Dossier : T-1321-21
Référence : 2024 CF 657
Ottawa (Ontario), le 29 avril 2024
En présence de l’honorable juge Pamel
ENTRE :
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PAUL RICHARD
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demandeur |
et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Survol
[1] La thalidomide est un médicament qui a été prescrit et donné à des femmes enceintes au Canada dans les années 1950 et 1960 pour traiter les nausées causées par la grossesse. Des raisons sérieuses permettaient de croire que ce médicament causait des malformations congénitales importantes lorsqu’il était utilisé pendant le premier trimestre de la grossesse. Vers la fin de l’année 1961, les deux entreprises pharmaceutiques de ce médicament ont lancé une campagne d’avertissement par le biais d’une lettre envoyé aux médecins indiquant que la thalidomide ne devrait pas être administrée aux femmes enceintes; ce médicament a été retiré du marché canadien à la demande du ministère de la Santé au début du mois de mars 1962. Il semble, cependant, que le mal était déjà fait : de nombreux enfants sont nés au Canada avec des malformations congénitales.
[2] Nonobstant les nombreux efforts déployés par le ministère de la Santé en 1962 pour informer la communauté médicale des effets de ce médicament ainsi que pour assurer le rappel et la destruction des stocks de thalidomide en circulation à travers le pays, le ministère de la Santé ne possède pas d’information concluante sur la quantité de thalidomide n’ayant pas été retournée aux entreprises pharmaceutiques ou détruite à la suite de ces démarches, ni sur la durée de conservation de la thalidomide disponible sur le marché à l’époque; la thalidomide moderne se conserve pendant cinq ans. Encore aujourd’hui, le principal obstacle à l’identification des victimes de la thalidomide est l’absence de test médical concluant pouvant établir que les malformations congénitales d’une personne sont dues à la thalidomide. En fait, de 3 % à 5 % des Canadiens naissent avec des malformations congénitales, et ce, bien qu’il soit à peu près impossible que des femmes enceintes ou susceptibles de le devenir aient pris de la thalidomide.
[3] Dès 1963, l’importance pour le gouvernement canadien de soutenir les survivants de la thalidomide a été démontrée sous forme de financement destiné à la recherche, à la création de centres de réadaptation spécialisée et de programmes d’aide provinciaux, à la prestation d’assistance aux familles ayant tenté d’obtenir des règlements avec les entreprises pharmaceutiques ainsi qu’à la création d’un registre répertoriant les enfants nés au Canada et affectés par la thalidomide. Ce registre gouvernemental a été maintenu de 1963 à 1974 et a identifié 74 enfants vivants affectés par la thalidomide.
[4] Le demandeur, M. Paul Richard, est né le 20 mars 1969 à Miramichi au Nouveau-Brunswick avec de nombreuses malformations congénitales. M. Richard est atteint, notamment, de phocomélie, un état caractérisé par une atrophie importante des membres supérieurs ou inférieurs; dans le cas de M. Richard, il s’agit des deux membres supérieurs. Les malformations et autres séquelles de M. Richard incluent :
a)une malformation grave au bras droit et à la main droite ayant requis trois opérations entre le moment de sa naissance et l’âge de sept ans;
b)une malformation au bras gauche ayant requis une opération à l’âge de 24 ans;
c)un fonctionnement limité des doigts de la main droite et aucun fonctionnement du pouce droit;
d)une mobilité réduite du coude et du poignet gauches;
e)la maladie de Berger (néphropathie à IgA) découverte dans les dernières années et causant une réduction de la fonction rénale de 70 % de sa capacité normale.
[5] Les malformations et autres séquelles de M. Richard correspondent à l’exposition in utero à la thalidomide, et une analyse génétique n’a révélé aucune mutation génétique pouvant expliquer ces malformations. Bien qu’il n’existe aucune preuve médicale que sa mère s’est vu prescrire de la thalidomide pendant sa grossesse – tous les dossiers médicaux contemporains à la naissance de M. Richard ont été détruits ou ont disparu –, M. Richard affirme, l’affidavit de sa mère à l’appui, que cette dernière a pris la thalidomide que son médecin lui a prescrite au début de sa grossesse en 1968, et qu’aucune autre personne de sa famille élargie n’est née avec des malformations congénitales.
[6] En outre, trois programmes gouvernementaux ont par la suite été créés en 1991, 2015 et 2019 en vue d’offrir un soutien financier aux survivants de la thalidomide.
[7] En 1990, le gouverneur en conseil promulguait le Décret concernant l’aide aux personnes infectées par le VIH et aux victimes de la thalidomide, CP 1990-0872. Le Régime d’aide extraordinaire de 1991 [Régime d’aide de 1991] a été mis sur pied par le ministère de la Santé pour encadrer l’octroi de paiements. Pour être admissible aux paiements aux termes du Régime d’aide de 1991, une victime de la thalidomide devait démontrer, notamment, que sa mère avait été soignée au Canada et avait pris de la thalidomide pendant le premier trimestre de sa grossesse. Afin de satisfaire à cette exigence, le Régime d’aide de 1991 avait établi trois critères, soit que le demandeur (1) fournisse de l’information vérifiable concernant un règlement à l’amiable avec une compagnie pharmaceutique; (2) fournisse une preuve documentaire (p. ex., un dossier médical ou pharmaceutique) que sa mère a pris de la thalidomide au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse; ou (3) soit inscrit sur la liste tirée du registre gouvernemental des victimes de la thalidomide. Au total, le Régime d’aide de 1991 a accepté tout juste 109 demandes. Le survivant le plus âgé au Canada confirmé par le Régime d’aide de 1991 est né en juin 1960, tandis que le plus jeune est né à la fin de l’année 1964.
[8] M. Richard n’a pas présenté de demande en vertu du Régime d’aide de 1991. En fait, M. Richard ne figure pas au registre gouvernemental des victimes de la thalidomide et il n’a jamais conclu de règlement à l’amiable avec une entreprise pharmaceutique en lien avec son état de santé; rien dans le dossier n’explique pourquoi. Cependant, je dois préciser que, d’après ce que j’ai compris des parties, les personnes intéressées ne se sont pas nécessairement inscrites elles-mêmes au registre gouvernemental, et que c’était plutôt le gouvernement fédéral, en collaboration avec les hôpitaux et professionnels de la santé, qui a administré le registre jusqu’en 1974.
[9] En 2015, une politique ministérielle a établi un programme de paiements à titre gracieux aux survivants de la thalidomide, portant le nom de Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide [Programme de 2015], qui incorporait, par renvoi, les trois critères d’admissibilité du Régime d’aide de 1991; un tiers administrateur évaluait l’admissibilité des demandeurs à ce programme. M. Richard a présenté une demande en vertu du Programme de 2015, qui a été jugée inadmissible par le tiers administrateur. Comme je l’ai indiqué précédemment, M. Richard n’avait pas conclu de règlement à l’amiable avec une entreprise pharmaceutique, son nom ne figure pas au registre gouvernemental, et il ne dispose pas d’une preuve documentaire (dossier médical ou autre) jugée admissible par le tiers administrateur qui démontrerait la prise de thalidomide par sa mère au cours de son premier trimestre de grossesse. Des 193 nouvelles demandes présentées au titre du Programme de 2015 (des personnes qui n’avaient pas reçu de paiements au titre du Régime d’aide de 1991), 25 nouveaux survivants ont été approuvés, le plus âgée étant né en juillet 1960, et le plus jeune en mai 1964.
[10] Peu de temps après l’annonce du Programme de 2015, de nombreuses personnes ont soulevé des préoccupations concernant certains aspects du programme, notamment l’exigence, au deuxième critère du Régime d’aide de 1991, de fournir une preuve documentaire suffisante plus de cinquante ans après les évènements. En fait, la Cour a jugé déraisonnable l’application de ce deuxième critère en 2018 dans l’arrêt Briand c Canada (Procureur général), 2018 CF 279 [Briand]; le juge Annis a jugé que l’application de ce critère, conformément aux directives et politiques élaborées par l’administrateur du programme, qui exigeaient, comme preuve médicale acceptable, le dossier médical de la mère ou l’affidavit d’un professionnel de la santé ayant eu connaissance directe de l’événement, était déraisonnable. Le juge Annis a déclaré, notamment, que « les politiques sont déraisonnables au point d’être flagrantes concernant le deuxième critère d’admissibilité, sauf s’il est interprété pour permettre l’admission d’une preuve circonstancielle susceptible de prouver en tant que probabilité que les difformités de la demanderesse étaient le résultat de l’ingestion de la thalidomide par sa mère durant le premier trimestre de sa grossesse »
. Certes, il y a une distinction à faire avec l’affaire Briand, qui portait non pas sur le caractère raisonnable d’un critère d’admissibilité (comme en l’espèce), mais sur l’interprétation de l’un de ces critères par le tiers administrateur et son application aux demandes présentées par les demandeurs; cependant, je considère qu’il s’agit là d’une distinction sans conséquence.
