Dossier : IMM-219-23
Référence : 2024 CF 180
Ottawa, Ontario, le 22 février 2024
En présence de madame la juge Azmudeh
ENTRE :
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OMAR MOUSSA
YARA OMAR MOUSSA
AMIR MAHDI MOUSSA
SARA AL MAWLA
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Omar Moussa, Yara Omar Moussa, Amir Mahdi Moussa et Sara Al Mawla [collectivement, les « demandeurs »
] sont des citoyens du Liban et demandent un contrôle judiciaire du rejet de leur demande d'asile par la Section d'appel des réfugiés [« SAR »
] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [« CISR »
]. Le contrôle judiciaire est rejeté pour les raisons suivantes.
[2] Voici les faits incontestés que la SAR avait acceptés :
• Les demandeurs vivaient à Alkousaibe, une agglomération de la ville de Nabatieh située dans le sud-est du Liban. L’appelant principal était concessionnaire d’automobiles. En juillet 2018, il s’est fait voler un de ses véhicules par une bande criminelle. Il fut averti que sa vie pourrait être en danger s’il faisait une dénonciation à la police. La bande a exigé de lui un montant d’argent considérable avant qu’elle n’accepte de lui retourner le véhicule.
• Neuf mois plus tard, en avril 2019, la bande a obligé le demandeur principal d’aller à la rencontre de son chef, Abou Ali Hamieh. Celui-ci a alors exigé que, dorénavant, l’appelant principal fournisse à la bande le nom et l’adresse de chaque personne à qui il vendrait un véhicule ainsi qu’une copie des clés de ce véhicule. Le demandeur principal lui a répondu qu’il ne se plierait pas à cette exigence. Il a alors été battu par plusieurs membres de la bande et avertit qu’il allait devoir reconsidérer sa position.
• Quatre jours plus tard, le demandeur principal a reçu la visite de plusieurs membres de la bande qui l’ont alors informé que leur chef avait donné l’ordre qu’il soit tué parce qu’il le tenait responsable de l’arrestation d’un des leurs, survenue après que l’appelant principal eut porté plainte à la police. En apprenant cela, le demandeur principal prit la décision que lui et sa famille devaient quitter le pays pour leur propre sécurité.
[3] La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que les demandeurs disposaient d'une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Beyrouth et ont rejeté les allégations des demandeurs selon lesquelles l'organisation criminelle avait des liens avec le Hezbollah ou le gouvernement libanais. Elles ont conclu que la bande d'Ali Hamieh n'avait ni les moyens ni la motivation pour nuire aux requérants à Beyrouth. Les deux divisions ont également estimé que Beyrouth était une PRI raisonnable. Lors de l’audience devant la SAR, les demandeurs ont soumis trois nouvelles preuves que la SAR a accepté en vertu de l’article 110(4) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés [LIPR]. Il s’agit des preuves suivantes :
Une lettre du maire de Alkousaibe-Nabatieh, Hassan Rashid Mehdi datée le 1 juillet 2022 :
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Une lettre du maire de Msaytbeh-Beyrouth, Abdallah Mohamad Al-Akhras, datée du 13 juillet 2022 :
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Déclaration du père du demandeur principal datée le 14 juillet 2022. La traduction anglaise figurant dans le dossier est la suivante :
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I. Décision
[4] Je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur puisque j'estime que la décision prise par la SAR est raisonnable.
[5] Les parties soutiennent, et je suis d'accord avec elles, que le critère d'examen en l'espèce est celui du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII), [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]).
Le cadre légal
[6] Le test à deux volets pour une PRI est bien établi :
a) le demandeur ne sera pas persécuté (selon le critère de la « possibilité sérieuse ») ou ne sera pas exposé à un danger ou à un risque en vertu de l'article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR] (selon le critère de la
« prépondérance des probabilités »
) dans le PRI proposé ; etb) dans toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur, les conditions dans la PRI sont telles qu'il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d'y chercher refuge.
