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Date : 20240709

Dossier : T-1658-22

Référence : 2024 CF 1073

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2024

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE :

JEAN CARON

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] M. Jean Caron [demandeur] sollicite le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent de l’Agence du revenu du Canada [ARC] datée du 21 juillet 2022, qui a déterminé que le demandeur n’était pas éligible à la Prestation canadienne d’urgence [PCU] ni à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] [Décision].

[2] Je suis sympathique à la position du demandeur. Néanmoins, je n’ai pas pu conclure que la Décision était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, pour les motifs qui suivent.

II. Questions en litige et la norme de contrôle

[3] Les questions en litige que le demandeur propose sont, premièrement, est-ce que l’ARC a rendu une décision déraisonnable le 21 juillet 2022, en déterminant qu’il était inéligible à la PCU et à la PCRE? Et, deuxièmement, est-ce qu’il y a eu atteinte au droit d’équité procédurale ou de justice naturelle?

[4] Une allégation portant sur une question d’équité procédurale attire une norme qui se rapproche de celle d’une norme de la décision correcte. La question est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter ou si ce dernier avait la possibilité d’y répondre de manière complète et équitable (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56).

[5] La Cour s’intéresse au processus que le décideur a suivi pour arriver à sa conclusion. L’équité procédurale comporte le droit (1) d’être entendu et (2) d’avoir la possibilité de répondre à la preuve qu’une partie doit réfuter (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Il est établi en droit que les principes de l’obligation d’équité procédurale sont « éminemment variables », intrinsèquement souples et tributaires du contexte (Baron c Procureur Général du Canada, 2023 CF 1177 aux para 19, 24).

[6] En absence d’une question d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17 [Vavilov]).

[7] La norme de la décision raisonnable s’applique dans le contexte d’un contrôle judiciaire d’une décision prise par l’ARC refusant l’octroi d’une prestation (Roussel c Canada (Procureur général), 2024 CF 809 [Roussel]; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 aux para 15-16 [Aryan]).

[8] En contrôle judiciaire la Cour doit déterminer si une décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable, si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125, 126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Faits

[9] Le demandeur a reçu des prestations sous le régime de la PCU entre le 15 mars 2020 au 26 septembre 2020 et sous le régime de la PCRE entre le 27 septembre 2020 au 9 octobre 2021. Le dossier du demandeur fait l’objet d’un premier examen afin de vérifier son admissibilité à la PCU et à la PCRE. Le 20 janvier 2022, le demandeur a envoyé à l’ARC des documents comprenant des factures et des états de compte.

[10] Le 28 février 2022, un agent de premier examen avec l’ARC a contacté le demandeur par téléphone. Le dossier comprend plusieurs documents et des entrées de journal de notes enregistrées par les agents de l’ARC (ou les systèmes automatisés) [Notes].

[11] Devant la Cour, le demandeur décrit avoir été posé plusieurs questions personnelles. Il explique qu’il a refusé de s’identifier puisqu’il voulait d’abord connaître l’identité de l’agent afin de s’assurer qu’il s’adressait véritablement à un agent de l’ARC. Selon les Notes de l’agent de premier examen, au début de l’appel, l’agent a expliqué que le demandeur pouvait appeler la ligne générale de l’ARC pour vérifier s’il s’agissait véritablement d’un appel par un agent de l’ARC. Éventuellement, le demandeur a mentionné qu’il était consultant pour deux entreprises pour lesquelles il rendait des services de comptabilité. Le demandeur a expliqué qu’il n’était pas en mesure d’effectuer son travail parce qu’il ne pouvait pas rencontrer ses clients.

[12] L’agent avise le demandeur que l’objectif de l’examen était de vérifier si son revenu brut était au moins 5 000 $ afin de déterminer son éligibilité. L’agent demande que le demandeur fournisse des documents supplémentaires comme des dépôts bancaires. Selon le demandeur, il a déjà fourni des pièces justificatives telles que les factures pour la période des mois de novembre et décembre 2021. Le demandeur a demandé que toute requête d’envoi de documents soit une demande formelle faite par écrit. L’agent s’était renseigné et avait rappelé le demandeur pour lui informer que les procédures et les directives de l’ARC ne lui permettaient pas de procéder tel que le demandeur le propose. Le demandeur a exprimé son intention de déposer une plainte. L’agent du premier examen lui a donné son nom, le nom de sa cheffe d’équipe et son numéro d’employé, tel que le demandeur a demandé. L’agent de premier examen a rappelé au demandeur qu’il était nécessaire de fournir des éléments de preuve pour être admissible.

