Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240205


Dossier : T‑2504‑22

Référence : 2024 CF 182

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2024

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

JUANITA WOOD

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu et contexte

[1] La demanderesse, Mme Juanita Wood, se représente elle‑même. Par une requête écrite présentée en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], Mme Wood, s’appuyant sur le paragraphe 51(1) des Règles, souhaite porter en appel l’ordonnance datée du 17 février 2023 par laquelle la juge adjointe Coughlan a accueilli la requête en radiation, fondée sur l’article 221 des Règles, qu’avait présentée le défendeur, le procureur général du Canada [le PGC] et a rejeté sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente (Wood c Canada (Procureur général), 2023 CF 224 [Wood CF]); Mme Wood présente également une requête distincte en vue d’obtenir une prorogation de délai pour le faire. Le PGC ne prend pas position au sujet de la requête en prorogation de délai mais, chose certaine, il conteste la requête en appel de Mme Wood contre la décision de la juge adjointe.

[2] Les faits sont relativement simples. Le ministère de la Voirie et des Travaux publics du Yukon a mis fin en 2014 à l’emploi qu’exerçait Mme Wood. Celle‑ci a par la suite engagé de nombreux litiges en lien avec son congédiement, notamment des efforts pour intenter des poursuites en vertu de la législation sur la santé et la sécurité du Yukon; ses efforts ont été vains et la Cour suprême et la Cour d’appel du Yukon ont fini par déclarer qu’elle était une plaideuse quérulente. Mme Wood a par la suite engagé une série de poursuites criminelles liées au même différend; en avril 2022, elle a déposé 11 dénonciations sous serment contenant 59 chefs d’accusation à l’encontre du gouvernement du Yukon, de la Commission de la santé et de la sécurité au travail du Yukon [la CSSTY], ainsi que d’un certain nombre de leurs employés et directeurs. Neuf des onze dénonciations ont été suspendues par le directeur des poursuites pénales [le DPP] agissant pour le compte du PGC, tandis que la Cour territoriale du Yukon a refusé de traiter les deux dénonciations restantes; la demande d’autorisation présentée par Mme Wood en vue de faire annuler la décision de la Cour territoriale du Yukon a été rejetée par la Cour suprême du Yukon.

[3] En juillet 2022, Mme Wood a déposé cinq nouvelles dénonciations sous serment dans le cadre d’une poursuite privée, désignant comme accusés le gouvernement du Yukon, la CSSTY et une série de personnes. En octobre 2022, le DPP, agissant pour le compte du PGC, a suspendu ces cinq dénonciations avant la tenue de l’audience préparatoire [la décision du DPP]; c’est sur cette décision que porte la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, laquelle inclut une demande d’ordonnance de mandamus pour que les cinq nouvelles dénonciations puissent faire l’objet d’une audience préparatoire.

[4] Le PGC a déposé une requête en radiation de la demande sous‑jacente au motif que notre Cour n’a pas compétence pour entendre l’affaire, soutenant que le procureur de la Couronne, en rendant la décision du DPP, exerçait son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et que, ce faisant, il n’était donc pas un « office fédéral » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [la Loi sur les CF]. Mme Wood, en revanche, conteste cette affirmation et soutient que la Cour fédérale a bel et bien compétence exclusive pour statuer sur une demande d’annulation de la décision du PGC de prononcer une suspension. À cette fin, Mme Wood invoque deux décisions de la Cour suprême du Yukon à l’appui de la thèse selon laquelle un procureur de la Couronne qui prononce la suspension d’une dénonciation privée agit en tant qu’« office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les CF car, en agissant de la sorte, le procureur de la Couronne était une personne « exerçant ou censé[e] exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale », plus précisément l’article 579 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46 [le Code criminel], se plaçant ainsi sous la compétence exclusive de la Cour fédérale, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF (Knol v Canada (Attorney General), 2013 YKSC 121 [Knol] aux para 15‒16, citant Joe v Canada (AG), 2008 YKSC 68 [Joe] au para 9).

