieures et sont indûment restrictives, puisqu’elles exigent essentiellement que l’animal soit en état de mort cérébrale avant d’être suspendu, alors que l’article 143 du RSAC requiert qu’il soit seulement inconscient; la mort de l’animal est uniquement requise dans le cas de procédures d’habillage invasives telles que l’enlèvement de la peau et des pattes. Les lignes directrices prescrivent donc une application déraisonnable du principe de précaution qui ne contribue pas au bien-être des animaux d’une manière mesurable (comme l’exigent les articles 141 à 144 du RSAC) tout en ralentissant la chaîne d’abattage cacher au point où certains titulaires de licence préfèrent cesser la production. Par conséquent, les lignes directrices restreignent l’accès à la viande cachère et empêchent les Juifs canadiens de se conformer aux exigences de leur religion.

[68] Les lignes directrices sont aussi discriminatoires, car elles associent injustement la pratique religieuse de la shehita à la douleur animale et imposent une difficulté qui ne s’applique pas à la production de viande non cachère. Elles imposent donc aux Juifs un fardeau, ou leur nient un avantage, d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. Par conséquent, leurs droits à la liberté de religion et à l’égalité consacrés par la Charte sont restreints de manière injustifiée.

[69] Afin de démontrer qu’il y a atteinte au droit à la liberté de religion, le demandeur doit établir : a) qu’il croit sincèrement à une pratique ou à une croyance ayant un lien avec la religion; b) que la conduite qu’il reproche à l’État nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance (Ktunaxa Nation c Colombie‑Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54 au para 68; Syndicat Northcrest c Amselem, 2004 CSC 47 [Amselem] aux para 41, 44, 53, 75–77).

[70] Les demandeurs font valoir que l’alinéa 2a) de la Charte protège « tant les aspects individuels que les aspects collectifs des convictions religieuses », et qu’il concerne les « croyances religieuses, mais aussi [les] rapports religieux. Ils soutiennent aussi que la liberté de religion doit « tenir compte du fait que les convictions religieuses sont bien ancrées dans la société et qu’il existe des liens solides entre ces croyances et leur manifestation par le truchement d’institutions et de traditions collectives » (École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola] aux para 59-60).

[71] Les demandeurs font d’abord valoir que la consommation de viande cachère à l’occasion de célébrations occupe une place spéciale dans la pratique du judaïsme. Ensuite, ils soutiennent que l’incidence des lignes directrices sur cette pratique est considérable, puisque l’offre de viande cachère a diminué de 55 % pour le bœuf et de 90 % pour le veau. Selon les demandeurs, le fait d’empêcher les Juifs d’avoir accès à des aliments conformes aux exigences de leur religion constitue certainement « une atteinte grave » à leur liberté de religion (Loyola, aux para 60–62, 67).

[72] En ce qui concerne les shohetim et les bodkim, ils sont privés de leur capacité à pratiquer leur religion et leur profession, puisqu’ils ne sont plus en mesure d’exercer leurs fonctions de chefs religieux au sein de la communauté. Les shohetim et les bodkim constituent une ressource précieuse pour la communauté juive canadienne et la perte de leur expertise portera atteinte à la culture de cette communauté et au volet collectif de ses croyances religieuses. Par conséquent, il s’agit d’une atteinte grave d’un point de vue individuel et collectif.

[73] En ce qui concerne l’article 15 de la Charte, le demandeur qui souhaite établir l’existence d’une atteinte au droit à l’égalité doit démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée : a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (R c Sharma, 2022 CSC 39 aux para 28–31).

[74] Les demandeurs soutiennent que les lignes directrices établissent une distinction fondée sur la religion qui constitue un motif de distinction illicite. Ils affirment que les lignes directrices provoquent des perturbations directes qui menacent l’abattage cacher en imposant des exigences distinctes pour la shehita et donc un fardeau qui n’est pas requis dans le cas de l’abattage conventionnel. En ce qui concerne le second volet du critère applicable pour évaluer une demande fondée sur l’article 15, les demandeurs font valoir que les lignes directrices ont eu pour effet d’exacerber les stéréotypes et les préjugés visant les Juifs, puisqu’elles renforcent la notion selon laquelle la shehita est cruelle.

[75] Finalement, les demandeurs soutiennent que les lignes directrices ainsi que les articles 143 et 144 du RSAC sont ultra vires ou déraisonnables, puisqu’aucune donnée scientifique n’appuie l’allégation selon laquelle l’exigence énoncée dans les lignes directrices voulant que le recours aux trois indicateurs d’inconscience soit requis afin de garantir que l’animal pour alimentation humaine est inconscient de sorte à confirmer qu’il est abattu sans cruauté.

[76] Le défendeur réplique que les articles 143 et 144 du RSAC relèvent clairement de l’alinéa 51(1)h) de la LSAC et qu’ils sont présumés valides (Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 au para 54). Au sujet de leur caractère raisonnable, le défendeur soutient que les trois indicateurs d’inconscience possèdent cet attribut, puisqu’ils ont été sélectionnés à la suite d’un examen rigoureux de la littérature scientifique relative aux indicateurs d’insensibilité chez les bovins dans le contexte de l’abattage rituel, qu’ils ne sont pas contraignants, que l’utilisation d’un seul ou de deux indicateurs peut suffire, et que les titulaires de permis sont libres de choisir d’autres méthodes efficaces en plus de celles proposées par l’ACIA (voir l’affidavit du Dr Appelt, aux para 17, 74, 123-124, dossier du défendeur, aux pp 2197, 2198, 2210, 2222-2223, 2235-2242, 2940-2943).