[11] En outre, les personnes qui ont été refusées par le Programme de 2015 précisément en raison de la nature des preuves documentaires requises pour être admissibles ont intenté un recours collectif contre le gouvernement en 2016; le recours collectif a été certifié par la Cour d’appel fédérale au mois de novembre 2018 (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham]. Le règlement du recours collectif a été approuvé par la Cour en mai 2020 (Wenham c Canada (Procureur général), 2020 CF 588).
[12] De toute façon, en réponse à ces préoccupations, le gouvernement a annoncé en février 2018 que le Programme de 2015 serait élargi; il s’agissait d’étendre l’admissibilité aux survivants de la thalidomide qui avaient été exclus des programmes précédents. En janvier 2019, le ministère de la Santé a annoncé la création du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide [PCSST], qui a remplacé le Programme de 2015; le PCSST a été établi par le Décret sur le Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide, CP 2019-0271 [Décret de 2019], pris par le gouverneur en conseil sur la recommandation du ministre de la Santé. Une personne est admissible au PCSST si elle remplit l’une des trois conditions énoncées dans le Décret de 2019 :
a)elle a été jugée admissible au Régime d’aide de 1991 ou au Programme de 2015,
b)son nom figure au registre gouvernemental de victimes de la thalidomide,
c)elle est jugée admissible par le tiers administrateur.
Un tiers administrateur établit s’il est satisfait à la troisième condition énoncée dans le Décret de 2019. M. Richard n’était admissible ni au Régime d’aide de 1991 ni au Programme de 2015, et son nom ne se figure pas au registre gouvernemental des victimes de la thalidomide; il est donc question en l’espèce de la troisième condition du PCSST.
[13] Les deux parties reconnaissent que, contrairement au Régime d’aide de 1991 et au Programme de 2015, qui exigeaient le plus souvent une preuve documentaire, l’admissibilité au PCSST est déterminée d’après la probabilité que les malformations congénitales d’une personne soient le résultat de la prise de thalidomide par la mère au cours du premier trimestre de grossesse. Ainsi, pour que le tiers administrateur juge une personne admissible conformément à la troisième condition du PCSST, le Décret de 2019 prévoit trois étapes à l’évaluation d’admissibilité :
1. une évaluation préliminaire effectuée par le tiers administrateur afin de déterminer qu’il est vraisemblable que les malformations congénitales découlent de la prise de thalidomide par la mère au cours du premier trimestre de grossesse;
2. le recours à un algorithme de diagnostic de l’embryopathie due à la thalidomide;
3. la recommandation d’un comité multidisciplinaire d’experts des domaines médical et juridique.
[14] Concernant la première étape d’évaluation d’admissibilité, soit l’évaluation préliminaire, le Décret de 2019 prévoit, à l’alinéa 3(5)a), que M. Richard doit démontrer qu’il remplit chacun des critères suivants :
(i) sa date de naissance tombe durant la période débutant le 3 décembre 1957 et se terminant le 21 décembre 1967 [critère relatif à la date de naissance];
(ii) sa date de naissance ou tout autre renseignement disponible concorde avec la prise de thalidomide par sa mère au cours du premier trimestre de grossesse;
(iii) la nature des malformations congénitales concorde avec les caractéristiques connues de la thalidomide.
[15] Selon le Décret de 2019, il faut tenir compte de chaque critère pour démontrer la probabilité que les malformations congénitales d’un demandeur découlent effectivement de la prise de thalidomide par la mère au cours du premier trimestre de grossesse. En l’espèce, c’est le critère relatif à la date de naissance, un critère temporel prévu au sous-alinéa 3(5)a)(i) du Décret de 2019, qui est en cause. M. Richard a été jugé inadmissible au PCSST parce qu’il est né en 1969. La lettre de refus du tiers administrateur indique que M. Richard remplissait les deux autres critères de l’évaluation préliminaire, soit que sa date de naissance et tout autre renseignement concordent avec la prise de la thalidomide au cours du premier trimestre de grossesse et que la nature de ses malformations congénitales concorde avec les caractéristiques connues de la thalidomide. La demande de M. Richard a donc été rejetée d’emblée à la première étape de l’évaluation préliminaire et n’a pu être examinée aux deuxième et troisième étapes de celle-ci afin que puisse être établi un lien entre ses malformations congénitales et la prise de thalidomide par sa mère, et ce, uniquement parce qu’il est né en 1969.
II. La nature de la demande, les questions en litige et la norme de contrôle
[16] M. Richard présente une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et vise à faire annuler le critère relatif à la date de naissance prévu par le Décret de 2019 au motif que ce critère est déraisonnable; il affirme que le critère temporel a été établi sans aucune justification des dates choisies. Pour sa part, le procureur général du Canada [PGC] affirme que ce critère est raisonnable, mais que, de toute façon, la question du caractère raisonnable du critère relatif à la date de naissance n’est pas une question justiciable. Les deux parties ont confirmé au cours de l’audience qu’elles ne demandaient pas de dépens, quelle que soit l’issue de la demande.
[17] Les parties s’entendent sur le fait que si la question du critère relatif à la date de naissance est justiciable, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 88-90; Portnov c Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 [Portnov] au para 44). Cependant, affirme le PGC, la Cour doit néanmoins tenir compte de la grande latitude dont jouissait le gouverneur en conseil d’adopter les critères qu’il juge appropriés, et que la Cour ne doit pas contrôler la sagesse ou l’efficacité du choix des critères, en l’occurrence, les dates de la période d’admissibilité de la première étape de l’évaluation préliminaire, ni se demander si le gouverneur général aurait dû énoncer les critères différemment.
[18] Le débat sur la méthode à utiliser lorsque l’on évalue une contestation de la validité d’un règlement, d’un texte réglementaire ou d’une décision prise en vertu de la prérogative est loin d’être clos (International Air Transport Association c Office des transports du Canada, 2022 CAF 211 [IATA] aux para 187-191).
[19] Dans l’arrêt Médicaments Novateurs Canada c Canada (Procureur général), 2022 CAF 210 [Médicaments Novateurs] au paragraphe 26, la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué que l’arrêt Portnov, exige que l’on suive la méthode indiquée dans l’arrêt Vavilov lorsque l’on évalue une contestation de la validité d’une décision administrative prise en vertu de la prérogative royale, qu’elle le soit par voie législative ou réglementaire ou par décret, et non le critère d’« hyperretenue » (Paul Daly, « Regulations and Reasonableness Review », (29 janvier 2021), en ligne (blogue) : <www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/29/regulations-and-reasonableness-review>) de l’arrêt Katz Group Canada Inc. c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 [Katz], où la partie qui met en doute le règlement ne peut réfuter la présomption de validité que si le règlement repose « sur des considérations "sans importance", [est] "non pertinent" ou [est] "complètement étranger" à l’objet de la loi »
, s’il y avait perte « défaut de compétence »
en raison d’erreurs rares et importantes, y compris les cas où il était « défaut de compétence »
qu’on avait outrepassé un pouvoir (Katz aux para 24, 25 et 28; Thorne’s Hardware Ltd c La Reine, [1983] 1 RCS 106, 1983 CanLII 20 (CSC) [Thorne’s Hardware] à la p 111). Cette méthode d’analyse est devenue l’« artéfact d’une époque depuis longtemps révolue »
et, à certaines exceptions en nombre très limité, p. ex. la mauvaise foi, elle a été remplacée par l’arrêt Vavilov (Portnov au para 22; Médicaments Novateurs au para 59).
[20] Je note cependant une décision récente de la Cour suprême du Canada portant sur cette question qui m’incite à penser qu’il se peut, pour obtenir gain de cause lorsqu’on affirme qu’un règlement est ultra vires, qu’il faille se fonder sur le principe de l’excès de pouvoir et démontrer que le règlement est invalide puisque les règlements jouissent d’une présomption de validité (Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 [Conseil canadien pour les réfugiés] au para 54, qui renvoie à Katz au para 25). Toutefois, cette décision ne mentionne ni Médicaments Novateurs ni Portnov ni IATA, et le renvoi à la présomption de validité des règlements et à l’arrêt Katz ne semble avoir été fait que pour répondre à l’argument plutôt atténué des appelantes sur ce point, et ce, sans grande discussion. Il se peut également que la Cour suprême n’ait pas estimé que l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés soit la bonne décision pour traiter de la question.
[21] Pour les besoins de la présente affaire, le consensus actuel des tribunaux du pays et des juristes, tout incertain qu’il soit, semble s’aligner sur la position de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Portnov. J’appliquerai donc les principes de l’arrêt Vavilov dans mon analyse de la question en l’espèce. De plus, et pour être clair, M. Richard ne prétend pas que le Décret de 2019 est ultra vires à cause d’une contrainte légale, ou parce que le gouverneur en conseil n’avait pas la compétence pour le prendre, mais simplement que le critère relatif à la date de naissance prévu au Décret de 2019 n’était pas raisonnable.