[5] La juge adjointe s’est rangée du côté du PGC en statuant que le courant jurisprudentiel du Yukon avait été écarté par une jurisprudence plus récente de la Cour suprême du Canada; elle a accueilli la requête et rejeté la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente; elle a conclu que la compétence de la Cour doit être déterminée en fonction non pas de la nature de l’organisme qui exerce le pouvoir, mais plutôt de la source du pouvoir exercé, et que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites de suspendre les dénonciations privées de Mme Wood ne découlait ni d’une loi fédérale – en l’espèce, vraisemblablement la Loi sur le directeur des poursuites pénales, LC 2006, c 9, art 121 [la Loi sur le DPP] ou le Code criminel – et non d’une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne, mais plutôt de la common law et de la Loi constitutionnelle de 1867 (R‑U), 30 & 31 Vict, c 3, art 91 [la Constitution]. En conséquence, en exerçant son pouvoir discrétionnaire comme il l’a fait, le procureur de la Couronne n’agissait pas à titre d’« office fédéral », ce qui faisait obstacle à la compétence de la Cour fédérale (Wood CF, aux para 16‒21, citant Anisman c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52 [Anisman] au para 29; Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 [Mikisew Cree] aux para 106‒109; Groupe SNC‑Lavalin Inc. c Canada (Service des poursuites pénales), 2019 CF 282 [SNC‑Lavalin] au para 171).

[6] Le PGC fait valoir que Mme Wood confond la « création » de l’obligation ou du pouvoir et sa « codification » et que le fait que le législateur a adopté une loi définissant les obligations ou les pouvoirs d’un organisme ne veut pas dire que la « source » de l’obligation ou du pouvoir est cette loi fédérale. La réponse à un tel argument, me semble‑t‑il, est que tout dépend de la manière dont on définit le mot « source ». Pour ma part, je crois qu’il faut prendre garde de ne pas confondre la notion de justiciabilité et celle de compétence. En fin de compte, et ceci étant dit avec égards, il m’est impossible de souscrire à la conclusion de la juge adjointe sur ce qui constitue le critère fondé sur la source qui permet de déterminer la compétence de notre Cour, et je conclus que cette dernière est bel et bien compétente pour traiter de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente de Mme Wood. Je ferai donc droit au présent appel.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[7] Deux questions me sont soumises : la première consiste à savoir s’il me faut faire droit à la demande de Mme Wood en vue d’obtenir une prorogation de délai pour déposer son appel, et la seconde s’il y a lieu d’accueillir la présente requête en appel.

[8] La norme de contrôle qui s’applique aux décisions discrétionnaires des juges adjoints est la décision correcte pour les questions de droit, et l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, à moins d’une erreur de droit ou d’un principe juridique isolables (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para 19‒37; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 aux para 66 et 79; Wi‑LAN Inc c Apple Canada Inc, 2022 CF 974 aux para 9‒11; Apotex Inc c Canada (Santé), 2012 CAF 322 au para 9; Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 380 aux para 122‒127).

III. Analyse

A. Faut‑il accorder à Mme Wood une prorogation de délai pour déposer son appel?

[9] Les parties s’entendent pour dire que notre Cour, pour exercer son pouvoir discrétionnaire d’octroyer ou non une prorogation de délai au titre de l’article 8 des Règles, doit prendre en compte les quatre facteurs suivants :

  1. l’intention constante du demandeur de poursuivre sa demande;

  2. si la demande est bien fondée;

  3. si le défendeur subit un préjudice en raison du délai;

  4. le demandeur a une explication raisonnable qui justifie le délai.

(Canada (Procureur général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF) [Hennelly] au para 3; Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman] au para 61.)

[10] De plus, il n’est pas nécessaire que tous les critères fassent pencher la balance en faveur du demandeur; la faiblesse d’un facteur peut être contrebalancée par la force d’un autre. Quoi qu’il en soit, la considération principale est celle de savoir s’il est dans l’intérêt de la justice d’octroyer la prorogation (Larkman, au para 62).

[11] Mme Wood explique le délai en disant qu’elle a été embrouillée par le libellé du paragraphe 51(1) des Règles, qui fait référence aux protonotaires et non aux juges adjoints, et que, en tant que justiciable se représentant elle‑même et n’ayant suivi aucune formation en droit, elle ignorait que les décisions des juges adjoints peuvent être portées en appel devant la Cour fédérale parce que, au Yukon, tous les appels sont interjetés devant la Cour d’appel. En fait, à la suite de la décision de la juge adjointe Coughlan, Mme Wood a fait savoir au PGC qu’elle entendait la porter en appel devant la Cour d’appel fédérale; le greffe de cette Cour n’a pas accepté sa tentative de dépôt de son avis d’appel en raison du paragraphe 51(1) des Règles. De plus, Mme Wood affirme qu’elle n’a pas pu s’occuper de la requête en appel avant qu’elle le fasse concrètement parce qu’elle se défendait en cour contre une demande déposée par le PGC pour la faire déclarer plaideuse quérulente. Enfin, elle fait valoir qu’il est dans l’intérêt de la justice que notre Cour entende le présent appel en raison de la sérieuse allégation d’irrégularités flagrantes qu’elle a portées contre le PGC et les sérieuses allégations d’activités criminelles qu’elle a portées contre les fonctionnaires accusés au Yukon (les personnes visées par les cinq dénonciations privées).