[7] Une fois que la PRI est soulevée, le demandeur d'asile a le fardeau de prouver qu'il n'a pas de PRI viable. Cela signifie que pour contrer la proposition selon laquelle il dispose d'une PRI viable, le demandeur d'asile a la charge de démontrer soit qu'il serait en danger dans la PRI proposée, soit, même s'il n'est pas en danger dans la PRI proposée, qu'il serait déraisonnable, dans toutes les circonstances, qu'il s'y réinstalle. La charge de ce deuxième critère (caractère raisonnable de la PRI) est très lourde, car la Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 FC 164 [Ranganathan], a estimé qu'il ne fallait rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un demandeur d'asile lors de son voyage ou de sa réinstallation temporaire dans une zone sûre. En outre, il faut des preuves réelles et concrètes de ces conditions. Pour le critère de la PRI en général, voir Rasaratnam c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 FC 706 ; Thirunavukkarasu c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 FC 589 (CA) ; Ranganathan ; et Rivero Marin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 1504 au paragraphe 8.
Analyse : Caractère raisonnable de la décision?
[8] Le premier volet du test PRI : L'analyse de la SAR qui a permis de conclure que les demandeurs n'étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution pour un motif prévu par la Convention en vertu de l'article 96 de la LIPR ou, selon la prépondérance des probabilités, à un risque personnel de préjudice en vertu de l'article 97(1) de la LIPR dans le cadre de la PRI était-elle raisonnable ?
[9] La partie demanderesse affirme que même si la SAR a admis les nouveaux éléments de preuve, elle ne les a pas examinés de manière raisonnable. Elles affirment que les trois déclarations attaquaient et visaient directement les affirmations de la SPR dans sa décision à l’effet que les persécuteurs du demandeur principal n’auraient pas la motivation de le rechercher en raison de l’écoulement du temps.
[10] Je ne suis pas d'accord. En fait, j'estime que la SAR s'est penchée sur les raisons pour lesquelles les éléments de preuve dans leur ensemble, y compris les nouveaux éléments de preuve, n'aidaient pas les demandeurs à s'acquitter de leur fardeau de démontrer qu’ils courent un risque sérieux de persécution ou un risque personnel de préjudice dans le PRI.
[23] Tenant compte du premier volet de l’analyse de la PRI qu’a établi la jurisprudence, c’est-à-dire celui de savoir si les appelants risquent sérieusement ou pas d’être persécutés ou de subir personnellement une menace à leurs vies, j’estime que la preuve présentée, y compris la nouvelle preuve, ne démontre pas qu’un tel risque existe. On ne sait rien de l’identité des trois individus qui auraient approché les maires d’Alkousaibe et de Msaytbeh si ce n’est qu’il s’agissait de personnes inconnues qui n’avaient pas de statut officiel (« do not have any official status »). Même avec ce qui est contenu dans la déclaration du père de l’appelant principal, je ne considère pas qu’il soit raisonnable de présumer que ces personnes ont des liens avec la bande ou de présumer des motifs pour lesquels ils ont voulu savoir où se trouvait l’appelant principal.
[Nos soulignements]
[11] Lorsque j'examine les trois déclarations reproduites ci-dessus, j'estime que les conclusions de la SAR sont raisonnables. Lors de l'audience, l'avocat des demandeurs a beaucoup insisté sur la lettre du père pour faire valoir que le lien avec la motivation permanente du gang était prouvé. Cependant, la lettre est assez vague. Il n'est pas clair si l'affirmation du père selon laquelle il a été extorqué à cause de son fils est basée sur des preuves fiables ou sur ses propres déductions. Le père ne parle pas d'un temps ou d'un lieu. Une fois que la question du PRI est soulevée, il incombe au demandeur de prouver qu'elle n'existe pas. La SAR pouvait conclure que ces lettres, y compris celle du père, ne le faisaient pas. En fait, les demandeurs demandent à la Cour de réapprécier la preuve, ce qu'elle ne peut pas faire.
[12] Je constate également que les lettres adressées aux maires, y compris le maire du district de Beyrouth, étaient vagues, car des personnes inconnues les avaient approchés. Ni les maires ni la SAR ne sont censés spéculer sur le fait qu'ils démontreraient que, selon la prépondérance des probabilités, le même gang reste motivé par les demandeurs en raison d'une conversation avec des inconnus plusieurs années plus tard.