[77] En ce qui concerne la question de la liberté de religion, le défendeur fait valoir que les trois indicateurs d’inconscience ne portent pas indûment atteinte à la liberté de religion des demandeurs. Il soutient que la deuxième partie du critère applicable pour évaluer une demande fondée sur l’article 15 requiert une preuve objective quant à l’atteinte subie par les demandeurs du fait de l’action du gouvernement. Les demandeurs doivent établir que leurs croyances ou comportements d’ordre religieux « pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés » par les règles, événements ou actions qui portent atteinte à l’exercice de la liberté. Une preuve relative à un « fardeau ou un coût imposé par l’État » ne suffit pas; il doit exister une preuve selon laquelle un tel fardeau est susceptible de porter atteinte à une croyance ou pratique religieuse (Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 [Hutterian Brethren] au para 32). En outre, la liberté de religion ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse (Hutterian Brethren, au para 95). L’action législative ou administrative peut causer des inconvénients au fidèle sur le plan financier ou sur les plans de la tradition ou de la commodité, mais il se peut néanmoins que, malgré ces inconvénients, le fidèle conserve la possibilité réelle de faire un choix relativement à la pratique en cause (Hutterian Brethren, aux para 88, 94).

[78] Le défendeur fait valoir que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait d’établir l’existence d’une atteinte plus que négligeable à leurs croyances et pratiques religieuses. Bien que certains témoins des demandeurs ont affirmé que la consommation de viande cachère est essentielle à la foi juive, notamment à l’occasion des repas du sabbat et de fêtes importantes, ils n’ont pas établi une croyance sincère selon laquelle ils sont tenus de consommer une quantité précise de bœuf ou de veau pour des motifs religieux. En tout état de cause, le défendeur soutient que la preuve démontre que la viande cachère de bœuf ou de veau est accessible au Canada.

[79] Le défendeur soutient aussi que les demandeurs n’ont pas non plus établi que le fait de consommer de la viande cachère de bœuf et de veau produite au Canada revêt une quelconque signification religieuse à leurs yeux. Si certains témoins affirment que l’accès à une [traduction] « source fiable » de viande cachère fait partie intégrante de la foi juive, ces sources ne semblent pas limitées à la viande cachère canadienne. La preuve montre que des rabbins voyagent depuis le Canada vers d’autres pays afin de superviser la production de viande cachère destinée à être importée au Canada par certains des demandeurs. En outre, Mehadrin importe du bœuf cacher du Mexique et de l’Argentine depuis plusieurs années, lequel est acheté sur le marché canadien. Bien que certains témoins cités par les demandeurs affirment qu’ils préfèrent la viande cachère issue de bœufs élevés au Canada, il s’agit d’une préférence des consommateurs plutôt que d’une croyance ancrée dans la religion. En outre, la demanderesse Mehadrin a choisi d’exporter entre 30 % et 40 % de sa production de viande cachère canadienne vers les États-Unis, alors qu’elle aurait pu décider de la vendre sur le marché canadien. S’il existe des éléments de preuve concernant la diminution de l’offre de viande bovine produite au Canada et l’augmentation des prix, le défendeur soutient qu’il n’existe aucune preuve selon laquelle les trois abattoirs qui continuent actuellement de produire de la viande cachère ont l’intention de mettre fin à leur production ou de la réduire.

[80] En ce qui concerne le rabbin Banon, le défendeur soutient que rien n’indique que son emploi rémunéré à titre de shochet et de bodek – spécialisé dans l’abattage de bovins et non d’autres animaux – fait partie de ses croyances religieuses. En outre, l’alinéa 2a) de la Charte ne garantit pas la capacité de gagner sa vie ou le droit d’exercer un emploi en particulier (Christian Medical and Dental Society of Canada c Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, 2019 ONCA 393 aux para 186–187; Kisilowsky v Manitoba, 2018 MBCA 10 aux para 88–92; voir aussi Mussani v College of Physicians and Surgeons of Ontario, 2004 CanLII 48653 aux para 39–43 (ONCA)). De toute manière, rien ne prouve que le rabbin Banon n’est plus en mesure d’exercer la shehita, ou que la pratique de la shehita ou les professions de shochet et de bodek sont menacées au Canada.

[81] En ce qui concerne l’argument selon lequel les lignes directrices sont discriminatoires au sens de l’article 15 de la Charte, le défendeur fait valoir que seul le rabbin Banon a qualité pour intenter un recours fondé sur l’article 15 de la Charte, et non des sociétés telles que les autres demandeurs (Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10 au para 73). Selon le défendeur, le rabbin Banon n’a pas démontré qu’il est touché de façon disproportionnée par les lignes directrices en tant que personne de confession juive par rapport aux autres personnes, et que celles-ci ne soumettent pas les Juifs canadiens à un traitement différentiel fondé sur la religion. Au contraire, toutes les méthodes d’abattage sont assujetties aux mêmes normes en ce qui concerne le bien-être animal, c’est-à-dire que l’animal pour consommation humaine doit être inconscient avant d’être suspendu. Dans la mesure où le choix des indicateurs ainsi que leur application par les titulaires de licence pourraient ralentir la cadence des activités dans la chaîne d’abattage cacher, ces répercussions potentielles reposent sur la physiologie animale et non sur la religion. Le rabbin Banon n’a donc pas établi qu’il a subi un préjudice en raison du traitement différentiel, puisque la shehita demeure autorisée au Canada, qu’elle y est actuellement pratiquée conformément au RSAC, et que rien ne prouve que les abattoirs ne sont pas en mesure de se conformer aux lignes directrices.