[12] Pour sa part, le PGC admet que Mme Wood, selon toute vraisemblance, avait l’intention constante de porter en appel la décision de la juge adjointe Coughlan, comme en témoigne le fait qu’elle a tenté de déposer un avis d’appel devant la Cour d’appel fédérale. Il concède également qu’il ne subira plus de préjudice si la prorogation de délai est accordée, en ce sens que le préjudice, si préjudice il y a, a déjà été subi et peut être indemnisé par une ordonnance de dépens. Il admet également que l’explication que donne Mme Wood pour son retard est raisonnable et, même s’il signale que l’absence de formation en droit d’une partie ou son manque de compréhension des règles ne sont habituellement pas une explication raisonnable pour justifier le retard, il concède que le retard n’était pas excessif ou inexpliqué. Cela dit, et même s’il ne prend pas position sur la requête en prorogation, le PGC signale simplement que la requête en appel est sans fondement; c’est donc dire que la requête en prorogation ne satisfait pas au deuxième facteur du critère de l’arrêt Hennelly.

[13] Comme il en est question ci‑après, je suis d’avis que le présent appel est bel et bien fondé et qu’il y a donc lieu de l’accueillir, et je conclus également que les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly font pencher la balance en faveur de Mme Wood; sa demande de prorogation sera accordée.

B. Faut‑il accueillir l’appel de Mme Wood?

[14] Il me faut mentionner que, même si les parties ne contestent pas que le DPP a le pouvoir discrétionnaire de suspendre des poursuites privées, la question de savoir si la décision a été rendue par le PCG ou, comme le soutien Mme Wood, par le DPP suscite un certain désaccord. Pour trancher cette question sur‑le‑champ, il n’y a, selon moi, aucune distinction importante à faire entre le PGC et le DPP qui soit déterminante pour l’issue du présent appel. Il est évident que le DPP agit pour le compte du PGC en exerçant le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et en ordonnant la suspension de poursuites privées (art 3(3)f) de la Loi sur le DPP; Knol, au para 15). En fait, l’extrait de la transcription de l’audience préparatoire en l’espèce confirme que le procureur de la Couronne comparaissait pour le DPP à titre de représentant du PGC.

[15] Comme il a été mentionné plus tôt, la juge adjointe s’est dite convaincue qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire pour suspendre les dénonciations privées de Mme Wood le procureur avait agi ainsi en vertu de la common law et de la Constitution, et elle a donc conclu que le DPP n’agissait pas en tant qu’office fédéral, ce qui faisait obstacle à la compétence de notre Cour. Comme l’a signalé la juge adjointe, même si les actes du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites commandent une grande retenue, ils ne sont pas tout à fait à l’abri d’un contrôle judiciaire; les décisions rendues dans le cadre même de ce pouvoir discrétionnaire sont néanmoins susceptibles de contrôle pour abus de procédure (R c Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 RCS 167 [Anderson] au para 48; R v Glegg, 2021 ONCA 100 [Glegg] aux para 40 et 41).

[16] À cet égard, il me faut mentionner que Mme Wood, dans sa demande sous‑jacente, soutient en fait qu’il y a eu abus de procédure de la part du DPP lorsqu’il a décidé de suspendre les cinq dénonciations avant l’audience préparatoire; les motifs de ses prétentions sont les suivants :

[traduction]
La suspension des procédures dans le dossier TC no 22‑08534 lors de l’audience préparatoire du 31 octobre 2022 représente un abus de procédure, assimilable à une irrégularité flagrante, de la part du procureur général ou de son représentant.

Les actes du procureur général qui sont assimilables à une irrégularité flagrante comprennent ce qui suit :

[…] [Mme Wood énumère 12 allégations précises d’abus de procédure.]

[Non souligné dans l’original.]

[17] Mentionnons également que Mme Wood sollicite une ordonnance de mandamus obligeant à procéder à l’audience préparatoire en lien avec les accusations en question. La juge adjointe a toutefois estimé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle traite de la question de cette ordonnance en raison de ses conclusions sur la compétence.

