Dossiers : T-901-23
T-902-23
Référence : 2024 CF 619
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 24 avril 2024
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE : |
Stanislawa Wojtasik
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demanderesse |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le gouvernement du Canada a instauré la Prestation canadienne d’urgence (la PCU) et ensuite la Prestation canadienne de la relance économique (la PCRE) afin d’offrir une aide financière aux personnes occupant un emploi ou exécutant un travail pour leur compte qui ont été directement touchées par la pandémie de COVID-19 : voir Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8, et Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2.
[2] Pour être admissible à ces prestations, le demandeur devait démontrer qu’il avait gagné, pendant la période d’admissibilité, un revenu égal ou supérieur à une somme préétablie et tiré d’un emploi ou d’un travail exécuté pour son compte. Pour la PCU, le demandeur devait démontrer que ses revenus tirés d’un emploi ou d’un travail exécuté pour son compte, pour l’année 2019 ou au cours des douze mois précédant la présentation de sa demande s’élevaient à au moins 5 000 $ (avant impôts). La PCU était versée à l’égard de toute période de quatre semaines comprise entre le 15 mars 2020 et le 3 octobre 2020. Pour ce qui est de la PCRE, le demandeur devait démontrer que ses revenus tirés d’un emploi ou ses revenus tirés d’un travail exécuté pour son compte (moins les dépenses) pour l’année 2019, pour l’année 2020 ou au cours des douze mois précédant la présentation de sa demande, s’élevaient à au moins 5 000 $ (avant impôts). La PCRE était versée à l’égard de toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021. L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) était responsable de la gestion des deux programmes de prestations.
[3] La demanderesse, Mme Stanislawa Wojtasik, a demandé la PCU et la PCRE. Afin de démontrer qu’elle satisfaisait aux critères financiers d’admissibilité, elle a fourni à l’ARC des documents selon lesquels, de janvier à mars 2020, elle avait gagné un revenu en travaillant pour sa fille et son beau-fils comme gardienne d’enfants et aide-ménagère. Un long conflit s’est alors amorcé entre l’ARC et la demanderesse sur la question de savoir si cette dernière avait démontré qu’elle avait gagné un revenu suffisant la rendant admissible aux prestations. Il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de faire l’historique du conflit. Il suffit de dire que le conflit portait non pas sur la question de savoir si le revenu déclaré par la demanderesse respectait le seuil établi (il le respectait), mais plutôt sur la question de savoir si la demanderesse avait fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle avait gagné le revenu déclaré.
[4] Les décisions défavorables définitives quant à l’admissibilité de la demanderesse à la PCU et à la PCRE ont été rendues le 7 avril 2023 et communiquées à la demanderesse par lettres types datées du 12 avril 2023. Dans les deux lettres, il est indiqué que la demanderesse n’était pas admissible aux prestations puisqu’elle n’avait pas gagné le revenu minimum requis au cours des périodes d’admissibilité applicables.
[5] La demanderesse, qui agit pour son propre compte, sollicite le contrôle judiciaire de ces deux décisions en application du paragraphe 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. En raison des éléments communs entre les deux demandes, ces dernières ont été entendues ensemble.
[6] Comme je l’explique plus loin, je conclus que les demandes doivent être accueillies puisque le décideur n’a pas tenu compte d’un important élément de preuve qui lui avait été présenté – à savoir, la déclaration de revenus de la demanderesse pour l’année 2020. En raison de cette erreur, les décisions ne satisfont pas aux exigences de transparence, d’intelligibilité et de justification, et sont donc déraisonnables.
[7] La demanderesse n’a pas fait mention de la norme de contrôle applicable à l’examen du bien-fondé des décisions. Pour sa part, le défendeur affirme que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à l’examen des décisions administratives et qu’en l’espèce, rien ne justifie une dérogation à cette présomption : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 10. Je partage l’avis du défendeur. En effet, il est maintenant bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’il s’agit de la norme de contrôle applicable à l’examen du bien-fondé des décisions concernant l’admissibilité à la PCU et à la PCRE : voir Matembe c Canada (Procureur général), 2023 CF 290 au para 18, et les décisions auxquelles il y est fait référence.