[82] À mon avis, les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau et ont établi l’existence de questions sérieuses qui ne sont ni futiles ni vexatoires.

[83] Il importe de souligner que, dans le cas d’une injonction, la Cour ne doit pas tirer de conclusions de fait, mais plutôt évaluer s’il existe une question sérieuse, c’est-à-dire que la question n’est ni futile ni vexatoire. Aucune exigence précise ne doit ainsi être remplie en ce qui concerne le premier volet du critère.

[84] La question de l’incidence des lignes directrices sur la liberté de religion et le droit à l’égalité des demandeurs est clairement sérieuse.

[85] Premièrement, en ce qui concerne la pratique du judaïsme, les auteurs des affidavits déposés par les demandeurs soutiennent que le fait de manger de la viande cachère s’inscrit dans leurs pratiques et croyances sincères de la religion juive, et qu’une diminution de l’accès à la viande de l’ordre de 90 % pour le veau et de 55 % pour le bœuf constitue une atteinte plus que négligeable à leur croyance sincère. Il s’agit là de questions sérieuses qui ne sont ni frivoles ni vexatoires, et la preuve présentée dans la présente requête est suffisante pour atteindre ce seuil. Si, comme le fait valoir le défendeur, la demanderesse Mehadrin exporte du bœuf et du veau canadiens (et importe du bœuf cacher au Canada), la preuve fait état d’un contexte expliquant pourquoi une portion du bœuf cacher est exportée. Il s’agit d’une explication qui pourrait être acceptée à titre de justification par le juge des faits.

[86] Dans son affidavit, le rabbin Banon explique qu’il croit sincèrement qu’à titre de shohet et de bodek, il est un chef religieux, et que chaque fois qu’il effectue la shehita, il ne se contente pas d’exercer une profession, mais qu’il pratique sa religion, notamment en jouant un rôle déterminant pour le bien-être de la communauté juive à Montréal et au Canada, et ce, en veillant à ce que les juifs canadiens puissent consommer de la viande produite conformément aux lois de la cacherout. Au cours des plaidoiries, le défendeur a reconnu que l’exercice de la shehita par le rabbin Banon à titre de shohet constituait une pratique religieuse. En ce qui concerne les répercussions des lignes directrices, le rabbin Banon a déclaré que sa charge de travail avait été réduite de plus de 50 %, de sorte qu’il ne peut plus pratiquer sa religion et remplir son rôle au sein de la communauté dans la même mesure qu’auparavant, et qu’il pourrait perdre ses licences pour cette raison (voir l’affidavit du rabbin Banon, aux para 6, 22, 35, 38, 59-62, 66-67, et le dossier du demandeur, aux pp 35, 37, 39, 43). Compte tenu de la preuve présentée, ces questions satisfont également au seuil relatif aux questions sérieuses qui ne sont ni frivoles ni vexatoires.

[87] Si le défendeur soutient que l’alinéa 2a) de la Charte ne garantit pas la capacité de gagner sa vie et que la liberté de religion ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse (Hutterian Brethren, au para 95), la CSC a conclu, dans l’arrêt R c Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 RCS 713, 1986 CanLII 12 (CSC), qu’une entrave indirecte ou involontaire relève de la portée de l’alinéa 2a) de la Charte (à la p 759); et que les entraves causant un désavantage et rendant la mise en pratique d’une croyance religieuse plus onéreuse (ou mettant les détaillants en situation de désavantage concurrentiel) peuvent empiéter sur la liberté de religion (aux pp 763–767).

[88] Par conséquent, les demandeurs ont établi l’existence de questions sérieuses concernant la question de savoir si les répercussions des lignes directrices ainsi que leur application par l’ACIA restreignent leurs croyances sincères et celles de la communauté juive dans une pratique ou une croyance ayant un lien avec la religion, et si ces limites sont plus que négligeables. Je suis convaincu que, en ce qui concerne le seuil peu élevé applicable au premier volet du critère, les demandeurs ont démontré que la question d’une atteinte à leurs droits à la liberté n’est ni frivole ni vexatoire.

[89] Après avoir appliqué ce seuil peu élevé, je suis également convaincu que les demandeurs ont établi l’existence d’une question sérieuse en ce qui concerne leur droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte. La question de savoir si les lignes directrices créent, à première vue ou de par leur effet, une distinction fondée sur un motif énuméré (la religion), et si elles imposent un fardeau ou nient un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage, n’est ni frivole ni vexatoire. Bien que certains demandeurs n’ont peut-être pas la qualité pour intenter un recours fondé sur l’article 15 de la Charte, le rabbin Banon a cette qualité, tel que cela a été admis, et ce recours en ce qui concerne le droit à l’égalité est suffisant pour satisfaire au premier volet du critère relatif à l’obtention d’une injonction.