[18] Plus précisément, Mme Wood invoque le paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF, qui confère à notre Cour la compétence exclusive pour rendre un jugement déclaratoire contre tout « office fédéral ». Le texte de cette disposition est le suivant :

Recours extraordinaires : offices fédéraux

Extraordinary remedies, federal tribunals

18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

18 (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

[…]

Exercice des recours

Remedies to be obtained on application

(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.

(3) The remedies provided for in subsections (1) and (2) may be obtained only on an application for judicial review made under section 18.1.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[19] Le terme « office fédéral » est défini au paragraphe 2(1) de la Loi sur les CF :

office fédéral Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges et juges adjoints, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. (federal board, commission or other tribunal)

federal board, commission or other tribunal means any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made under a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges or associate judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867; (office fédéral)

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[20] Mme Wood soutient que la juge adjointe a commis une erreur en concluant que le procureur de la Couronne avait exercé son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pour suspendre ses poursuites privées – pour lesquelles elle avait attesté sous serment les cinq dénonciations – sous le régime de la common law ou de la Constitution, parce que le procureur agissait en fait en vertu du paragraphe 579(1) du Code criminel, une disposition législative qui codifiait l’élément du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites; par pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, Mme Wood veut dire, en l’espèce, « l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices », relativement au « pouvoir discrétionnaire d’ordonner un arrêt des procédures dans le cadre de poursuites privées ou publiques » (Krieger c Law Society of Alberta, 2002 CSC 65 (CanLII), [2002] 3 RCS 372 [Krieger] aux para 43 et 46).

[21] Le texte du paragraphe 579(1) du Code criminel est le suivant :

Arrêt des procédures

Attorney General may direct stay

579 (1) Le procureur général ou le procureur mandaté par lui à cette fin peut, à tout moment après le début des procédures à l’égard d’un prévenu ou d’un défendeur et avant jugement, ordonner au greffier ou à tout autre fonctionnaire compétent du tribunal de mentionner au dossier que les procédures sont arrêtées sur son ordre et cette mention doit être faite séance tenante; dès lors, les procédures sont suspendues en conséquence et toute promesse ou ordonnance de mise en liberté afférente est annulée.

579 (1) The Attorney General or counsel instructed by the Attorney General for that purpose may, at any time after any proceedings in relation to an accused or a defendant are commenced and before judgment, direct the clerk or other proper officer of the court to make an entry on the record that the proceedings are stayed by the Attorney General or counsel direction, as the case may be, and the entry shall then be made, at which time the proceedings shall be stayed accordingly and any undertaking or release order relating to the proceedings is vacated.

[22] D’après ce que je peux voir, Mme Wood ne semble pas mettre en question les racines historiques du pouvoir discrétionnaire qu’a le PGC d’arrêter une poursuite criminelle; cependant, elle cite l’arrêt Black v Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537 (CA Ont) [Black], aux paragraphes 25 à 27, à l’appui de la thèse que le paragraphe 579(1) du Code criminel a écarté la prérogative qu’avait la Couronne de le faire et que cela a eu pour effet que la prérogative a cessé de s’appliquer :

[traduction]
[25] Pour dresser le contexte de ces observations, je vais brièvement résumer la nature de la prérogative de la Couronne. Selon le professeur Dicey, la prérogative de la Couronne est « ce qu’il reste aux mains de la Couronne à un moment quelconque comme pouvoirs discrétionnaires ou arbitraires » : Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd. (Londres, Macmillan, 1959) à la p. 424. La large définition de Dicey a été adoptée explicitement par la Cour suprême du Canada et la Chambre des lords. Voir Reference re Effect of Exercise of Royal Prerogative of Mercy Upon Deportation Proceedings, 1933 CanLII 40 (CSC), [1933] RCS 269 aux p. 272‑73, 59 C.C.C. 301, et Attorney General v. De Keyser Royal Hotel, [1920] A.C. 508 à la p. 526, [1920] All E.R. Rep. 80 (H.L.). Voir également Peter Hogg et Patrick Monahan, Liability of the Crown, 3e éd. (Toronto, Carswell, 2000) à la p. 15.

[26] La prérogative est un rameau de la common law puisque son existence et sa portée ont été établies dans des décisions des tribunaux. En bref, la prérogative consiste en « les pouvoirs et privilèges reconnus à la Couronne par la common law » : Peter Hogg, Constitutional Law in Canada, éd. en feuilles mobiles (Toronto, Carswell, 1995) à la p. 1.9. Voir aussi Proclamations Case (1611), 12 Co. Rep. 74, 77 E.R. 1352 (B.R.). La prérogative de la Couronne est passée de l’Angleterre aux Pays du Commonwealth. Comme l’a récemment fait observer le professeur N. Cox : « il est clair que les principales prérogatives s’appliquent dans tout le Commonwealth comme une question de droit pur » : N. Cox, The Dichotomy of Legal Theory and Political Reality : The Honours Prerogative and Imperial Unity, 14 Australian Journal of Law and Society (1998‑99) 15, à la p. 19.