[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision qui satisfait à ces critères (Vavilov, au para 85). À moins de circonstances exceptionnelles, le rôle de la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable ne consiste pas à apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni à modifier les conclusions de fait de ce dernier (Vavilov, au para 125). Avant d’infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
[9] Puisque j’estime que les décisions en l’espèce souffrent d’une telle lacune, je n’ai pas à examiner l’observation de la demanderesse selon laquelle les décisions n’ont pas été rendues conformément aux principes d’équité procédurale.
[10] Les décisions définitives quant à l’admissibilité de la demanderesse à la PCU et à la PCRE ont été rendues par le même agent de validation des prestations de l’ARC (l’agent). Les notes de l’agent au sujet des deux demandes sont identiques. Il ressort de ces notes que l’agent a examiné divers documents présentés par la demanderesse et a également tenu compte des renseignements que la demanderesse et son beau-fils avaient fournis à l’ARC lors d’échanges téléphoniques. L’agent a tiré la conclusion générale suivante au sujet des deux demandes : [traduction] « Après avoir suivi le processus d’évaluation de l’admissibilité et tenu compte du caractère raisonnable, j’ai conclu que [la demanderesse] n’est pas admissible aux prestations puisqu’elle n’a pas un historique concret en matière de déclaration de revenus de travail exécuté pour son compte (moins les dépenses) et qu’elle n’a pas d’autres clients ni d’autres documents pour démontrer qu’elle avait gagné un revenu de travail. »
[11] Je souscris à l’avis de la demanderesse selon lequel cette conclusion est déraisonnable sur un point important. L’agent n’a jamais tenu compte du fait que la demanderesse, dans sa déclaration de revenus pour l’année 2020, a déclaré les revenus de travail exécuté pour son compte sur lesquels elle s’appuyait pour établir son droit à la PCU et à la PCRE, revenus pour lesquels elle avait également payé l’impôt y étant associé. L’agent devait avoir accès à ces renseignements puisque des extraits des sections pertinentes de la déclaration de revenus de la demanderesse figurent aux dossiers certifiés du tribunal. Ces renseignements peuvent certainement corroborer l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle a gagné un revenu suffisant pour avoir droit aux prestations. Un décideur raisonnable pourrait conclure que la preuve est déterminante ou qu’elle ne l’est pas, mais l’agent aurait dû tenir compte de cette preuve étant donné sa pertinence évidente. En raison de l’erreur de l’agent, les décisions ne satisfont pas à la norme de transparence, d’intelligibilité et de justification à l’égard de questions fondamentales. Par conséquent, les décisions doivent être annulées et les demandes renvoyées en vue d’un nouvel examen.
[12] Finalement, le défendeur dans les deux affaires est le procureur général du Canada : voir le paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. L’intitulé des deux affaires sera modifié en conséquence.
[13] La demanderesse n’a pas demandé de dépens, donc aucuns ne seront adjugés.
JUGEMENT dans les dossiers T-901-23 et T-902-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
L’intitulé des deux affaires est modifié de sorte que le défendeur est le procureur général du Canada plutôt que l’Agence du revenu du Canada.
Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.
Les décisions du 7 avril 2023 sont annulées et les demandes sont renvoyées à un autre décideur en vue d’un nouvel examen.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
Une copie des présents motifs sera versée dans chaque dossier.
« John Norris »
Juge
Traduction certifiée conforme
Karyne St-Onge, jurilinguiste
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-901-23 |
INTITULÉ :
|
STANISLAWA WOJTASIK c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
ET DOSSIER :
|
T-902-23 |
INTITULÉ :
|
STANISLAWA WOJTASIK c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 7 NOVEMBRE 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE NORRIS
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 24 AVRIL 2024
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COMPARUTIONS :
Stanislawa Wojtasik |
POUR SON PROPRE COMPTE |
Amin Nur |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |