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Date : 20240705


Dossier : T-1433-22

Référence : 2024 CF 1050

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MARINA PAQUET

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] En 2019, avant la pandémie COVID-19, Marina Paquet (« la demanderesse ») travaillait à temps partiel pour la Fondation pour le développement des régions (« la Fondation ») et pour la Croix Dorée services aux aînés, qui fournit des services de transport et des services à domicile aux personnes âgées. Elle a dû cesser de fournir ses services en février 2020, en raison de la suspension des services à cause de la pandémie.

[2] Mme Paquet a demandé et reçu la prestation canadienne d’urgence (« PCU ») pour quatre périodes de deux semaines, débutant le 15 mars 2020 et se terminant le 4 juillet 2020. Dans le contexte d’une vérification, un agent de l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») a déterminé qu’elle n’était pas admissible à la PCU, car elle ne répondait pas aux critères. En particulier, l’agent a conclu que Mme Paquet n’a pas démontré qu’elle avait gagné au moins 5 000 $ de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande.

[3] Suite à cette décision, et après que la Fondation a fourni plus de renseignements sur sa paie, Mme Paquet a demandé un deuxième examen de ses demandes de PCU. Le 11 mars 2022, l’agent a rendu sa décision selon laquelle la demanderesse n’était pas admissible à la PCU du fait qu’elle ne répondait pas à un seul critère : ne pas avoir gagné au moins 5 000 $ de revenus nets en 2019 ou au cours des 12 mois avant la date de sa demande.

[4] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Selon la demanderesse, la décision est déraisonnable, compte tenu de la preuve qu’elle a déposée.

I. Les faits

[5] La demanderesse travaillait à temps partiel pour la Fondation pour le développement des régions en 2019 et en 2020. La Fondation est une organisation à but non lucratif qui fournit des services de transport et des services à domicile aux personnes âgées. La demanderesse ne recevait pas un salaire pour ses services, mais la Fondation lui a acheté une voiture, des meubles, des électroménagers et de la nourriture pour une somme excédant 5 000 $ en 2019. La demanderesse reçoit aussi des prestations d’aide sociale depuis l’année 2008.

[6] Pendant la pandémie, la demanderesse a reçu la PCU pour quatre périodes de deux semaines débutant le 15 mars 2020 et se terminant le 4 juillet 2020.

[7] La PCU fait partie de l’arsenal de mesures introduites par le gouvernement fédéral à compter de 2020 afin de pallier les répercussions économiques causées par la pandémie de COVID-19. La PCU faisait office de paiements pécuniaires ciblés qui visaient à fournir un soutien financier aux travailleurs et travailleuses ayant subi une perte de revenus en raison de la pandémie, et qui ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par le régime d’assurance-emploi.

[8] Le 9 octobre 2020, l’ARC a déterminé que la demanderesse n’était pas admissible à la PCU pendant toutes les périodes, car elle ne répondait pas à deux critères : (1) avoir gagné au moins 5 000 $ de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande; et (2) ne pas avoir cessé de travailler, ou avoir des heures de travail réduites, en raison de la COVID-19 (premier examen).

[9] Mme Paquet affirme qu’elle a reçu des prestations d’aide sociale depuis l’année 2008. Avant l’examen de son admissibilité à la PCU, le dernier revenu d’emploi qu’elle a déclaré est un gain T4 de 160 $. Elle n’a déclaré aucun revenu d’emploi dans sa déclaration de revenus initiale pour 2019. En juillet 2020, durant l’examen de son admissibilité à la PCU, la Fondation a émis un T4 indiquant une somme de 5 000 $, et Mme Paquet a effectué un redressement de sa déclaration de revenus afin d’ajouter cette somme à ses revenus pour l’année d’imposition 2019.

[10] Le 20 août 2021, la Fondation a envoyé une lettre explicative à l’ARC, précisant que la rémunération de Mme Paquet pour ses services de transport et ses services d’aide à domicile aux personnes âgées de juin 2019 à février 2020 consistait en : (i) l’achat d’une voiture pour la somme de 3 500 $; (ii) le paiement des taxes du véhicule; (iii) les réparations du véhicule; et (iv) l’achat de meubles et d’électroménagers d’une valeur de 1 570 $.

[11] La demanderesse a demandé un deuxième examen. Le 11 mars 2022, l’agent a rendu sa décision voulant que la demanderesse ne soit pas admissible à la PCU du fait qu’elle ne répondait pas à un seul critère : ne pas avoir gagné au moins 5 000 $ de revenus nets en 2019 ou au cours des 12 mois avant la date de sa demande. La demande de contrôle judiciaire vise cette décision.

[12] La décision d’inadmissibilité est fondée sur une raison centrale : la demanderesse n’avait pas de revenu d’emploi; elle a seulement reçu des avantages liés à une entente d’échange de services avec la Fondation. L’agent note que la demanderesse a été rémunérée par la Fondation sous forme de meubles, d’une voiture usagée, d’électroménagers, etc., pour une valeur totale dépassant 5 000 $. Mme Paquet a inclus comme preuve :

  • Une facture de 3 500 $ pour l’achat d’une voiture usagée au nom d’une tierce personne;
  • Une facture de 1 570 $ pour l’achat d’électroménagers et de meubles à son nom;
  • Deux lettres de Mme Sonia Gagnon de la Fondation, qui indiquent que la demanderesse a été payée de cette manière et que la demanderesse offre ses services à la Fondation en échange d’un ameublement et non d’un revenu d’emploi.

[13] L’agent a conclu que toutes ces preuves démontrent que la demanderesse n’avait pas de salaire en 2019, seulement une entente d’échange de services. De plus, la facture pour l’achat de la voiture d’occasion est au nom de Sonia Gagnon (la directrice de la Fondation), et non au nom de la demanderesse.

[14] L’agent a aussi ajouté (dans une section intitulée « Commentaires additionnels ou préoccupations ») que la demanderesse n’a pas déclaré de revenus pour les années avant la pandémie et a effectué un redressement pour y ajouter des revenus T4 de 5 000 $. De plus elle n’a aucun historique récent de revenus de travail avant le redressement et les derniers revenus d’emploi déclarés datent de 2008, pour un montant de 160 $.

[15] Pour tous ces motifs, l’agent a conclu que la demanderesse était non admissible à la PCU.

[16] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[17] La seule question en litige est la suivante : la décision issue du deuxième examen est-elle raisonnable? La question centrale en l’espèce est de savoir si la définition d’ « emploi » dans la Loi sur la prestation d’urgence, LC 2020, c 5, art. 8, inclut le travail rémunéré par des biens et non seulement par un salaire.

[18] Il y a aussi une question préliminaire : les nouvelles explications que la demanderesse a incluses dans son mémoire sont-elles admissibles?

[19] La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable comme le prescrit l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et récemment confirmé par l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21.

[20] Une décision sera déraisonnable lorsque la Cour est convaincue que la décision souffre de lacunes graves « à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au paragraphe 100). En vertu du principe de justification, lorsque la décision a des répercussions particulièrement graves sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs doivent tenir compte proportionnellement de ces enjeux (Vavilov au paragraphe 133).

III. Analyse

A. Question préliminaire – nouvelles explications

[21] Dans son mémoire des faits et du droit, la demanderesse a offert des explications relatives à son historique de travail, incluant des factures d’épicerie payées par son employeur d’une valeur de 2 400 $ pour l’année 2019. Elle a déclaré n’avoir aucun historique récent de revenu d’emploi parce qu’elle ne savait pas qu’elle devait déclarer les avantages sociaux à l’ARC; et elle a donné les raisons pour lesquelles l’achat du véhicule n’était pas à son nom.

[22] Le défendeur soutient que ces arguments sont nouveaux et n’étaient pas devant le décideur au moment de rendre sa décision. Selon le défendeur, la Cour peut uniquement considérer la preuve dont disposait le décideur au moment de rendre sa décision et ne peut pas tenir compte de la nouvelle preuve.

[23] La demanderesse soutient qu’elle aurait pu transmettre ce renseignement à un agent qui avait été affecté à son dossier. Comme elle n’avait pas le nom d’un agent, elle ne savait pas à qui s’adresser pour fournir ces détails supplémentaires.

[24] Malgré ma sympathie pour l’explication fournie par la demanderesse, je ne peux pas tenir compte des informations supplémentaires qu’elle a fournies. Il est bien établi que la Cour, lors d’un contrôle judiciaire, ne peut généralement pas prendre en considération les éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur administratif (Tseil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux paragraphes 97-98; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au paragraphe 19.)

[25] Bien que cette règle puisse sembler technique, elle sert un objectif important. Pour déterminer si une décision est raisonnable ou non, la Cour ne peut prendre en considération que les informations qui ont été fournies au décideur initial. Le fait que d’autres informations auraient pu être fournies, mais ne l’ont pas été, ne rend pas la décision initiale déraisonnable. On ne peut pas reprocher à un décideur de ne pas avoir pris en compte des informations qui ne lui ont jamais été fournies.