[27] Malgré sa grande portée, la prérogative de la Couronne peut être restreinte ou même évincée par une loi (Loi sur le Parlement du Canada, LRC. 1985, ch. P‑1, art. 4. Dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque‑là d’une prérogative, cette dernière cesse de s’appliquer. La Couronne ne peut plus agir en s’autorisant de la prérogative, mais doit agir conformément aux conditions prévues par la loi (Attorney General v. De Keyser Royal Hotel, précité). En Angleterre et au Canada, on a considérablement restreint par législation la prérogative de la Couronne. Selon le doyen Hogg, l’évincement de la prérogative par la loi a eu pour effet de « réduire la portée des pouvoirs en vertu de la prérogative de la Couronne en un très faible registre » (précité). Le professeur Wade partage cet avis :

[A]u cours de l’histoire constitutionnelle, les pouvoirs en vertu de la Couronne ont été réduits et, au plan administratif, cette prérogative n’est plus que l’ombre d’elle‑même. On l’a restreinte expressément au moyen de nombreuses lois et, même lorsqu’un texte législatif ne fait que la chevaucher, la doctrine veut qu’elle ne reçoive plus application.

E.C.S. Wade, Administrative Law, 6e éd. (Oxford, Clarendon Press, 1988) aux p. 240‑241.)

Néanmoins, comme je vais l’expliquer, l’octroi de distinctions n’a jamais été écarté par une loi au Canada et, dans notre pays, il continue d’être une prérogative de la Couronne.

[Non souligné dans l’original.]

[23] Je dois mentionner que l’arrêt Black portait sur les deux questions de justiciabilité et de compétence; la principale question en litige dans cette affaire consistait à savoir si l’exercice de la prérogative en matière de distinctions honorifiques de la Couronne – l’avis du premier ministre du Canada à la Reine au sujet de l’élévation de Conrad Black à la pairie – était justiciable; la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que non. Cependant, et comme cela a été le cas dans les décisions Knol et Joe, la Cour avait aussi pour tâche de décider si la Cour fédérale, à l’exclusion de la Cour supérieure de l’Ontario, avait compétence pour contrôler l’exercice d’une prérogative de la Couronne. Dans l’arrêt Black, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que, même si cet exercice fait par le premier ministre, en avisant la Reine de l’attribution d’une distinction à un citoyen canadien, n’était susceptible de contrôle par aucun tribunal, si cet exercice d’une prérogative de la Couronne avait été justiciable la Cour supérieure aurait été compétente, à l’exclusion de la Cour fédérale, pour rendre un jugement déclaratoire, car le premier ministre, en agissant comme il l’avait fait, n’était pas une personne « exerçant ou censé[e] exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale ». Autrement dit, étant donné que l’exercice, par lui, d’une prérogative n’était conféré ni par une loi fédérale ni par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne, le premier ministre n’était pas un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les CF (Black, au para 76).

[24] Comme elle l’a fait devant la juge adjointe, Mme Wood se fonde sur les décisions Knol et Joe de la Cour suprême du Yukon, où c’était en fait le PGC qui avait fait valoir avec succès que la Cour fédérale, et non la Cour suprême du Yukon, était compétente pour entendre des demandes de contrôle judiciaire concernant le recours au pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pour arrêter des procédures que prévoit le paragraphe 579(1) du Code criminel; dans ces deux affaires, la Cour suprême du Yukon a exprimé son accord avec le PGC et a conclu que lorsqu’il arrête des procédures pour le compte du PGC, le procureur de la Couronne exerce des pouvoirs conférés par le paragraphe 579(1) du Code criminel et que, de ce fait, le PGC agit donc à titre d’« office fédéral » au sens du paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF. Dans la décision Knol, le juge Gower a écrit :

[traduction]
[15] Je suis convaincu que le substitut du procureur général, Me Sinclair, agissait comme avocat du procureur général lorsqu’il a ordonné la suspension de l’acte d’accusation privé le 3 juillet 2013, et qu’il était donc visé par la définition d’« office fédéral » énoncée à l’alinéa 18(1)a) de la [Loi sur les Cours fédérales]. Ce faisant, je suis de plus convaincu que, suivant l’article 2 de la [Loi sur les Cours fédérales], il « exerç[ait] ou [était] censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale », c’est‑à‑dire le paragraphe 579(1) du [Code criminel]. Par conséquent, l’alinéa 18(1)a) de la [Loi sur les Cours fédérales] s’applique, ce qui donne à la Cour fédérale « compétence exclusive », en première instance, pour statuer sur la demande de M. Knol d’annuler la décision par laquelle le procureur général a ordonné la suspension. La demande de contrôle judiciaire de M. Knol ne peut donc pas être poursuivie devant notre Cour.