III. Analyse
A. Question préliminaire : L’affidavit de Cindy Moriarty est-il recevable?
[22] En réponse à la demande de transmission de documents en application l’article 317 des Règles, seul le Décret de 2019 lui-même a été communiqué, étant donné que tous les autres documents étaient, selon le PGC, des renseignements confidentiels du Conseil privé protégés et qu’un certificat avait été émis par le greffier du Conseil privé en vertu de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [certificat]. Aucun contrôle judiciaire n’a été intenté à l’encontre du certificat.
[23] Le PGC, en réponse à la demande de contrôle judiciaire, a déposé l’affidavit de Cindy Moriarty, directrice générale des Programmes de santé et des initiatives stratégiques du ministère de la Santé, qui comporte 85 paragraphes et 31 pièces, totalisant 821 pages. M. Richard prétend que cet affidavit constitue une preuve nouvelle qui n’était pas devant le Conseil privé au moment de la décision visée par la demande de contrôle judiciaire, que le dossier du défendeur n’inclut aucun motif ou documentation justifiant la décision d’exclure automatiquement du PCSST toute personne née avant le 3 décembre 1957 ou après le 21 décembre 1967, et que le PGC tente de se fonder sur l’affidavit de Mme Moriarty pour justifier le critère relatif à la date de naissance. Bien qu’il soit impossible de savoir si les informations contenues dans l’affidavit étaient connues du Conseil privé lorsqu’il a pris le Décret 2019, étant donné que le greffier du Conseil privé a invoqué la protection des renseignements confidentiels aux termes du certificat, M. Richard affirme que l’affidavit contient de nouveaux renseignements sur la question que devait trancher le gouverneur général en conseil en adoptant le Décret de 2019, le document qui précise les critères d’admissibilité au PCSST.
[24] M. Richard a donc présenté une requête interlocutoire devant la juge adjointe Tabib visant à faire radier l’affidavit. La juge adjointe Tabib a rejeté la requête parce que M. Richard n’avait pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles nécessitant l’intervention de la Cour sur une base interlocutoire, et a laissé la détermination de la recevabilité de la preuve de Mme Moriarty au juge sur le fond. Cependant, elle a tout de même émis les commentaires suivants en réponse à l’argument de M. Richard selon lequel la preuve concernant la période de disponibilité de la thalidomide devrait être irrecevable :
Or, la question de savoir si la thalidomide était disponible au Canada après le 21 décembre 1967 est une question factuelle que le demandeur a lui-même soulevée dans son avis de demande et à l’égard de laquelle il a lui-même introduit de nouveaux éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur. Dans la mesure où la preuve du demandeur est recevable, on peut raisonnablement soutenir que la preuve du défendeur à ce sujet est admissible en réponse à la preuve du demandeur. Il en va de même pour la preuve relative aux « considérations contextuelles » invoquées par le demandeur dans son avis de demande et dans la preuve qu’il a soumise.
[25] Règle générale, une cour appelée à réviser la légalité d’une décision ne peut prendre en compte des éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur administratif. L’une des exceptions prévues est lorsque l’affidavit fournit des renseignements généraux dans des circonstances où ces renseignements pourraient aider la Cour à comprendre les questions soulevées par le contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19 20).
[26] Je suis d’avis que la situation en l’espèce relève de cette exception. De plus, lors de l’audience, les deux parties ont appuyé leurs arguments sur l’affidavit de Mme Moriarty. Je ne radierai donc pas le témoignage de Mme Moriarty.
B. Question 1 : La question du caractère raisonnable du critère relatif à la date de naissance est-elle justiciable?
[27] Lors de l’audience, M. Richard a confirmé que, bien qu’elle vise le Décret de 2019, sa demande ne porte pas précisément sur le critère d’admissibilité temporel; là n’est pas la question. Sa demande porte plutôt sur le choix de la période des dates de naissance, qui se termine en 1967, soit cinq ans après le retrait de la thalidomide du marché canadien en 1962.
[28] La Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Wenham au paragraphe 59, nous rappelle que la décision qui fait autorité sur la question du caractère justiciable est l’arrêt Première Nation des Hupacasath c Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2015 CAF 4 [Hupacasath], qui découle directement de la décision rendue par la Cour suprême du Canada Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441, 1985 CanLII 74 (CSC) [Operation Dismantle]. Je commencerai d’abord en citant le juge Stratas dans l’arrêt Hupacasath aux paragraphes 62 à 66 :
[62] Le caractère justiciable, parfois désigné l’« objection fondée sur des questions de politique », a trait à la capacité d’une cour d’examiner une question qui lui est soumise et à l’opportunité d’un tel examen. Certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l’État.
[63] Pour savoir si la question dont la Cour est saisie est justiciable, la question de la source du pouvoir du gouvernement n’est pas pertinente […] Depuis un certain temps déjà, on considère qu'aux fins de contrôle judiciaire, il n’y a pas de distinction de principe à faire entre les sources de pouvoir, qu’il s'agisse d'une loi ou d’une prérogative […]
[64] Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a déclaré dans l’arrêt Black, précité, au paragraphe 44, j’estime moi aussi que [traduction] « la source du pouvoir — la loi ou la prérogative — ne doit pas déterminer si l’action contestée est ou non susceptible de contrôle ».
[65] Alors, qu’est ce qui est et n’est pas justiciable?
[66] En matière de contrôle judiciaire, les cours font respecter le principe de la primauté du droit, qui vise notamment à assurer la « responsabilité de l’exécutif devant l’autorité légale » et à fournir « aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État » […] Dans de rares cas, toutefois, les exercices du pouvoir exécutif s’appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire. Dans ces rares cas, évaluer si l’action de l’exécutif appartient aux issues acceptables et justifiables dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence, les faisant s’écarter du rôle qui leur est dévolu en vertu du principe de la séparation des pouvoirs.
[Renvois omis; non souligné dans l’original.]
[29] Le PGC soulève cinq arguments afin d’étayer ses prétentions que la question du bien-fondé du critère relatif à la date de naissance et que la période déterminée ne sont pas justiciables et donc, que la demande devrait être rejetée.
(1) Le Décret de 2019 repose sur des considérations politiques
[30] Tout d’abord, le PGC affirme que la décision du gouverneur en conseil de rendre le Décret de 2019 repose sur des considérations politiques, soit des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Le PGC s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Thorne’s Hardware, où la Cour suprême devait décider si un décret fédéral qui étendait les limites du port de Saint-Jean de manière à comprendre la propriété riveraine des appelantes était « "nul, illégal, injuste, discriminatoire et ultra vires" du gouverneur en conseil »
. Les appelantes alléguaient que le décret avait été pris de mauvaise foi et pour des motifs irréguliers afin d’augmenter les revenus provenant du port. La Cour suprême a conclu que les cours n’ont « ni le droit ni l’obligation de mener une enquête sur les motifs du cabinet fédéral »
(Thorne’s Hardware à la p 112). Je suis d’accord avec cette affirmation, mais je ne vois pas comment elle s’applique en l’espèce. Après tout, la raison pour laquelle le gouverneur en conseil a créé le critère relatif à la date de naissance n’est pas une question qui devrait être soumise à l’examen de la Cour; cependant, M. Richard ne remet pas en question la motivation du gouverneur en conseil en l’espèce.
[31] Le PGC insiste sur le fait que les décisions prises par le gouverneur en conseil sur des questions de « commodité publique et de politique générale sont sans appel et ne peuvent être examinées par voie de procédures judiciaires »
, et que, bien que le Décret de 2019 puisse être annulé « pour incompétence ou pour tout autre motif péremptoire »
, seul un cas « flagrant »
pourrait justifier une pareille mesure (Thorne’s Hardware à la p 111). De toute façon, dans l’arrêt Thorne’s Hardware, la Cour suprême a souligné les éléments de preuve du dossier, non pas pour examiner les considérations qui ont pu motiver le gouverneur en conseil à prendre le décret, mais pour démontrer que l’extension du port était effectivement une question économique et politique. Par contre, en l’espèce, en raison de l’absence de preuve sur la question du critère temporel, autre que le Décret de 2019 lui-même, aucune preuve devant la Cour ne permet d’établir que la décision du gouverneur en conseil repose sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales ou historiques, comme l’affirme le PGC; les considérations sous-tendant la décision – qu’elles soient de nature politiques ou non – ne sont pas devant la Cour.