[13] Dans ces circonstances et compte tenu des informations vagues contenues dans la lettre, la décision de ne pas organiser d'audience était également raisonnable.
[14] Les demandeurs soutiennent que la SPR et la SAR ont également ignoré les preuves des liens entre le gang et le Hezbollah. Je ne pense pas que cela soit exact. Je trouve également raisonnable que la SAR n'ait pas vu de lien entre le gang criminel et le Hezbollah ou le gouvernement. La SAR avait donné raison à la SPR sur ce point et n'a pas trouvé que les nouveaux éléments de preuve permettaient d'y remédier. La SPR a fondé sa conclusion, en partie, sur l'échange suivant (original en anglais) pendant l’audience :
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[15] Sur la base de l'échange susmentionné, la SPR a fait la constatation suivante, que la SAR a raisonnablement acceptée (la procédure au SPR s'est déroulée en anglais) :
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[16] J'estime donc que la conclusion de la SAR selon laquelle la famille serait en sécurité à Beyrouth est raisonnable.
Deuxième volet : La SAR pouvait-elle raisonnablement conclure qu'il serait raisonnable pour les demandeurs, dans leur situation particulière, de s'installer à Beyrouth ?
[17] J’estime que la SAR a procédé à une analyse indépendante du deuxième volet dans le contexte de son fardeau de la preuve élevé et a estimé que les demandeurs ne s'étaient pas acquittés de leur fardeau. La SAR était consciente des problèmes que connaît le Liban et qui ont créé une situation généralement difficile pour ses citoyens :
[24] Quant au deuxième volet de l’analyse de la PRI, qui consiste à déterminer si le choix de Beyrouth est raisonnable compte tenu des circonstances, y compris celles qui sont particulières aux appelants, je ne considère pas que la preuve disponible concernant les conditions actuelles dans cette ville, y compris la preuve qui figure dans le Cartable national de documentation (CND) pour le Liban, démontre que la vie et la sécurité des appelants serait en péril s’ils devaient s’établir à cet endroit. Je prends acte du fait que le pays tout entier est dans un imbroglio politique pour laquelle aucun dénouement ne se pointe à l’horizon et que le pays vit aussi une crise économique et financière qui a eu des effets dévastateurs sur une partie importante de la population. À cela s’ajoute l’impact d’une explosion massive dans le port de Beyrouth qui a eu lieu en août 2020 et qui a détruit une partie importante de la ville. Tout cela rend l’option d’un retour au Liban peu enviable pour les appelants et j’ose ajouter que ce n’est certes pas un milieu désirable pour y élever de jeunes enfants.
[25] Toujours est-il que la jurisprudence a fixé des critères très exigeants pour déterminer si une PRI est déraisonnable. Ce qui est exigé n’est rien de moins que la preuve de l’existence de conditions qui mettront la vie et la sécurité des appelants en péril. L’instabilité à elle seule ne permet pas de formuler des conclusions quant au caractère raisonnable, pas plus que la démonstration de l’existence d’une infrastructure qui se désagrège. C’est pourquoi je conclus que les appelants n'ont pas satisfait leur fardeau de preuve par rapport au deuxième volet de l’analyse de la PRI.
[18] Il existe une chaîne de raisonnement claire qui explique comment la SAR en est arrivée à sa conclusion. Cela la rend raisonnable.
JUGEMENT AU DOSSIER IMM-219-23
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n'y a pas de question à certifier.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-219-23
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INTITULÉ :
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OMAR MOUSSA, YARA OMAR MOUSSA,
AMIR MAHDI MOUSSA, SARA AL MAWLA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 31 janvier 2024
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE AZMUDEH
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DATE DES MOTIFS :
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LE 22 FÉvRier 2024
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COMPARUTIONS :
Me Jacques Beauchemin
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POUR LES DEMANDEURS
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Me Jeanne Robert
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Jacques Beauchemin Avocat
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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