[16] Je trouve appui pour ma décision en l’espèce dans la décision Joe v. Canada (A.G.), 2008 YKSC 68. Même si cette affaire datait d’avant [Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62], elle est par ailleurs identique en tous points à la présente affaire. Après que M. Joe avait déposé une dénonciation privée sous serment à l’encontre de deux agents de la GRC, le procureur général était intervenu et avait ordonné une suspension des procédures. M. Joe avait cherché à faire annuler cette suspension et à faire reprendre les procédures criminelles au moyen d’une demande de contrôle judiciaire déposée devant notre Cour. Le procureur général avait déposé une requête préliminaire en vue de faire radier la demande de M. Joe au motif qu’une demande de cette nature relevait de la compétence exclusive de la Cour fédérale, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Le juge suppléant Groberman, tel était alors son titre, y a souscrit et a radié la demande de M. Joe. Au paragraphe 9, il a écrit :

« La présente instance est une instance de la nature d’un certiorari visant à faire annuler la décision du procureur général du Canada d’ordonner une suspension des procédures. En ordonnant la suspension, le procureur général exerçait des pouvoirs conférés par le Code criminel. Une simple lecture des dispositions législatives confirme la position mise de l’avant par le demandeur. Le procureur général était un « office fédéral » et il n’est susceptible de contrôle judiciaire que devant la Cour fédérale ».

[Non souligné dans l’original.]

[25] C’était donc la Cour fédérale, a fait valoir le PGC, à l’exclusion de la Cour suprême du Yukon, qui avait compétence exclusive pour trancher une demande d’annulation de l’exercice, par le PGC, du pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension de poursuites privées.

[26] Mme Wood soutient donc que la juge adjointe a commis une erreur en concluant que le procureur de la Couronne avait exercé son pouvoir discrétionnaire pour suspendre ses dénonciations privées conformément à la common law et à la Constitution – et qu’en agissant de la sorte il n’était pas un office fédéral – parce que tout pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites que pouvait comporter la prérogative de la Couronne dans le cadre de [TRADUCTION] « ce qu’il reste aux mains de la Couronne à un moment quelconque comme pouvoirs discrétionnaires ou arbitraires […] accordés par la common law » était aujourd’hui écarté par le paragraphe 579(1) du Code criminel, aux termes duquel le procureur de la Couronne agissait dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures criminelles privées qu’elle avait engagées (Black, aux para 25‒27). Mme Wood fait valoir que le critère que la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt ITO‑Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, 1986 CanLII 91 (CSC), [1986] 1 RCS 752 [Buenos Aires Maru], relativement à la compétence de notre Cour, est respecté : 1) l’attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral est l’article 18.1 de la Loi sur les CF, 2) l’ensemble de règles de droit fédérales, essentiel à la solution du litige, qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence est le Code criminel et 3) la loi invoquée dans l’affaire – en l’espèce, le paragraphe 579(1) du Code criminel – est en fait « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Constitution (Buenos Aires Maru, à la p. 766).

[27] Il ne fait guère de doute qu’en ordonnant un arrêt des procédures dans le cadre des poursuites privées de Mme Wood devant la Cour territoriale du Yukon, le procureur de la Couronne a pris une décision qui relève clairement du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. De plus, il ne semble guère douteux non plus, comme l’a conclu la juge adjointe, que les décisions prises dans le cadre du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne sont généralement pas justiciables; elles ont droit à la retenue et échappent au contrôle judiciaire d’un tribunal quelconque, sauf en cas d’abus de procédure dans l’exercice de ce pouvoir (Anderson, au para 48; Krieger, au para 32; Miazga c Kvello (Succession), 2009 CSC 51 [Miazga] au para 46). Dans ses premières conclusions écrites, le PGC n’a pas soulevé la question de la justiciabilité en ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites exercé par le procureur de la Couronne en décidant de suspendre les poursuites privées en question, pas plus qu’il n’a mentionné que Mme Wood allègue un abus de procédure. Devant la juge adjointe et devant moi, le PGC s’est plutôt limité à la question de la compétence, et il fait valoir que la jurisprudence du Yukon a été écartée par l’arrêt Mikisew Cree de la Cour suprême du Canada, qui a confirmé que le critère de compétence fondé sur la source est le principal facteur déterminant pour juger si un décideur est un office fédéral ou non (Mikisew Cree, aux para 106‒109); soit dit en passant, le PGC, pourrais‑je ajouter, n’a pas semblé non plus évoquer la question de la justiciabilité dans les décisions Knol et Joe.