[90] De la même façon, l’argument des demandeurs au sujet du caractère raisonnable ou de la validité des lignes directrices soulève également une question sérieuse. Bien que les lignes directrices ne soient peut-être pas contraignantes, la preuve montre que les titulaires de licence sont tenus d’appliquer au moins un des trois indicateurs d’inconscience, et que ces indicateurs, s’ils démontrent certainement que l’animal pour alimentation humaine est inconscient, s’avèrent possiblement trop stricts lorsqu’il s’agit d’évaluer si ce dernier est inconscient avant d’être suspendu, comme l’exige le paragraphe 143 du RSAC. Pour ce motif, il est possible de soutenir que les lignes directrices imposent un seuil plus élevé que celui qui est requis au titre de l’article 143 du RSAC, et qu’il est déraisonnable d’imposer les trois indicateurs d’inconscience pour ce motif. À tout le moins, cet argument n’est ni frivole ni vexatoire compte tenu de la preuve présentée par les demandeurs.

2) L’existence d’un préjudice irréparable

[91] Les demandeurs font valoir que la production de viande cachère a considérablement diminué à cause de la mise en œuvre des lignes directrices, puisque seuls trois abattoirs continuent à produire de la viande cachère (en se fondant sur l’affidavit de H. Herzog, dossier des demandeurs, à la p 64, qui établit que les prix ont augmenté, que la viande importée n’est pas d’aussi bonne qualité, et qu’elle est préoccupée par la manière dont les animaux sont élevés et surveillés à l’étranger). La réglementation restreint également le droit du rabbin Banon à exercer ses devoirs religieux et constitue une menace existentielle pour les shohetim et les bodkim, laquelle pourrait entraîner la perte d’une expertise rare et précieuse pour la communauté juive.

[92] Le défendeur soutient qu’aucun préjudice irréparable n’a été établi, que les demandeurs n’ont pas présenté de preuve concrète à l’appui de leurs allégations et que ces allégations sont fondées sur des hypothèses et des conjectures. Le défendeur soutient : a) que la preuve démontre que trois titulaires de licence continuent de produire de la viande cachère et que rien ne prouve qu’ils mettront fin à leur production; b) qu’il n’y a aucune preuve selon laquelle d’autres producteurs reprendraient éventuellement la production advenant que les lignes directrices soient abrogées; c) que l’accès à la viande cachère, qu’elle soit importée ou produite au Canada, est assuré actuellement; d) que la demanderesse Mehadrin a pris la décision d’exporter entre 30 % et 40 % de sa viande produite au Canada vers les États-Unis et qu’elle serait en mesure de la rendre accessible au Canada à la place.

[93] Par conséquent, le défendeur conclut que la décision de la demanderesse Mehadrin d’exporter de la viande aux États-Unis a eu des répercussions sur la communauté juive canadienne, mais que cela ne saurait constituer un préjudice irréparable, puisqu’elle en est elle-même la cause (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24; Glooscap, au para 39; Wasylynuk, aux para 152–155, 162; Arctic Cat Inc c Bombardier Recreational Products Inc, 2020 CAF 116 au para 33). En outre, de la viande cachère approuvée pour être consommée comme telle par l’un des demandeurs est importée et accessible au Canada; et le refus de la communauté de consommer cette viande ne constitue pas une atteinte à la liberté de religion, mais plutôt un choix de consommation personnel. Finalement, le défendeur fait valoir que les lignes directrices ne menacent pas l’abattage cacher ou les shohetim ou les bodkim, puisque la shehita ne se limite pas à la production de bœuf et de veau (elle s’applique aussi à la volaille et à l’agneau), et que Mehadrin emploie des shohetim et des bodkim chargés de superviser l’abattage cacher au Mexique et en Argentine. Une réduction des heures travaillées ne constitue pas à elle seule un préjudice irréparable, puisqu’elle peut être compensée par des dommages-intérêts (Wasylynuk, au para 188).

[94] Comme je l’ai déjà affirmé, en ce qui concerne le volet « préjudice irréparable » du critère, la question est de savoir s’il existe des « éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Glooscap, au para 31). Un préjudice irréparable est un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (Metropolitan Stores, à la p 128; RJR, aux pp 341, 348; Letnes, au para 49).

[95] Cependant, dans le contexte de la Charte, même une perte financière quantifiable peut être considérée comme un préjudice irréparable compte tenu de la difficulté d’obtenir des dommages-intérêts au moment de la décision sur le fond (RJR, à la p 348). De plus, dans certains cas, une violation d’un droit garanti par la Charte peut, à elle seule, constituer un préjudice irréparable (143471 Canada, à la p 380). Finalement, le risque pour le mode de vie, la culture et les traditions d’une communauté peut aussi constituer un préjudice irréparable (Namgis, aux para 93–94).

[96] En l’espèce, je suis convaincu que le volet du critère relatif au préjudice irréparable a été rempli. La preuve, telle qu’elle a été présentée, démontre que le rabbin Banon a connu une réduction dans l’exercice de sa pratique religieuse, la shehita. Il n’est donc plus possible pour lui d’exercer ses croyances religieuses dans la même mesure qu’auparavant. Dans l’arrêt Amselem, la CSC a accordé une injonction visant à permettre l’installation de « souccahs » pendant la fête religieuse juive du Souccoth, qui a lieu annuellement sur une période de neuf jours, au motif qu’une interdiction de le faire portait atteinte à la liberté de religion des demandeurs. De même, dans la présente affaire, une réduction de la pratique religieuse de l’ordre d’environ deux jours par semaine, dans la mesure où le juge chargé de trancher l’affaire sur le fond pourrait conclure qu’elle restreint de façon injustifiable la liberté de religion du rabbin Banon ou son droit à l’égalité, pourrait constituer un préjudice irréparable. Du point de vue de la religion ou de l’égalité (qu’il convient de distinguer de l’emploi ou du revenu), les restrictions imposées à l’exercice des croyances religieuses du rabbin Banon ou à son droit à l’égalité ne sauraient être quantifiées ou dûment compensées par des dommages-intérêts.

[97] De la même façon, une réduction de l’ordre de 55 % dans l’offre de bœuf cacher et de 90 % dans l’offre de veau cacher, dans la mesure où le juge chargé de trancher l’affaire sur le fond conclurait qu’elle restreint de façon injustifiable la liberté de religion ou le droit à l’égalité, ne saurait être compensée par des dommages-intérêts pour la communauté juive, le CCJ ou COR. La preuve démontre qu’il est pratiquement impossible de se procurer du veau et que le bœuf, s’il demeure accessible, coûte très cher. Par conséquent, de nombreux Juifs n’auront plus accès à de la viande cachère de bœuf et de veau, puisque l’offre est tout simplement inexistante ou que le prix est prohibitif. Pendant ce temps, les Juifs canadiens ne peuvent plus consommer un type de viande qui occupe une place spéciale dans leurs traditions, notamment à l’occasion des fêtes juives (affidavit du rabbin Weiss, aux para 48, 50–51, dossier du demandeur, aux pp 51–52; affidavit de H Herzog, aux para 1–2, dossier du demandeur, à la p 64; affidavit de S. Rosenfeld, au para 83, dossier du demandeur, à la p 5144; contre-interrogatoire de S. Rosenfeld, dossier du défendeur, aux pp 3779–3780). Cette situation, qui ne peut être quantifiée ni compensée au moyen de dommages-intérêts, constitue un préjudice irréparable.

[98] En outre, même s’il était possible, dans le cadre d’une action éventuelle, de quantifier le [traduction] « coût » supplémentaire associé aux prix découlant de l’application des lignes directrices, de nombreux membres de la communauté juive ne pourraient toujours pas être indemnisés pour la simple raison qu’ils n’ont jamais été capables de se procurer de la viande au motif qu’ils n’y avaient pas accès ou n’avaient pas les moyens de s’en procurer en raison de l’augmentation des prix. L’existence d’un préjudice irréparable a donc été établie.

[99] En termes clairs, il y a préjudice irréparable en l’espèce compte tenu des répercussions des lignes directrices sur la pratique de la religion juive par le rabbin Banon et la communauté juive (et, par le fait même, les demanderesses MK et COR). Il serait possible d’indemniser le rabbin Banon par l’intermédiaire de dommages-intérêts pour sa perte de revenus d’emploi uniquement (par opposition à sa pratique de la shehita et aux certifications associées), puisque les répercussions touchant ce volet ne constituent pas à elles seules un préjudice irréparable. De la même façon, la preuve n’est pas suffisante pour établir un effet d’entraînement sur la chaîne d’approvisionnement de Mehadrin et Shefa qui pourrait constituer un [traduction] « préjudice irréparable » (Long Lake Forest Products Inc v United Steelworkers Local 1-2693, 2006 CanLII 34442 aux para 41–43 (ONSC)). Dans la mesure où des dommages d’ordre économique ont été causés, ceux‑ci sont quantifiables et indemnisables.

[100] Le défendeur a fait valoir que Mehadrin exporte de la viande aux États-Unis et qu’elle est donc elle-même la cause du préjudice. S’il est vrai que Mehadrin exporte entre 30 % et 40 % de sa production de bœuf, M. Rosenfeld a expliqué le contexte entourant cette situation; dans le cadre de ses activités commerciales, il est tenu d’acheter le bœuf en entier, y compris des parties qui ne sont pas consommées par la communauté pour des raisons culturelles ou saisonnières (contre-interrogatoire de S. Rosenfeld, dossier du défendeur, aux pp 3751–3753). Par conséquent, je rejette l’argument du défendeur selon lequel l’exportation de bœuf cacher aux États-Unis par Mehadrin constitue une preuve suffisante en l’espèce pour établir que cette viande serait accessible au Canada n’eût été cette pratique, que la diminution de l’offre est le fait des décisions commerciales de Mehadrin, ou que celle-ci a elle-même causé le préjudice. Il existe aussi des éléments de preuve selon lesquels Mehadrin importe de la viande cachère de bœuf, mais ceux-ci démontrent également que cette importation est assujettie à des quotas (affidavit de S. Rosenfeld, au para 57, dossier de la demanderesse, à la p 5140). Fait crucial, la preuve ne précise pas clairement la quantité de bœuf cacher que Mehadrin est capable d’importer ainsi que la mesure dans laquelle l’importation de bœuf cacher permet de compenser la réduction de 55 % observée dans la production de viande cachère au Canada (au paragraphe 54 de sa déclaration sous serment, M. Rosenfeld a déclaré qu’en dépit d’importations substantielles, les ventes de bœuf ont chuté de 40 %, ce qui indique que l’importation de bœuf cacher n’a pas permis de remédier à la situation : affidavit de S. Rosenfeld, au para 54, dossier du demandeur, à la p 5139). En ce qui concerne le veau cacher, aucune preuve n’a été présentée quant à la proportion de veau qui est exportée et aux motifs de cette exportation (contre-interrogatoire de S. Rosenfeld, dossier du défendeur, à la p 3753); et la preuve montre que cette viande n’est pas importée au Canada (contre-interrogatoire de S. Rosenfeld, dossier du défendeur, aux pp 3772–3773). À mon avis, la preuve relative à l’accessibilité de la viande cachère au Canada ainsi qu’à son importation ne permet pas de réfuter la preuve de Mme Herzog et de M. Westberger, que j’accepte, selon laquelle il est difficile de trouver du bœuf et du veau (affidavit de H. Herzog, aux para 4–5, dossier du demandeur, à la p 65; affidavit de A. Westberger, aux para 4–5, dossier du demandeur, à la p 61).