[26] En ce qui concerne l’argument de la demanderesse selon lequel elle ne connaissait pas le nom de l’agent à contacter au sujet de son dossier, le dossier montre pourtant qu’un agent a communiqué avec elle pour lui demander de soumettre toute information supplémentaire qu’elle souhaitait fournir. Dans ces circonstances, c’est tout ce que l’ARC devait faire pour remplir ses obligations.

[27] Dans les circonstances de l’espèce, je vais examiner la décision en me reportant seulement à la preuve et aux renseignements qui ont été soumis à l’ARC.

B. Question no 2 : la décision, est-elle raisonnable?

[28] L’agent a conclu que la demanderesse est non admissible à la PCU parce qu’elle ne recevait pas un salaire. L’agent a examiné la preuve déposée par la demanderesse, incluant les explications de la Fondation, les factures et d’autres documents. Voici l’essentiel de la décision :

La [demanderesse] ne recevait pas un salaire pour les services qu’elle offrait, mais la compagnie lui a acheté une voiture, des meubles, des électroménagers et de la nourriture, pour un total, selon la [demanderesse] dépassant 5000$ en 2019. Pour démontrer ses revenus de travail, la [demanderesse] a soumis une facture pour 1’achat d’une voiture d’occasion, et une facture pour 1’achat d’électroménagers et de meubles. La facture pour 1’achat de la voiture, d’un montant de 3500$, est au nom de Sonia Gagnon. Le nom de la [demanderesse] n’est pas inscrit sur la facture, et donc ce montant ne peut pas être considéré comme revenu d’emploi. En ce qui concerne la facture pour 1’achat d’électroménagers et de meubles, bien que le nom de la [demanderesse] figure sur la facture, et qu’une lettre de 1’employeur atteste [qu’elle] a été payée de cette manière, ce montant de 1570$ ne peut pas être considéré comme un salaire. Il s’agit d’une entente d’échange de services. En présence des documents soumis, le critère du 5000$ ne peut être considéré comme étant respecté.

[29] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve qu’elle a soumise.

[30] J’ai déjà expliqué pourquoi je ne peux pas prendre en compte les informations supplémentaires fournies par la demanderesse. Comme le montre l’extrait de la décision ci-dessus, le décideur se réfère aux informations fournies, mais estime qu’elles ne démontrent pas que la demanderesse avait un contrat de travail avec la Fondation. Je ne trouve pas d’erreur dans cette analyse.

[31] L’agent a conclu que la facture pour l’achat des électroménagers et des meubles d’une somme de 1 570 $ provient d’une entente d’échange de services par laquelle la demanderesse offre des services à la Fondation pour s’occuper de ses clients.

[32] Je conviens que la décision est raisonnable. Elle est fondée sur une analyse cohérente et rationnelle, et elle est justifiée à l’égard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov au paragraphe 85). Dans Vavilov, la Cour suprême affirme « qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir “d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur” […] » (au paragraphe 125). En l’espèce, il n’y a aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait une réévaluation de la preuve.

[33] Bien que j’éprouve une grande sympathie pour la situation dans laquelle la demanderesse se trouve aujourd’hui, je ne décèle aucune raison de remettre en question la décision de l’ARC. La demanderesse a exprimé sa frustration de ne pas avoir un seul point de contact à l’ARC pour traiter son cas, mais les éléments du dossier montrent qu’elle a discuté de son cas avec des agents et qu’on lui a demandé de fournir des informations supplémentaires pour justifier sa demande.

[34] Comme le défendeur a indiqué lors de l’audition, les parties peuvent discuter des prochaines étapes en vue d’un éventuel recouvrement des paiements effectués. Les modalités de recouvrement excèdent le cadre de la présente demande.

[35] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

[36] Je note, en guise de post-scriptum, que Mme Paquet s’est représentée elle-même, mais elle a eu l’aide de Mme Sonia Gagnon dans la présentation de ses observations devant la Cour. La Cour souhaite exprimer sa reconnaissance à Mme Gagnon et la remercier pour l’aide qu’elle a apportée au cours de l’audience.

 


JUGEMENT au dossier T-1433-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1433-22

INTITULÉ :

MARINA PAQUET c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

québec (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 décembre 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 5 juillet 2024

COMPARUTIONS :

Mme Marina Paquet

POUR sON Propre compte

Me Simon Dufour

POUR Le DÉFENDEuR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR Le DÉFENDEuR

 

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