[28] Comme ni l’une ni l’autre des parties n’a soulevé la question de la justiciabilité ou le fait que Mme Wood alléguait bel et bien un abus de procédure, j’ai demandé aux parties de me fournir de plus amples observations écrites de façon à clarifier la question. Dans ses observations supplémentaires, le PGC semble concéder que la question de la justiciabilité n’entre pas en jeu dans l’affaire qui m’est soumise, vu l’allégation d’abus de procédure de Mme Wood, mais il fait valoir que [TRADUCTION] « même si l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites peut faire l’objet d’un contrôle vu l’allégation d’abus de procédure », la question soumise à notre Cour est plutôt une affaire de compétence, et celle de savoir si notre Cour, par opposition à la Cour suprême du Yukon, est compétente pour entendre la demande de Mme Wood; il invoque l’arrêt Miazga à l’appui de la thèse selon laquelle l’indépendance du PGC est à ce point importante qu’elle est consacrée par la Constitution, et il affirme que la juge adjointe a conclu avec raison que la source du pouvoir d’arrêter des procédures criminelles était la common law et la Constitution, pas le Code criminel (Miazga, au para 46; Krieger, aux para 26, 31‒32; SNC‑Lavalin, aux para 166‒170).

[29] Le PGC fait valoir aussi, comme il a été mentionné plus tôt, que Mme Wood a confondu la création d’une obligation ou d’un pouvoir et sa codification. Il cite les affaires suivantes à titre d’exemple de situations dans lesquelles les tribunaux ont conclu que la codification d’un pouvoir ne changeait pas le fait que ce pouvoir était ancré dans la common law, la prérogative de la Couronne (aussi appelée « prérogative royale ») ou la Constitution : Canada (Sous‑commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada) (CFC), 2007 CF 564 (CanLII), [2008] 1 RCF 752 [GRC] aux para 44‒46; Première nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général) (CF), 2007 CF 920 [Ochapowace] au para 56; Southam Inc c Canada (Procureur général) (CA), 1990 CanLII 13006 (CAF) [Southam] à la p 479; Galati c Canada (gouverneur général), 2015 CF 91 [Galati] aux para 59‒60.

[30] L’une des difficultés que me posent les observations du PGC est que celui‑ci semble plaider la question de la compétence en s’appuyant sur la jurisprudence relative à la justiciabilité, et ces deux notions sont très différentes (Galati, au para 50). C’était la justiciabilité qui était la question en litige dans les arrêts Krieger, Anderson et Miazga, et non le fait de savoir si le procureur de la Couronne qui exerçait son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites agissait à titre d’office fédéral ou non. Selon moi, la thèse du PGC, à savoir que le critère fondé sur la source, qui est conçu pour évaluer la justiciabilité dans des secteurs qui relèvent du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, éclaire aussi la détermination de la source de ce pouvoir discrétionnaire pour les besoins de l’article 18.1 de la Loi sur les CF, est exagérée et injustifiée. C’est dans le contexte de la justiciabilité que la Cour suprême, dans l’arrêt Krieger, a analysé la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et confirmé qu’elle résidait dans la Constitution. En revanche, le critère applicable à la compétence de la Cour fédérale, c’est‑à‑dire si le PGC, en exerçant son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, est un office fédéral ou non, est axé sur la source du pouvoir en vertu duquel le décideur est censé agir, et non sur la source historique de ce pouvoir (voir Anisman, aux para 32‒33).