[13] Le demandeur n’a pas fourni d’autres éléments de preuve. L’agent de premier examen a acheminé son examen du dossier. Le 3 mars 2022, une lettre confirme que le demandeur était inadmissible à la PCU et à la PCRE au motif qu’il n’avait pas satisfait le critère de revenu d’au moins 5 000 $.

[14] Le 28 mars 2022, le demandeur a transmis à l’ARC des représentations écrites. Il se plaint que l’agent de premier examen ne lui a pas dévoilé son identité et soulignait son mécontentement face à l’incompétence de cet agent. Entre autres, il confirme qu’il n’a pas travaillé durant les périodes de prestations PCU et PCRE; qu’il avait gagné 6 600 $ entre le 1er janvier et le 14 mars 2020; et demande qu’on communique avec lui par écrit. L’ARC traite cette lettre comme étant une demande de deuxième examen.

[15] Le 28 juin 2022, un agent de deuxième examen [décideur] a contacté le demandeur par téléphone. Selon les Notes de cet agent, lors de l’appel, le demandeur a refusé de fournir des renseignements par téléphone. Il souhaitait que les communications se fassent uniquement par écrit. Le décideur a expliqué qu’il était un employé du service de validation des prestations canadiennes d’urgence. Il informe le demandeur en quoi concerne l’appel et que les procédures et directives de l’ARC requièrent un contact par téléphone pour comprendre l’historique de travail et l’impact de la pandémie sur le travail du demandeur. Le décideur informe le demandeur qu’il a besoin de documents additionnels de sa part pour traiter le dossier. Le demandeur met fin à l’appel.

[16] Le 21 juillet 2022, le décideur a envoyé une lettre au demandeur pour communiquer qu’il n’était pas éligible à la PCU ni à la PCRE au motif que le demandeur n’a pas satisfait au critère du 5 000 $ de revenu minimum. La décision en contrôle judiciaire comprend les lettres envoyées du 21 juillet 2022 et les Notes qui font partie intégrante de la décision rendue (Aryan au para 22; Roussel au para 17).

IV. Analyse

[17] De façon préliminaire, le défendeur soutient que le demandeur tente d’introduire une nouvelle preuve de manière inappropriée dans son affidavit déposé à la Cour. Il s’agit de deux pièces, soit des formulaires T2125 pour les années d’imposition de 2019 et 2020. Ces documents n’étaient pas devant le décideur et la Cour ne devrait pas considérer ces pièces.

[18] En règle générale, les documents et informations que le décideur n’avait pas devant eux ne sont pas admissibles devant la Cour lors du contrôle judiciaire, à quelques exceptions près (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20), soit qu’ils 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur.

[19] Les nouvelles pièces du demandeur ne rencontrent pas ces exceptions. Donc, je ne peux les considérer. Je retiens l’argument du défendeur qui soutient, que de toute façon, ces documents ne sont pas en soi une preuve que le demandeur a gagné les montants par un revenu de travail indépendant.

A. La Décision de l’ARC n’était pas déraisonnable

[20] Pour la PCRE, le demandeur a fait demande pour les périodes de deux semaines entre le 13 octobre 2020 et le 11 octobre 2021. La PCRE émane de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [Loi PCRE], dans laquelle se trouve les conditions d’admissibilité.

[21] La Loi PCRE stipule qu’à l’égard d’une demande pour les périodes de deux semaines qui débute en 2020, ces revenus provenant des sources ci-après, pour l’année 2019 ou au cours des douze (12) mois précédant la date à laquelle elle présente sa demande, s’élevaient à au moins 5 000 $ par un emploi ou un travail exercé pour son compte. À l’égard d’une demande pour les périodes de deux semaines qui débute en 2021, ces revenus provenant des sources, pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des douze (12) mois précédant la date à laquelle elle présente sa demande s’élevaient à au 5 000 $ par un emploi ou un travail exercé pour son compte.