[32] La décision de limiter le critère relatif à la date de naissance aux dates pertinentes en l’espèce n’est également pas, d’après moi, telle qu’on peut déterminer à première vue que les considérations sous-jacentes sont d’une nature « si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner »
(Hupacasath au para 62) et donc, qu’elles tombent en dehors de la compétence de la Cour, comme par exemple, la décision stratégique d’un général de déployer des forces militaires d’une manière donnée en temps de guerre (voir Operation Dismantle); la décision de mettre fin à une enquête sur les actions des Forces armées canadiennes en Somali (voir Dixon c Canada (Gouverneur en conseil) (CA), 1997 CanLII 6145 (CAF), [1997] 3 CF 169 [Dixon]; le décret du gouverneur en conseil pris afin d’autoriser l’accès de navires militaire à certains ports canadiens (voir Vancouver Island Peace Society c Canada (1re inst), 1993 CanLII 2977 (CF), [1994] 1 CF 102 [Vancouver Island]; ou, enfin, la question de savoir si un paiement à titre gracieux effectué aux termes d’un décret pris en vertu de la prérogative royale était équitable ou ne l’était pas (voir Stemmler c Canada (Procureur général), 2016 CF 1299 [Stemmler]).
[33] Au contraire, la question du caractère raisonnable du critère relatif à la date de naissance ne remet pas en doute les considérations qui ont pu mener le gouverneur en conseil à établir le PCSST ou à prendre la décision d’imposer une limite temporelle comme critère du programme. La question qui m’est posée est celle du caractère raisonnable des limites temporelles qui ont été effectivement fixées. Cette question, du moins sans autre preuve, ne me semble pas faire partie des questions qui reposent sur des considérations politiques. Je ne doute pas que la décision de créer le PCSST, et peut-être même la décision d’inclure un aspect temporel comme critère d’admissibilité fondée sur la probabilité, étaient des décisions politiques, mais la détermination de la période temporelle exacte ne l’était probablement pas, jusqu’à preuve du contraire, preuve dont nous ne disposons pas en l’espèce. Il me semble que nous avons franchi la ligne qui sépare la politique de la mise en œuvre de cette politique, un exemple d’« actes de légiférer » qui doivent être examinés à l’aune de l’arrêt Vavilov (Médicaments Novateurs Canada c Canada (Procureur général), 2022 CAF 210 au para 38).
[34] Comme je l’ai mentionné, dans l’arrêt Dixon, la Cour d’appel fédérale devait décider si le gouverneur en conseil avait excédé ses pouvoirs en mettant fin à une enquête sur les actions des Forces armées canadiennes en Somali. Je ne vois pas en quoi cette décision étaye la position du PGC. Il ne s’agit pas, comme c’était le cas dans l’arrêt Dixon, de savoir si le gouverneur en conseil a, en l’espèce, outrepassé sa compétence en fixant le critère relatif à la date de naissance, mais plutôt de déterminer le caractère raisonnable de ce critère. De plus, je reconnais que la Cour d’appel fédérale a déterminé que la disposition législative dans cette affaire ne conférait pas à la Cour la compétence de contrôler le caractère raisonnable de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil validement prévu (Dixon à la p 182); cependant, il me semble qu’un tel énoncé ne peut pas, encore moins depuis la décision Hupacasath, étayer le simple fait qu’une décision prise par le gouverneur en conseil qui est discrétionnaire peut, en soi, soustraire cette décision du contrôle judiciaire de la Cour. En fait, la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué qu’il était « fort possible » que le refus du gouverneur en conseil de prolonger l’enquête fût motivé par des considérations d’expédient politique, et que c’était là une question qui échappe à la compétence de la Cour (Dixon à la p 182). En l’espèce, ce niveau de certitude m’échappe.
[35] Dans la décision Vancouver Island, la Cour devait décider si les décrets du gouverneur en conseil pris afin de permettre l’accès de navires militaires à certains ports canadiens avaient été pris de mauvaise foi et constituait un exercice abusif de la prérogative royale. La Cour a conclu qu’il s’agissait d’une question qui relève de la politique en matière de la relation internationale et de défense nationale. Le PGC cite le paragraphe suivant, à la page 132 :
Manifestement, les décrets contestés en l’espèce sont des décisions de nature législative, prises dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et qui échappent au contrôle judiciaire dans la mesure où elles relèvent de la compétence du gouverneur en conseil en vertu de la prérogative. La question de savoir si c’est effectivement le cas sera traitée après l’examen des autres questions préliminaires soulevées.
[36] Le PGC soutient que cette décision confirme la thèse selon laquelle le pouvoir discrétionnaire du gouverneur n’est pas soumis au contrôle judiciaire. Mis à part le fait que cette décision a été rendue 21 ans avant l’arrêt Hupacasath, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas de doute que le décret contesté dans cette affaire relevait strictement de la politique étrangère et de défense du gouvernement du Canada, et de considérations politiques purement et simplement. Comme pour la décision Dixon, je ne suis pas convaincu que cela soit vrai en l’espèce.
[37] Le PGC invoque également la décision Société canadienne de consultants en immigration c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1435, [2013] 3 RCF 488 [SCCI], où la Cour devait contrôler la validité des décrets et des règlements ayant pour effet de révoquer le pouvoir de la Société canadienne de consultants en immigration de délivrer des permis, et ensuite transférer ce pouvoir à un autre organisme de réglementation choisi par le gouvernement. Le PGC cite le paragraphe 103, reproduit ci-après par souci de commodité :
[103] Cinquièmement, les règlements et les orientations générales du gouverneur en conseil et du ministre ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire sauf en cas d’excès de compétence ou de défaut de se conformer à des exigences législatives ou réglementaires. En d’autres termes, il n’appartient pas au tribunal de juger de la sagesse d’un règlement ou d’une décision d’orientation générale ni d’en apprécier la validité en se fondant sur ses préférences personnelles (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, [2009] 3 R.C.F. 136, au paragraphe 57 et Mercier c. Canada (Service correctionnel), 2010 CAF 167, [2012] 1 R.C.F. 72, aux paragraphes 78 et 80). Cette démarche s’accorde parfaitement avec le traitement réservé dans le cas des mesures législatives adoptées par le Parlement ou par une législature (Imperial Tobacco, précité, aux paragraphes 58 à 60).
[38] Premièrement, cette décision a été rendue avant l’arrêt Hupacasath. De plus, dans cette décision, la demanderesse affirmait, notamment, que le gouverneur en conseil et le ministre avaient outrepassé leur compétence et avaient débordé du cadre des pouvoirs de réglementation que leur confère la loi en abusant de leur pouvoir discrétionnaire législatif, étant donné que les décisions contestées n’avaient pas été prises de bonne foi et de façon impartiale, et que la révocation par le ministre de la désignation de la Société canadienne de consultants en immigration était viciée pour cause de manquement à l’équité procédurale. En fait, l’enjeu dans la décision SCCI était de savoir si la procédure qui a conduit à la prise des textes contestés était juste et transparente. Ce ne sont pas les questions soulevées devant moi par M. Richard, et cette décision ne m’est guère utile.
(2) La prérogative royale de la Couronne d’accorder de façon discrétionnaire des paiements à titre gracieux
[39] Le PGC affirme que le critère relatif à la date de naissance fait partie d’un décret du gouverneur en conseil pris en vertu de la prérogative royale de la Couronne d’accorder des paiements à titre gracieux, un pouvoir qui est discrétionnaire et relativement sans contrainte légale. Comme le gouverneur en conseil n’avait pas l’obligation légale de créer le PCSST ni d’élaborer les critères d’admissibilité d’une certaine manière, il n’existe pas en l’espèce de question juridique à se poser ni même de question soulevée par M. Richard. Le bien-fondé, soit le caractère raisonnable du critère relatif à la date de naissance, fait partie d’un décret qui est établi selon la prérogative d’accorder des paiements à titre gracieux; un pouvoir qui est non contraint par une loi ne devrait pas faire l’objet de la révision par la Cour.
[40] Le PGC précise qu’il ne prétend pas que la nature du pouvoir qui est exercé est un élément déterminant en soi; par contre, ce qui est important selon lui, c’est le fait que l’exercice du pouvoir est sans contrainte. Aucune loi ne vient encadrer ou définir, par exemple, la norme de contrôle qui devrait être appliquée ou comment le décideur devrait prendre sa décision.
[41] D’abord, comme je l’ai indiqué précédemment, le simple fait qu’une décision prise par le gouverneur en conseil soit discrétionnaire ne peut, en soi, soustraire cette décision au contrôle judiciaire de la Cour; la décision Hupacasath enseigne que cela n’est pas pertinent (Hupacasath aux para 61-64). Par ailleurs, une décision portant sur le versement ou non d’un paiement à titre gracieux peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Stemmler au para 70). De plus, indépendamment de la question de savoir s’il existait de la part de M. Richard une attente raisonnable de recevoir un soutien financier dans le cadre du PCSST, M. Richard reconnaît que le gouvernement canadien n’avait aucune obligation légale de créer le PCSST. Le témoignage de Mme Moriarty indique simplement que le PCSST, ainsi que le Régime d’aide de 1991 et le Programme de 2015, a été mis en place parce que le gouvernement estimait nécessaire d’apporter un soutien financier aux survivants de la thalidomide. Cependant, et contrairement à l’établissement, par exemple, de niveaux d’indemnisation d’un programme gouvernemental qui se fonde notamment sur des considérations politiques, culturelles, sociales, morales et historiques, ce que concède M. Richard, la détermination d’un élément temporel précis du critère d’admissibilité n’est pas fondée sur de telles considérations. J’abonde en ce sens. Le fait que le gouverneur en conseil n’avait pas de contrainte législative ou réglementaire lorsqu’il a pris le Décret de 2019 ne change en rien la question de savoir si la décision qui a été prise concernant le critère relatif à la date de naissance est « le genre de questions que les tribunaux peuvent examiner en vertu de leur rôle en matière de contrôle judiciaire »
(Wenham au para 63).