3) La prépondérance des inconvénients

[101] À l’étape de la prépondérance des inconvénients, il s’agit de comparer le préjudice que subiront les demandeurs si l’injonction est refusée à celui que subira le défendeur si elle est accordée en attendant qu’une décision définitive soit rendue sur le fond de l’affaire (RJR, à la p 342). L’intérêt public doit être pris en considération à cette étape dans le contexte de la présente requête (RJR, à la p 344; AC and JF, au para 23). En l’espèce, il est présumé que la mise en œuvre, par l’ACIA, des trois indicateurs d’inconscience visant à protéger le bien-être des animaux représente l’intérêt public, et il incombe aux demandeurs d’établir que la prépondérance des inconvénients milite contre l’ACIA (RJR, à la p 350; Chefs de police autochtones de l’Ontario, aux para 145–146; Roach, Constitutional Remedies, section 7:12, à la p 7–42). La Cour doit présumer qu’une injonction restreignant les actions de l’ACIA causera un préjudice irréparable à l’intérêt public (Harper, au para 9; Ahousaht, aux para 126–128), mais il est loisible aux demandeurs de démontrer que la réparation sollicitée ne sera pas préjudiciable à l’intérêt public (Roach, Constitutional Remedies, section 7:2, aux pp 7-7, 7-8, s’appuyant sur RJR et 143471 Canada; voir aussi Roach, Constitutional Remedies, section 7:12, aux pp 7-46, 7-58.1–7-59).

[102] Les demandeurs soutiennent que les atteintes à leur liberté de religion et à leur droit à l’égalité sont manifestes et sérieuses. L’incidence des atteintes causées par les lignes directrices touche non seulement la capacité des Juifs pratiquants de se conformer aux principes de leur religion, mais également leur mode de vie et le tissu social de leur communauté. En outre, la communauté juive risque de perdre une expertise très précieuse, puisque les shohetim et les bodkim pourraient perdre leur travail et se retrouver dans l’incapacité de remplir leurs devoirs religieux.

[103] D’un autre côté, les demandeurs soutiennent que le bien-être animal ne serait pas davantage compromis si les titulaires de licence continuaient de fonctionner comme ils l’ont fait pendant des décennies avant 2023, et d’utiliser d’autres indicateurs d’inconscience conformément à l’article 143 du RSAC, comme ils ont toujours été capables de le faire.

[104] Les demandeurs font aussi valoir que, même si la science est susceptible d’évoluer et que le gouvernement peut, de façon légitime, réévaluer une politique de longue date, les lignes directrices reposent sur une documentation qui existe depuis de nombreuses années et parfois même des décennies. La littérature ne citait pas d’éléments de preuve scientifique nouveaux ou exigeant une intervention rapide afin de répondre à un problème nouveau et urgent. En outre, les actions de l’ACIA établissent la preuve selon laquelle le bien-être animal n’est pas en cause dans la présente affaire, puisqu’elle a adopté les lignes directrices en 2019 sans toutefois les appliquer avant juin 2023.

[105] Le défendeur soutient que la position des demandeurs fait abstraction des risques substantiels qu’une suspension des lignes directrices poserait pour le bien-être animal. Des études scientifiques montrent que les animaux restent sensibles à la douleur et à la détresse après le sectionnement du cou et avant la perte de connaissance. Le fait de suspendre un animal conscient l’expose à une douleur et une détresse qui contreviennent aux exigences règlementaires en matière de traitement sans cruauté des animaux pour alimentation humaine. Afin d’empêcher que des animaux pour consommation humaine soient suspendus tout en étant conscients, il est important de recourir à des indicateurs permettant de confirmer, de manière fiable et systématique, que l’animal est inconscient avant d’exécuter toute procédure susceptible de lui causer de la douleur et de la souffrance. La preuve montre qu’il existe un large consensus scientifique quant au fait que la perte de conscience suivant l’abattage rituel ne se produit pas immédiatement après le sectionnement du cou. Des études revues par les pairs appuient la thèse selon laquelle les trois indicateurs d’inconscience énoncés dans les lignes directrices sont efficaces pour évaluer si un bovin est inconscient. Par conséquent, il est dans l’intérêt public d’exiger le recours à certains des trois indicateurs d’inconscience et, comme il a été démontré par les trois abattoirs qui continuent à produire de la viande cachère, les lignes directrices ne constituent pas un obstacle à une production de viande cachère qui soit conforme au RSAC.