[22] Pour la PCU, le demandeur a fait demande pour les périodes entre le 7 avril 2020 au 31 août 2020. La PCU émane de la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8 [Loi PCU], dans laquelle se trouve les conditions d’admissibilité. La Loi PCU stipule que les demandes doivent être faites par un travailleur qui peut démontrer un revenu de 5 000 $ pour l’année 2019 ou pour les douze (12) mois précédant la date à laquelle elle présente une demande.

[23] En ce qui concerne les prestations liées à la COVID-19, notre Cour a statué à plusieurs reprises qu’il incombe aux demandeurs de s’informer sur les critères d’admissibilité pour chaque prestation, et de prouver que ces critères ont été remplis (Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 au para 55). Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas fourni suffisamment de preuves pour permettre au décideur d’arriver à une conclusion qu’il atteignait le seuil de revenu minimal de 5 000 $.

[24] Compte tenu l’exigence de rencontrer le seuil de revenu minimal est clair, je suis d’avis qu’en l’absence de toute preuve suffisante pour étayer la position du demandeur, l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas pu démontrer avoir eu un revenu d’au moins 5 000 $.

[25] Je note également que le demandeur a été avisé que d’autres documents supplémentaires ont été nécessaires pour que l’ARC puisse déterminer si le demandeur rencontrait le seuil minimal du revenu de 5 000 $. Il n’y a aucune faute susceptible d’une intervention judiciaire (Vavilov au para 10).

B. Les allégations d’atteinte à l’équité procédurale du demandeur

[26] Le demandeur avance principalement l’argument qu’en absence de communications par écrit, il n’a pas pu présenter son dossier et se défendre lors des examens par l’ARC. Par contre, il n’y a aucune référence ni de circonstances au dossier qui imposent des communications par écrit.

[27] Je constate que le demandeur a été informé que les documents qu’il avait déjà fournis étaient insuffisants. Les agents de l’ARC ont expliqué à plusieurs reprises qu’il doit fournir plus de documents afin de prouver les revenus réclamés et pour démontrer qu’il rencontre le seuil minimal, ce qu’il n’a pas fait. Le demandeur a aussi eu l’occasion d’interagir avec l’ARC pour remédier aux inquiétudes quant à son dossier. Dans les lettres de l’ARC datées du 3 mars 2022, le demandeur a reçu par écrit les directives pour effectuer une demande de deuxième examen. Dans ces lettres, l’ARC mentionne qu’une telle demande exige les renseignements suivants : « la raison pour laquelle vous n’êtes pas d’accord avec la décision », et de fournir « tout nouveau document, fait nouveau ou correspondance pertinents ».

[28] Dans ce cas-ci, le demandeur n’a pas pu me satisfaire qu’il s’agit d’une question de manquement d’équité procédurale ou de justice naturelle. Je suis d’avis qu’il a eu une occasion pleine et équitable de présenter ses observations et toutes autres documentations supplémentaires au cours de son deuxième examen. Je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement d’équité procédurale.

[29] Avec tout respect, quoique le demandeur est en désaccord avec la conclusion de l’ARC et je reconnais la difficulté financière qui en découle, les faits ne donnent pas lieu à une conclusion d’un manquement d’équité procédurale ni à une conclusion que la décision était déraisonnable.

V. Dépens

[30] Les parties se sont entendues à un montant forfaitaire de 500 $ en dépens pour la partie qui aurait gain de cause.

[31] En dépit de cette entente, je suis d’avis que l’adjudication de dépens n’est pas appropriée en l’espèce. Le demandeur a agi pour son propre compte et ses soumissions écrites et à l’audience étaient concises. Il a fait preuve de civisme lors de l’audience et une ordonnance de dépens serait indûment punitive eu égard à ses circonstances personnelles. Le cas en l’espèce est similaire à l’analyse de la juge Pallotta dans Showers c Canada (Procureur Général) 2022 CF 1183 au paragraphe 32 et du juge Southcott dans Broughton v Canada (Attorney General) 2023 FC 1693 au paragraphe 34. J’exercerai mon pouvoir discrétionnaire et aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T-1658-22

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1658-22

INTITULÉ :

JEAN CARON c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUIN 2024

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JUILLET 2024

COMPARUTIONS :

Jean Caron

Pour le demandeur

(EN SON PROPRE NOM)

Me Jean Bonin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur Général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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