[42] Enfin, le PGC a invoqué l’arrêt Fontaine c Procureur général, 2017 CF 431 [Fontaine], une décision portant sur le Programme de 2015, dans laquelle la Cour a décidé que les critères d’admissibilité au Programme faisaient partie d’une décision politique et n’étaient pas susceptibles de contrôle judiciaire (Fontaine au para 43). Cependant, dans l’arrêt Wenham, la Cour d’appel fédérale a constaté que la validité de la décision Fontaine était suspecte, puisque la Cour fédérale n’a pas tenu compte des principes susmentionnés, énoncés dans l’arrêt Hupacasath (Wenham au para 59). La Cour d’appel fédérale a noté notamment que :
la contestation porte sur le caractère raisonnable d’une décision limitant l’accès aux prestations à un groupe précis de prestataires et restreignant les éléments de preuve qui sont acceptés. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Hupacasath, ce sont tout à fait le genre de questions que les tribunaux peuvent examiner en vertu de leur rôle en matière de contrôle judiciaire (Wenham, au para 63).
[Non souligné dans l’original.]
[43] Même sans les commentaires de la Cour d’appel fédérale au sujet de cette décision, il ressort clairement du paragraphe 39 de la décision Fontaine que le programme en question constituait une décision politique du ministre. Comme je l’ai affirmé plus haut, je ne suis pas convaincu que ce soit le cas en ce qui concerne la question qui m’est soumise.
[44] Je ne considère pas non plus comme utile la décision Stemmler, où il s’agissait de décider si le paiement à titre gracieux versé au requérant était suffisant. En l’espèce, même si les paiements effectués au titre du PCSST le sont à titre gracieux, la question ne concerne pas les paiements eux-mêmes ni l’évolution du PCSST, mais plutôt le caractère raisonnable de la décision de fixer la période comme elle a été fixée dans les critères.
(3) Manque d’attente raisonnable de recevoir un soutien financier
[45] Le PGC affirme que M. Richard n’a pas le droit ou l’attente raisonnable de recevoir un soutien financier dans le cadre du PCSST, que les paiements ont été faits à titre humanitaire; M. Richard ne pouvait donc pas raisonnablement s’attendre à bénéficier du soutien financier à moins de satisfaire aux critères d’admissibilité. Le PGC a renvoyé à l’arrêt Black v Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537 [Black], de la Cour d’appel de l’Ontario, où la question principale était de savoir si l’exercice de la prérogative de la Couronne en matière d’honneurs – en l’occurrence, l’avis donné par le premier ministre du Canada à la Reine concernant la nomination de M. Conrad Black en tant que pair – était justiciable; la Cour a estimé que ce n’était pas le cas. Dans la décision, la Cour renvoie à le décision Council of Civil Service Unions v Minister for the Civil Service, [1984] 3 All ER 935, [1984] UKHL 9, [1985] AC 374 (Ch. Des l.), où la Chambre des lords avait noté deux façons dont l’exercice d’un pouvoir de prérogative peut toucher les droits d’une personne : d’une part, lorsque l’exercice modifie les droits et obligations juridiques de la personne ou ont une incidence sur les attentes légitimes de la personne, c’est-à-dire lorsque la décision faisant l’objet d’un contrôle juridictionnel a des conséquences qui la touchent, soit en modifiant des droits ou des obligations exécutoires de cette personne, soit en la privant d’un bénéfice ou d’un avantage dont elle avait bénéficié auparavant et dont elle pouvait raisonnablement s’attendre à continuer à bénéficier, ou, d’autre part, lorsque la personne a reçu l’assurance du décideur que le bénéfice ou l’avantage ne serait pas supprimé sans lui donner d’abord la possibilité d’avancer des raisons pour lesquelles il ne devrait pas être supprimé.
[46] Premièrement, je ne suis pas non plus convaincu que l’absence d’attente raisonnable d’un soutien financier constituerait un élément strictement nécessaire dans ces circonstances pour que la question en l’espèce soit une question justiciable. De toute façon, j’ai demandé au PGC si les membres du recours collectif, qui a été réglé en 2020, avaient tout de même une attente raisonnable de recevoir un soutien financier du PCSST. Le PGC a répondu par la négative, en se fondant sur le fait que le paiement à titre gracieux qui a été effectué à titre humanitaire, sans obligation, découle de la prérogative du gouverneur en conseil, un pouvoir non contraint par une loi.
[47] Pour ma part, je n’ai pas été convaincu sur ce point par le PGC; il n’y a aucune preuve dans le dossier concernant l’existence ou non d’un lien entre le risque de responsabilité du gouvernement lié au recours collectif et le PCSST. Il faut garder à l’esprit que le gouvernement a annoncé en février 2018 que le Programme de 2015 serait élargi et que le recours collectif a été certifié par la Cour d’appel fédérale en novembre 2018. Par conséquent, je ne suis pas prêt à conclure que les paiements effectués au titre du PCSST l’ont été à des fins strictement humanitaires. En outre, en l’absence d’une telle preuve, je ne suis pas en mesure de conclure que l’annonce du gouvernement faite en février 2018, le recours collectif ou tout règlement y afférent n’a pas créé d’attente raisonnable de la part de M. Richard de recevoir un soutien financier dans le cadre du PCSST; d’un point de vue objectif, il est tout à fait possible que ce soit le cas. Le PGC fait valoir que l’approbation par la Cour du règlement du recours collectif en 2020 est postérieure à la mise en œuvre du PCSST. Je ne vois pas en quoi cela est pertinent. Il n’en demeure pas moins que le recours collectif initial a été intenté en 2016, bien avant la mise en œuvre du PCSST, et rien dans le dossier ne me permet de conclure que la manière dont le recours collectif s’est déroulé n’a pas créé d’attente raisonnable de la part des survivants de la thalidomide exclus du Programme de 2015 parce qu’ils n’avaient pas les documents requis.
[48] Je n’affirme aucunement que la Cour doive mener une enquête sur les motifs du gouverneur en conseil; je dis simplement que rien dans le dossier ne me laisse croire que l’annonce du gouvernement faite en février 2018, le recours collectif ou tout règlement y afférent n’a pas créé d’attente raisonnable de la part de M. Richard de recevoir un soutien financier du PCSST. De toute façon, comme j’ai déjà indiqué, je ne suis pas convaincu que l’absence d’attente raisonnable d’un soutien financier constituerait un élément strictement nécessaire dans les circonstances pour que M. Richard satisfasse au critère de justiciabilité.
(4) Aucune violation de la Charte et aucune atteinte aux principes de l’équité procédurale
[49] Le PGC fait valoir que la demande de M. Richard ne soulève aucune question juridique telle une violation de la Charte, une atteinte aux principes de l’équité procédurale ou l’exercice d’un pouvoir de façon contraire à une loi, que la Cour pourrait trancher; de tels motifs auraient permis à la Cour de contrôler la décision politique du gouverneur en conseil. Comme je l’ai mentionné, dans l’arrêt Hupacasath, la Cour d’appel fédérale a constaté qu’il existe de rares cas où l’exercice du pouvoir exécutif s’appuie sur des considérations d’ordre idéologique, politique, culturel, social, moral et historique qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire, et que la catégorie des affaires non justiciables est très restreinte. Elle a également noté qu’il n’y a pas de distinction de principe à faire entre les sources de pouvoir, qu’il s’agisse d’une loi ou d’une prérogative (Hupacasath aux para 63 67). J’accepte que la demande ne soulève aucune question juridique portant sur une violation de la Charte, sur une atteinte aux principes de l’équité procédurale ou sur l’exercice d’un pouvoir de façon contraire à une loi que la Cour devrait trancher; cependant, comme c’était le cas dans l’arrêt Hupacasath, les arrêts cités par le PGC « ne permettent cependant pas d’affirmer de manière plus large qu’aucun autre exercice de prérogative royale ne relève de la compétence des cours de justice. En fait, certains autres exercices sont justiciables […] »
(Hupacasath au para 61; voir aussi Black au para 46).
(5) La demande de contrôle judiciaire ne porte pas sur l’interprétation ni sur l’application d’un critère
[50] Le PGC affirme que la demande de contrôle judiciaire ne porte pas sur l’interprétation ni sur l’application d’un critère, mais plutôt sur le bien-fondé du critère lui-même. Selon lui, il n’est pas question en l’espèce de la mise en œuvre du PCSST, mais plutôt du bien-fondé du critère relatif à la date de naissance. Il ne s’agit pas de l’application d’un critère à la demande d’une personne ni de son interprétation.