[106] Le défendeur reconnaît que les lignes directrices ne sont pas incorporées par renvoi au RSAC ni à tout autre règlement appliqué par l’ACIA. Cependant, la preuve démontre que l’ACIA impose bel et bien l’utilisation d’au moins un des trois indicateurs d’inconscience à l’intention des titulaires de licence énoncés dans les lignes directrices, de sorte qu’ils sont [traduction] « contraignants » à un niveau opérationnel (voir l’affidavit du Dr Appelt, pièce MA-21 – précisions écrites concernant les lignes directrices, dossier du défendeur, à la p 2941). Par conséquent, l’utilisation de seulement un ou deux des trois indicateurs d’inconscience peut suffire, et les titulaires de licence sont libres de préconiser d’autres méthodes efficaces qui ne sont pas proposées par l’ACIA (compte tenu de l’affidavit du Dr Appelt, aux para 17, 74– 124, dossier du défendeur, aux pp 2197, 2198, 2210, 2222–2223, 2235–2242, 2940–2943).

[107] À mon avis, la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs.

[108] Toutes les parties reconnaissent que l’abattage des animaux doit être effectué de façon à ne pas causer de souffrances, de blessures ou une mort évitables, comme l’exige l’article 128 du RSAC, et d’une manière qui respecte le mandat de l’ACIA de veiller au bien-être des animaux.

[109] La question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si les lignes directrices et l’exigence imposée aux titulaires de licence d’utiliser les trois indicateurs d’inconscience afin de prouver que l’animal pour consommation humaine est inconscient avant d’être suspendu, comme l’exige l’article 143 du RSAC, sont requises afin de garantir le bien-être animal.

[110] Le fait que l’article 143 du RSAC, ou une disposition équivalente, était en vigueur bien avant 2019 et l’adoption des lignes directrices est d’une importance capitale en l’espèce. L’abattage cacher est donc pratiqué au Canada depuis de nombreuses années d’une manière qui a toujours été conforme à l’article 143 du RSAC. En présence de violations du RSAC, qui se sont produites et sont attestées (par exemple dans le cas de l’établissement C), l’ACIA a rendu des avis de non-conformité et a imposé des mesures correctives, lesquelles ont été adoptées afin de garantir le bien-être animal et le respect de l’article 143 du RSAC.

[111] Par conséquent, si la preuve démontre que les lignes directrices et les trois indicateurs d’inconscience constituent une mesure de précaution supplémentaire, ils ne permettent pas à eux seuls de prouver que le défaut de les utiliser signifie que l’article 143 a été enfreint par le passé et que le bien-être animal a été compromis.

[112] Par conséquent, l’ACIA a toujours veillé au bien-être animal et appliqué l’article 143 du RSAC sans faire appliquer de façon stricte les trois indicateurs d’inconscience (ou même un seul d’entre eux). Les demandeurs ne demandent pas à la Cour d’intervenir afin d’empêcher l’ACIA de mettre en œuvre son mandat et de continuer à appliquer l’article 143 du RSAC, et ne remettent pas en question le pouvoir de la Cour à cet égard. Ils sont d’avis que l’intérêt public est donc protégé même si la Cour accordait l’injonction. Les demandeurs souhaitent plutôt que l’ACIA continue d’appliquer ses pratiques antérieures, qui, selon eux, remplissaient adéquatement les normes établies au titre de l’article 143, et qu’elle n’applique pas les lignes directrices et les trois indicateurs d’inconscience compte tenu de leur incidence sur l’accès à la viande cachère.

[113] À mon avis, et compte tenu de la preuve présentée, la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs. La protection de l’intérêt public est toujours adéquate et il demeure possible de faire respecter l’article 143 du RSAC même si les lignes directrices et les trois indicateurs d’inconscience ne sont pas appliqués. La suspension des lignes directrices aurait peu d’incidence sur l’intérêt public et le mandat de l’ACIA, alors qu’un refus de la Cour d’accorder l’injonction aurait des répercussions accrues sur les droits des demandeurs qui sont garantis par la Charte.