[51] Dans la décision Briand, c’était l’administrateur qui avait établi une politique interprétant le critère en question. En l’espèce, on parle d’un critère relatif à la date de naissance qui n’est pas sujet à interprétation et découle de la prérogative royale d’accorder des paiements à titre gracieux, un pouvoir relativement sans contrainte. Cependant, et comme je l’ai indiqué précédemment, la distinction à faire entre la présente affaire, où il est question du caractère raisonnable d’un critère d’admissibilité au PCSST, et la situation dans l’affaire Briand, où la décision portait sur l’interprétation des critères établis par le tiers administrateur et son application aux demandes présentées par les demandeurs, n’a pas d’importance.
[52] La décision Briand portait sur une demande de contrôle judiciaire concernant la décision de l’administrateur, délégué du ministre de la Santé, selon laquelle Mme Briand n’était pas admissible à un soutien financier en vertu du Programme de 2015, soit le refus de l’admettre au Programme de 2015. On se souvient que le Régime d’aide de 1991 avait été adopté par décret. Or, le Programme de 2015 n’a pas été créé par décret : le ministre de la Santé a simplement annoncé des mesures de soutien additionnelles. À mon sens, cette distinction est sans importance parce qu’un ministre peut exercer la prérogative royale de manière indépendante, sans que cet exercice prenne une forme précise : une annonce ministérielle suffit. De toute façon, étant donné qu’aucun nouveau critère n’a été établi par le Programme de 2015, autres que ceux qui existaient déjà dans le Régime d’aide de 1991, pour favoriser le respect des critères du Programme 2015, l’administrateur, en tant que délégué du ministre de la Santé, a publié des directives sur la politique d’admissibilité et les critères d’admissibilité. Dans une de ces directives, on décrit le type de preuve qui serait nécessaire afin d’appuyer toute demande, en l’occurrence, des renseignements du médecin de la mère à l’époque, comme preuve documentaire directe confirmant la prise de thalidomide par la mère. À l’évidence, le juge Annis s’est penché sur les critères du Régime d’aide de 1991, notamment les critères d’admissibilité, qu’il a appelés les « politiques ». Ce qui ressort également clairement de la décision, c’est que le juge Annis considérait la politique d’admissibilité comme étant la politique du ministre et que c’était cette politique qui était susceptible de contrôle judiciaire (Briand au para 37). En l’espèce, la demande de M. Richard vise le critère relatif à la date de naissance établi par le Décret de 2019. Comme je l’ai indiqué, la distinction entre l’affaire Briand et la présente affaire que le PGC met de l’avant n’est pas pertinente.
[53] Je ne vois pas de distinction significative sur cette question entre les critères énoncés dans un décret pris par le gouverneur en conseil en vertu de la prérogative royale de la Couronne et la preuve admissible requise selon les politiques d’un ministre pour démontrer que la thalidomide était la cause des malformations. Comme c’était le cas dans l’arrêt Wenham, en l’espèce, « la contestation porte sur le caractère raisonnable d’une décision limitant l’accès aux prestations à un groupe précis de prestataires et restreignant les éléments de preuve qui sont acceptés[;] […] ce sont tout à fait le genre de questions que les tribunaux peuvent examiner en vertu de leur rôle en matière de contrôle judiciaire »
(Wenham au para 63; Hupacasath aux para 61, 66 et 67).
[54] Il est vrai que le critère relatif à la date de naissance est clair et ne se prête pas du tout à l’interprétation, mais là n’est pas la question. Ce qui est contesté, c’est le caractère raisonnable de la durée de la période, une question qui n’est pas, d’après moi, un enjeu d’ordre politique.
[55] Ainsi, je ne suis pas convaincu que l’établissement du critère relatif à la date de naissance constitue l’un des cas rares d’exercice du pouvoir de l’exécutif échappant à la compétence des cours dont la Cour d’appel fédérale fait état dans la décision Hupacasath. Les arrêts cités par le PGC s’appuyant sur l’arrêt Thorne’s Hardware – tels Black et Dixon – portaient sur des questions fondées sur des considérations uniquement et manifestement d’ordre politique, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[56] En conséquence, l’objection du PGC fondée sur le caractère justiciable du Décret de 2019 ne peut être retenue.
C. Question 2 : Est-ce que la Cour devrait tirer une inférence défavorable de l’invocation de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada?
[57] M. Richard soutient que la Cour devrait tirer une inférence défavorable de l’absence de motifs à l’appui de la décision et de l’émission du certificat. Il soutient que la Cour suprême et la Cour d’appel fédérale ont affirmé qu’une inférence défavorable peut être tirée d’un certificat émis en vertu de l’article 39 (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 54, qui renvoie à RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1995] 3 RSC 199, 1995 CanLII 64 (CSC), aux para 165-166; Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 au para 36; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72 aux para 102, 111).
[58] Le PGC soutient que la Cour ne devrait pas tirer d’inférence défavorable de l’invocation de l’article 39, puisque le demandeur n’a pas mis en doute le certificat émis aux termes de l’article 39 et n’a pas allégué de revendication irrégulière de la protection applicable aux renseignements confidentiels du Cabinet (Spencer c Canada (Santé), 2021 CF 621 au para 49). Dans les circonstances, affirme le PGC, tirer une inférence défavorable équivaudrait à réprimer l’exercice de la prérogative à l’égard des renseignements confidentiels du Cabinet.
[59] En l’espèce, je ne suis pas prêt à tirer une inférence défavorable de l’invocation de la protection des renseignements confidentiels du Cabinet. On n’a pas démontré de revendication irrégulière de la protection et tirer une telle inférence en l’espèce entraînerait un résultat inattendu par le législateur.
D. Question 3 : La décision du gouverneur en conseil d’adopter le critère relatif à la date de naissance est-elle raisonnable?
[60] L’arrêt Vavilov nous enseigne que, en présence d’une décision sans motifs ou d’une décision pour laquelle il n’y a pas de dossier certifié du tribunal, le raisonnement qui sous-tend la décision n’est habituellement pas indiscernable. Une cour de révision doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision et elle découvrira alors souvent une justification claire de la décision (Vavilov au para 137). En l’espèce, en raison du certificat émis aux termes de l’article 39, la Cour a devant elle peu de motifs, voire même aucun, pour étayer la décision. Sans motifs, et étant donné l’absence relative de contraintes juridiques en l’espèce, il ne me reste que le Décret de 2019 lui-même et les circonstances entourant sa prise, décrites dans l’affidavit de Mme Moriarty et les pièces jointes ainsi que dans la transcription de son contre-interrogatoire.
[61] Vavilov nous enseigne également que les lacunes fondamentales qui peuvent rendre une décision déraisonnable incluent un raisonnement interne incohérent et le non-respect des contraintes juridiques et factuelles. M. Richard ne nie pas que, si aucune loi habilitante n’impose des conditions préalables à la décision de prendre un décret, comme en l’espèce, les contraintes juridiques sont beaucoup moindres, tandis que la portée des décisions qui pourraient être caractérisées comme raisonnables est plus large (Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 [Entertainment Software] aux paras 28-36). Cependant, il y a ici des contraintes qui sont pertinentes; en particulier, lorsque la décision revêt une grande importance pour le particulier, le décideur administratif doit fournir davantage de justifications et d’explications (Vavilov aux para 133-135; Entertainment Software au para 36).
[62] Pour ce qui est des contraintes juridiques et factuelles, l’importance de la décision du gouverneur en conseil sur les survivants de la thalidomide est évidente. M. Richard souffre de malformations graves aux deux bras. L’objectif du PCSST est de verser aux survivants de la thalidomide une somme forfaitaire de 250 000 $ et une pension d’invalidité annuelle ainsi que de fournir l’accès à des ressources médicales exceptionnelles. Donc, je pense que cette question est extrêmement importante pour les survivants de la thalidomide; il s’agit là d’une question de dignité humaine et de qualité de vie, voire même de vie ou de mort. Il y a une deuxième contrainte, qui n’est pas remise en cause, soit les objectifs du PCSST : élargir les critères d’admissibilité du programme pour faire en sorte que toute victime de la thalidomide reçoive l’appui financier dont elle a besoin et faire en sorte que la norme de la prépondérance des probabilités soit la norme sélectionnée pour les fins du nouveau PCSST.
[63] Le site Web du PCSST affirme que « la date du 21 décembre 1967 permet une période de grâce de cinq ans après le retrait de la thalidomide du marché canadien le 2 mars 1962 et présume un accouchement à terme dépassé à 42 semaines ». Compte tenu du fait que le médicament demeurait disponible, surtout sous forme d’échantillons, dans les bureaux de médecins et qu’il n’avait pas nécessairement été retourné aux entreprises pharmaceutiques, M. Richard accepte qu’il y a une certaine logique inhérente à la décision prise par le gouvernement de prévoir une période de grâce après la date du retrait du médicament du marché en mars 1962. La question qui s’impose est de savoir si la date limite postérieure du 21 décembre 1967, soit cinq ans après le retrait officiel de la thalidomide du marché canadien, était raisonnable, compte tenu des contraintes juridiques et factuelles.