[114] La preuve démontre que l’ACIA est en mesure de faire appliquer l’article 143 du RSAC et de veiller à ce que les animaux pour consommation humaine ne soient pas suspendus tout en étant conscients même sans avoir recours aux trois indicateurs d’inconscience. La preuve montre aussi que le nombre de titulaires de licence qui produisent de la viande cachère est très restreint (moins de 10 au Canada), et que l’ACIA est bien au fait de leurs procédures. Le Dr Appelt, qui est directeur principal des Programmes sur la santé des animaux, a visité l’établissement C en 2018 (il s’agit de l’établissement où des problèmes de conformité avaient été relevés en 2017, lesquels ont mené à la revue de la littérature scientifique puis à l’adoption des lignes directrices). Le Dr Appelt a assisté à l’abattage de 70 veaux de boucherie et a conclu qu’il avait observé [traduction] « un processus d’abattage effectué de main de maître ». Bien qu’il ait constaté des signes de respiration régulière et de raideur ou de contraction du cou, le Dr Appelt a jugé que les signes cruciaux de conscience étaient absents, et il ne croyait pas que les animaux étaient toujours conscients durant leur suspension (affidavit du Dr Appelt, pièce MA-06, dossier du défendeur, aux pp 2399 et 2400). En contre-interrogatoire, le Dr Appelt a confirmé qu’il n’avait constaté aucun manquement au cours de son évaluation (contre-interrogatoire du Dr Appelt, aux pp 33-34, 93-112, déposé auprès de la Cour le jour de l’audience). Autrement dit, en date de 2018, l’établissement C, qui n’était pas conforme en 2017 et qui est à l’origine de la revue de la littérature effectuée par l’ACIA puis de l’adoption des lignes directrices, a mis en œuvre dès 2018 des mesures correctives jugées satisfaisantes par le Dr Appelt et l’ACIA, dans le but de se conformer aux exigences de l’article 143 du RSAC sans appliquer les trois indicateurs d’inconscience maintenant requis aux termes des lignes directrices (lesquelles n’avaient pas encore été adoptées en 2018).

[115] Par conséquent, la preuve démontre que l’octroi d’une injonction empêchant l’ACIA d’imposer de manière stricte les trois indicateurs d’inconscience aura une incidence minime sur le bien-être animal et l’intérêt public. Il est loisible à l’ACIA d’utiliser d’autres indicateurs, comme elle l’a fait par le passé, afin de mettre en œuvre son mandat et de faire appliquer l’article 143 du RSAC.

[116] L’octroi d’une injonction n’est pas contraire à l’intérêt public, puisqu’il est possible de garantir le respect de l’article 143 du RSAC et de veiller à ce que les animaux pour consommation humaine soient inconscients avant d’être suspendus sans avoir recours aux trois indicateurs d’inconscience qui sont maintenant prescrits aux termes des lignes directrices. L’ACIA est en mesure de poursuivre ses inspections chez les titulaires de licence ainsi que de protéger le bien-être animal en appliquant dûment l’article 143 du RSAC comme elle l’a fait pendant de nombreuses années avant l’adoption des lignes directrices.

[117] Si les répercussions sur l’intérêt public sont minimes, je suis convaincu que les répercussions sur les droits, garantis par la Charte, du rabbin Banon et de la communauté juive sont importantes. Comme je l’ai mentionné, l’intérêt public comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société, qui, à mon avis, ne seront pas gravement touchés, et les intérêts particuliers de groupes identifiables, à savoir la communauté juive dans la présente affaire. À mon avis, l’intérêt public ne milite pas en faveur de l’application des lignes directrices, puisqu’il existe d’autres mesures permettant d’arriver au même résultat, lesquelles ont été utilisées par le passé, et qui pourraient également permettre aux demandeurs d’exercer leurs droits en attendant la décision de la Cour sur le fond.

IV. Conclusion

[118] Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu qu’il est juste et équitable d’accorder une injonction compte tenu des allégations, des éléments de preuve et des arguments juridiques présentés en l’espèce (Google, au para 25).

[119] Il est interdit à l’ACIA de rendre obligatoire le recours à un ou plusieurs indicateurs d’inconsciences énoncés dans les lignes directrices, de rendre des avis de non-conformité et d’exiger la prise de mesures correctives uniquement parce qu’un titulaire de licence a omis d’appliquer un ou plusieurs de ces indicateurs jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur le fond de la demande.

[120] Les lignes directrices en tant que telles ne sont pas suspendues et les titulaires de licence sont libres d’appliquer ou de continuer à appliquer les pratiques exemplaires qui y sont énoncées.

[121] L’ACIA est en droit de continuer à mettre en œuvre son mandat et de veiller au respect de l’article 143 du RSAC. Conformément aux exigences de l’article 143 du RSAC, qui étaient en vigueur avant 2019, les animaux pour consommation humaine ne doivent pas être suspendus s’ils sont toujours conscients. Pour veiller à que ces exigences soient respectées, les titulaires de licence et l’ACIA peuvent se fonder sur les autres indicateurs mentionnés dans les lignes directrices ou sur d’autres indicateurs qui étaient utilisés avant juin 2023.

[122] Les parties ont convenu qu’aucuns dépens ne doivent être adjugés dans la présente requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-511-24

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête en injonction est accueillie.

  2. Il est interdit à l’ACIA de rendre obligatoire le recours à un ou plusieurs des trois indicateurs d’inconsciences énoncés dans les lignes directrices, de rendre des avis de non-conformité et d’exiger la prise de mesures correctives uniquement parce qu’un titulaire de licence a omis d’appliquer un ou plusieurs de ces indicateurs jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur le fond de la demande.

  3. Il est loisible à l’ACIA d’appliquer l’article 143 du RSAC en ayant recours à d’autres méthodes utilisées par le passé afin d’évaluer la conformité et de garantir le bien-être animal.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés en l’espèce.

« Guy Régimbald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-511-24

INTITULÉ:

LE CONSEIL DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE MONTRÉAL ET AL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUILLET 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2024

COMPARUTIONS :

Alexandra Belley-McKinnon, Jean-Philippe Groleau et Joseph-Anaël Lemieux

POUR LES DEMANDEURS

Jessica Pizzoli, Sarom Bahk et Ludovic Sirois

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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