[64] De plus, M. Richard prétend que le caractère raisonnable du critère relatif à la date de naissance doit être déterminé en tenant compte de l’objectif du PCSST, et bien qu’il soit aujourd’hui hautement improbable que les malformations congénitales d’un bébé soient attribuables à la prise de thalidomide par la mère, étant donné que l’objectif du PCSST est d’indemniser les survivants de la thalidomide, l’introduction d’un critère temporel qui définit essentiellement le moment où la prise de thalidomide devient improbable doit être justifiée pour être raisonnable. Je suis d’accord.
[65] En se concentrant sur la limite postérieure du critère relatif à la date de naissance, qui est au cœur des préoccupations de M. Richard, Mme Moriarty, par son témoignage ainsi que les documents joints à son affidavit, nous permet de comprendre que l’information historique que possède le ministère de la Santé n’indique pas la date exacte à laquelle la thalidomide est entrée sur le marché canadien – probablement vers la fin des années 1950 – et qu’un grand nombre de mères à qui l’on a prescrit de la thalidomide au Canada ne l’avaient pas obtenue du médecin offrant les soins prénataux, mais plutôt d’un autre médecin, et souvent parce que le médecin lui-même avait le médicament. Par exemple, une femme enceinte aurait pu l’obtenir d’un médecin membre de sa famille. En outre, une grande quantité de la thalidomide disponible à l’époque l’était sous forme d’échantillons, et les médecins ne conservaient pas de notes aussi détaillées de la distribution d’échantillons à leurs patients que dans le cas des prescriptions. Ainsi, en raison de la distribution d’échantillons de thalidomide, il est impossible de déterminer le nombre exact de femmes ayant reçu ou pris le médicament.
[66] De plus, le médicament a été retiré du marché canadien à la demande du ministère de la Santé au début du mois de mars 1962; cependant, des échantillons de thalidomide étaient encore en circulation dans les bureaux de médecin et les réseaux médicaux après cette date. Bien que le ministère de la Santé et du Bien-être social de l’époque a déployé de nombreux efforts non seulement pour informer les professionnels de la santé de la dangerosité du médicament pour les femmes enceintes, mais aussi pour retirer du marché la thalidomide encore en circulation, le ministère de la Santé ne possède pas d’information sur la quantité de thalidomide restée en circulation après son retrait du marché et après ces efforts. En outre, aucune preuve n’indique à quel point les efforts du ministère de la Santé ont été efficaces pour faire connaître les dangers de la thalidomide immédiatement après le retrait du produit du marché, ni combien de temps il a fallu pour que le message soit bien compris par les médecins. Au contraire, le dossier contient un article du Journal de l’Association médicale canadienne de mars 1962 (mois au cours duquel la thalidomide a été officiellement retirée du marché canadien) affirmant que le produit était alors disponible sur le marché canadien depuis plus d’un an et qu’aucune malformation congénitale n’avait été signalée au Canada. Bien sûr, c’était faux, comme l’a confirmé Mme Moriarty lors de son contre-interrogatoire; elle a également confirmé qu’il a fallu du temps pour que le message sur les dangers de la thalidomide soit bien compris de tous les médecins.
[67] La preuve démontre qu’un peu plus de 900 000 doses de thalidomide ont été distribuées au Canada par un seul fabricant avant mars 1962 – les doses ont été distribuées à des médecins, pour usage clinique; ont été envoyées, sous forme d’échantillons publicitaires, à plus de 11 000 médecins; ont été vendues à des pharmaciens; et ont été fournies, sous forme d’échantillons, à des vendeurs œuvrant pour des entreprises pharmaceutiques afin qu’ils puissent faire la promotion du médicament auprès des médecins – et que malgré le rappel du ministère de la Santé, seulement environ 72 500 doses avaient été retournées aux entreprises pharmaceutiques en avril 1962. Même en tenant compte du fait qu’une grande quantité du médicament avait déjà été prescrite aux patientes, je comprends très bien pourquoi le ministère de la Santé ne dispose d’aucun renseignement fiable sur la quantité de thalidomide demeurée sur le marché canadien après son retrait officiel.
[68] En fait, le médicament a été réintroduit sur le marché canadien progressivement et soumis à des contrôles stricts à partir de 1963 (pour usage expérimental seulement) puis, en 1966, le Règlement sur les aliments et drogues, CRC c 870) a été modifié afin de prévoir la vente de thalidomide à titre de traitement d’urgence.
[69] Enfin, la preuve révèle que les dossiers du ministère de la Santé ne contiennent pas d’informations sur la durée de conservation de la thalidomide disponible dans les années 1960; cependant, des renseignements actuels indiquent que la durée de conservation de la thalidomide moderne prise sous forme de gélules est de cinq ans.
[70] M. Richard soutient que le critère relatif à la date de naissance, en particulier la date limite postérieure du 21 décembre 1967, le prive arbitrairement et sans justification de l’occasion de démontrer que ses malformations résultent vraisemblablement de la thalidomide. C’est le cas même si d’autres renseignements concordent avec l’utilisation maternelle de la thalidomide et même si la nature des malformations concorde avec les malformations congénitales liées à la thalidomide, comme c’est le cas pour le demandeur en l’espèce, ce qui est reconnu par le tiers administrateur. M. Richard soutient qu’en adoptant la date du 21 décembre 1967 dans le critère relatif à la date de naissance, le gouverneur en conseil s’est fié à une généralisation non fondée : que la thalidomide n’était plus disponible au Canada cinq ans après son retrait officiel du marché et que, par conséquent, il n’y avait aucune possibilité que les femmes enceintes aient pris le médicament après cette date. Ceci constitue une erreur manifeste sur le plan rationnel (Vavilov au para 104), affirme M. Richard, et même si une personne est née avec des malformations congénitales conformes à celles causées par la thalidomide et qu’elle présente d’autres renseignements concordant avec l’utilisation maternelle de la thalidomide, sa demande ne sera pas prise en compte si elle est née le 22 décembre 1967 plutôt que le 21 décembre 1967.
[71] De plus, M. Richard fait valoir que le fait que le critère relatif à la date de naissance soit inflexible empêche d’établir s’il est probable ou non qu’il soit une victime de la thalidomide, contrairement à l’objet même du PCSST, fondé sur la norme de la probabilité, comme on l’a indiqué.
[72] En effet, affirme M. Richard, le critère relatif à la date de naissance empêche le tiers administrateur d’établir si le demandeur est un survivant de la thalidomide malgré que ses autres renseignements soient conformes à la prise maternelle de la thalidomide. La Cour a décidé dans deux contrôles judiciaires que le Programme de 2015 avait pour objet de fournir un soutien aux survivants de la thalidomide et que l’admissibilité d’un demandeur devait être décidée selon la prépondérance de probabilités (Briand au para 46; Rodrigue c Canada (Procureur général), 2018 CF 280 au para 4). La Cour a reconnu qu’il était déraisonnable de restreindre les éléments de preuve qui sont acceptés pour prouver que les malformations d’un demandeur résultent de la thalidomide (Briand au para 78). De même, le critère relatif à la date de naissance en l’espèce ne permet pas de faire cette évaluation en tenant compte de la preuve disponible, car il élimine automatiquement toute personne née avant le 3 décembre 1957 ou après le 21 décembre 1967 sans permettre à une personne née en dehors de cette période de démontrer en se fondant sur ses malformations et autres renseignements qu’elle est victime de la thalidomide.
[73] Le PGC soutient que le gouverneur en conseil avait la compétence exclusive d’adopter le critère relatif à la date de naissance dans l’exercice de la prérogative royale sur l’usage des fonds publics et qu’il n’y a pas lieu pour la Cour d’envisager si d’autres facteurs ou critères auraient pu être établis. Selon lui, l’adoption du critère relatif à la date de naissance n’est pas arbitraire, car il fait partie d’un programme fondé sur la prépondérance des probabilités, et les éléments de preuve joints à l’affidavit de Mme Moriarty démontrent qu’il est peu probable qu’un médecin ait prescrit de la thalidomide à une femme enceinte en dehors de la période énoncée dans ce critère. Le PGC affirme que le critère relatif à la date de naissance prévoit une période de cinq ans après le retrait officiel du médicament et tient compte des efforts du ministère de la Santé pour réduire l’accès à la thalidomide.
[74] Comme je l’ai indiqué, M. Richard ne met pas en doute la création d’un critère temporel dans un programme fondé sur la probabilité, avec pour conséquence que la probabilité qu’une personne ait pris la thalidomide diminue avec le passage du temps. M. Richard invoque plutôt deux problèmes. Premièrement, ce critère temporel est inflexible et absolu, sans qu’aucune circonstance atténuante ne soit introduite conformément aux principes qui sous-tendent un système d’admission fondé sur les probabilités : soit la personne est née durant la période prévue, soit elle ne l’est pas. Deuxièmement, la décision de mettre fin à la période d’admissibilité cinq ans après le retrait officiel du marché canadien (compte tenu, notamment, de la durée de la grossesse) ne comporte aucune justification.
[75] Pour ma part, la difficulté que j’éprouve en envisageant la manière dont le critère relatif à la date de naissance été déterminé, notamment la date de la fin de la période, est que, bien que le PCSST soit fondé sur des probabilités, la date du 21 décembre 1967 ne tient aucunement compte du fait que le ministère de la Santé avait de bonnes raisons de croire que des mères continuaient peut-être à prendre de la thalidomide après que le ministère de la Santé eut ordonné officiellement le retrait du médicament du marché canadien. J’accepte qu’à un moment donné, il faille tracer une ligne et, aujourd’hui, on peut probablement conclure avec suffisamment de certitude que les malformations congénitales chez les bébés, sans preuve que la mère a pris de la thalidomide, ne sont probablement pas dues à la prise de thalidomide par la mère au cours du premier trimestre de la grossesse. Cependant, le fait d’avoir tracé cette ligne en partie d’après le fait que la thalidomide disponible aujourd’hui a une durée de conservation de cinq ans et d’avoir ajouté cette durée de cinq ans à la date de retrait officiel du médicament au Canada en 1962 ne tient pas compte du fait que des échantillons étaient encore certainement disponibles dans les bureaux des médecins après la date du retrait. Avoir pris cette décision sans aucune information fiable sur la quantité de thalidomide encore disponible ou sur la durée de conservation du médicament à l’époque rend le critère dépourvu des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Ce critère est donc déraisonnable.
[76] Compte tenu du fait que les mères ont continué à utiliser le médicament après le début de l’année 1962, que le produit est très certainement demeuré disponible sur le marché canadien après cette date (selon Mme Moriarty, le plus jeune survivant confirmé de la thalidomide au Canada est né en décembre 1964, ce qui signifie que sa mère aurait ingéré le médicament au printemps ou à l’été 1964) et que la durée de conservation du produit à l’époque est inconnue, il me semble que si le gouvernement a effectivement choisi un algorithme fondé sur les probabilités, la limite temporelle doit être compatible avec les principes qui sous-tendent cet algorithme. Je ne vois pas comment la date limite du 21 décembre 1967 permet d’atteindre cet objectif selon le dossier dont je suis saisi. Je suis d’accord avec M. Richard que le gouverneur en conseil s’est fié à une généralisation non fondée, soit qu’il n’était pas probable que, cinq ans après son retrait officiel du marché, la thalidomide puisse être encore prise par des femmes enceintes au Canada. D’après ce que je peux conclure de l’affidavit de Mme Moriarty, ceci constitue une erreur manifeste sur le plan rationnel.
[77] Qui plus est, même s’il existe aujourd’hui des preuves de la durée de conservation de la thalidomide, je note qu’il n’y a aucune preuve dans le dossier de la période après laquelle les effets tératogénétiques du médicament seraient suffisamment atténués et qu’ils ne poseraient plus de risque. Il me semble que, même si je m’attendais à ce que les effets tératogénétiques diminuent avec le temps, comme c’est le cas pour de nombreux médicaments, aucune preuve n’a été produite démontrant qu’après la durée de conservation recommandée, les effets tératogénétiques diminuent à un point tel que la mère peut prendre le médicament en toute sécurité sans risque pour l’enfant à naître. Par conséquent, je ne vois pas comment la référence à la durée de conservation de cinq ans pour la thalidomide moderne peut raisonnablement aider à établir le délai de grâce approprié après la date officielle de retrait du produit du marché canadien. Cependant, selon Mme Moriarty, on a tenu compte de ce facteur en prenant la décision.
[78] Le PGC affirme que l’une des contraintes factuelles ayant mené au PCCST est le budget fédéral de 2018, qui indique que le PCSST vise à élargir l’admissibilité au Programme de 2015, car des inquiétudes ont été exprimées quant au fait que certains survivants de la thalidomide ont peut-être été exclus des programmes antérieurs, puisque le passage du temps a rendu difficile l’obtention de preuves documentaires de leur situation, et que l’introduction du PCSST visait à répondre à cette préoccupation pour tous les survivants admissibles. On n’indique pas que le nouveau programme, le PCSST, aura des critères temporels obligatoires.
[79] Une autre contrainte de ce type est l’annonce du 9 janvier 2019 du ministre de la Santé selon laquelle le nouveau PCSST fournira une approche juste et globale pour reconnaître les survivants de la thalidomide, fondée sur les pratiques exemplaires à l’étranger. Encore une fois, aucune mention n’est faite du fait que le nouveau PCSST aura des critères temporels obligatoires; mais là encore, je ne m’attendais pas à ce que l’annonce ministérielle entre dans les détails au sujet des critères d’admissibilité. Le véritable problème, affirme le PGC, était de reconnaître les survivants de la thalidomide, puisque le passage du temps rendait difficile l’accès aux dossiers médicaux et le fait qu’il n’existait aucun test médical précis permettant de confirmer que les malformations congénitales d’une personne ont été causées par la prise de thalidomide par la mère.
[80] Je trouve peu utiles l’annonce du budget fédéral de 2018 et l’annonce ministérielle de janvier 2019 concernant cette question. Le PGC affirme également que je devrais prendre en compte le Décret de 2019 dans son ensemble selon lequel l’administrateur doit procéder à une évaluation globale de l’admissibilité d’un demandeur. Je suis d’accord, mais comprendre la méthode n’aide pas à décider si les critères temporels sont raisonnables. Si le critère temporel n’est pas respecté, l’administrateur ne peut tenir compte de la situation globale d’une personne afin de faire une évaluation complète.
[81] La PGC soutient ensuite qu’un décret, de par sa nature même, n’a pas de raisonnement ni de justification clairement établis. Je suis d’accord, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas radié l’affidavit de Mme Moriarty qui tentait de fournir la justification nécessaire. Toutefois, il ne donnait aucun détail sur la question de la date limite du 21 décembre 1967.
[82] Je suis d’accord avec le PGC que la Cour ne devrait pas adopter une approche granulaire en évaluant le caractère raisonnable du choix de cinq ans comme limite postérieure à la période d’admissibilité au PCSST (Bienvenu c Procureur général du Canada, 2023 CF 175 [Bienvenu] au para 38). Cependant, le choix des limites temporelles n’était pas une décision politique, mais bien une décision fondée sur des considérations factuelles, ce que confirme Mme Moriarty dans son affidavit et dans son contre-interrogatoire. En l’espèce le choix de la date limite, soit le 21 décembre 1967, n’était pas raisonnable. En fait, la preuve dans l’affidavit de Mme Moriarty, et surtout son contre-interrogatoire, indiquent que cette limite n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles.
[83] Il ne s’agit pas, comme dans la décision Bienvenu, de la révision du bien-fondé politique du Décret de 2019. Il s’agit plutôt de décider si l’établissement du critère relatif à la date de naissance, comme l’a expliqué Mme Moriarty, était raisonnable compte tenu des contraintes factuelles. Quoi qu’il en soit, dans l’affaire Bienvenu, le prestataire soutenait que le règlement qui établissait l’indemnité était ultra vires parce qu’il traitait injustement certaines personnes et parce qu’il était incompatible avec les objectifs de la loi applicable. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
[84] Pour les raisons susmentionnées, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Puisque le PCSST prend fin le 3 juin 2024, et que l’âge est un facteur pris en compte dans l’évaluation préliminaire prévue au sous-alinéa 3(5)a)(ii) du Décret de 2019, je ne vois pas l’utilité de suspendre l’effet de ma décision afin que soient apportées les modifications au critère relatif à la date de naissance.
JUGEMENT au dossier T-1321-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La Cour déclare que le critère relatif à la date de naissance prévu au sous-alinéa 3(5)a)(i) du Décret sur le Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide, CP 2019-0271, du 5 avril 2019 est déraisonnable.
La Cour ordonne que le critère relatif à la date de naissance prévu au sous-alinéa 3(5)a)(i) du Décret sur le Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide, CP 2019-0271, du 5 avril 2019 soit annulé et le tiers administrateur du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide ne peut en tenir compte.
Le tout, sans frais.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1321-21 |
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INTITULÉ :
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PAUL RICHARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
OTTAWA (ONTARIO) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 13 JUIN 2023 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE PAMEL |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 29 avril 2024
|
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COMPARUTIONS :
Me Anne M. Tardif Me Marie-Pier Dupont |
Pour le demandeur |
Me Stéphanie Dion Me Christophe Laurence |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
GOWLING WLG (Canada) LLP
Ottawa (Ontario)
RAVENLAW LLP
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
Pour le défendeur |