[31] Commençons par l’arrêt Krieger. Le PGC invoque une série de décisions qui citent l’arrêt Krieger à l’appui de la thèse que la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est la common law et la Constitution, pas le Code criminel; l’arrêt Krieger occupe aussi une place importante dans l’analyse de la juge Kane dans l’affaire SNC‑Lavalin. L’affaire Krieger avait trait à la question de savoir si la Law Society of Alberta [la LSA] avait compétence en vertu de la Legal Profession Act pour examiner la conduite répréhensible d’un procureur de la Couronne dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites lors d’un procès pour meurtre. La Cour suprême du Canada a statué que l’exercice habituel de ce pouvoir discrétionnaire a droit à la retenue et qu’il ne peut pas être contrôlé par la LSA – c’est‑à‑dire qu’il s’agissait d’une question de justiciabilité. Toutefois, la Cour a également conclu qu’une conduite professionnelle peut être réglementée par la LSA et qu’un acte de mauvaise foi (dans cette affaire, le fait que le procureur de la Couronne n’avait pas communiqué à l’avocat de la défense des renseignements hautement pertinents) déborde le cadre du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, et peut donc être contrôlé par la LSA en tant que manquement aux règles de conduite professionnelle. C’est sur cette toile de fond que la Cour suprême a déclaré que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites trouve sa source dans la Constitution et qu’il n’est pas susceptible de contrôle, sauf dans les cas d’allégations d’abus de procédure.

[32] Il ne fait aucun doute que la charge du PGC « comporte une dimension constitutionnelle reconnue dans la [Constitution] » (Krieger, au para 26). Il est clair aussi que l’« indépendance du [PGC] est si essentielle à l’intégrité et à l’efficacité du système de justice criminelle qu’elle est consacrée par la Constitution. Le principe de l’indépendance veut que le [PGC] agisse indépendamment de toute pression politique du gouvernement et il soustrait à tout contrôle judiciaire l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, sous réserve uniquement de l’application de la règle de l’abus de procédure » (Miazga, au para 46). Cependant, ce qui a été souligné dans ces affaires est que, du fait de la retenue accordée à l’exercice approprié du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, sauf en cas d’abus ou de mauvaise foi, cet exercice n’est assujetti au pouvoir de contrôle d’aucun tribunal (fédéral ou provincial) : c’est dans ce contexte que les juges Iacobucci et Major, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Krieger, ont fait le commentaire suivant au paragraphe 32 :

La reconnaissance par la cour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites ne peut pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit consacré par notre Constitution. Sous réserve de la règle de l’abus de procédure, il ne relève pas de la compétence légitime du tribunal de superviser le processus décisionnel d’une partie plutôt que la conduite des parties comparaissant devant lui. […]

[33] La Cour suprême n’analysait pas la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites dans le contexte d’une décision portant sur la question de savoir si la Cour fédérale ou une cour supérieure visée à l’article 96 avait compétence pour entendre l’affaire, mais plutôt en lien avec la question de la justiciabilité, c’est‑à‑dire si l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était susceptible d’un contrôle quelconque, par n’importe quel tribunal. De plus, dans l’arrêt Krieger, la question de la compétence était liée à la capacité de la LSA de contrôler ou de sanctionner une conduite qui découlait de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[34] C’est également le cas des arrêts Miazga et Anderson – deux autres affaires que le PGC a citées à l’appui de la thèse que la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites réside dans la Constitution. En fait, l’affaire Anderson avait trait à la question de savoir si le tribunal de première instance de Terre‑Neuve‑et‑Labrador avait le pouvoir de réduire la durée d’une peine d’emprisonnement en application de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et ce, en se fondant sur la décision du ministère public de ne pas signifier un avis de son intention de demander une peine plus longue. La Cour suprême (citant l’arrêt Krieger) a conclu que la décision était une affaire de pouvoir discrétionnaire « essentiel » en matière de poursuites et que, à défaut d’une preuve que la décision était un abus de procédure, elle avait droit à la retenue et était à l’abri de tout contrôle judiciaire; là encore, c’était la justiciabilité qui était la question en litige, pas la compétence. Dans le même ordre d’idées, pour ce qui est de la « source » du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, l’arrêt Miazga cite l’arrêt Krieger relativement au fait que l’indépendance du PGC par rapport à tout contrôle judiciaire (là encore, de la part de n’importe quel tribunal) est un principe consacré par la Constitution (Miazga, au para 46). La question en litige était une action civile pour poursuite abusive devant la Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan. Le fait de savoir si le procureur de la Couronne était un office fédéral ou non n’a pas été soumis à la Cour; là encore, il s’agissait d’une question de justiciabilité, pas de compétence.

[35] Il ne fait aucun doute que les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites – dont des exemples sont donnés au paragraphe 46 de l’arrêt Krieger – ont leurs racines historiques dans la prérogative « reconnue à la Couronne par la common law », et même si le PGC cite de la jurisprudence qui confirme cette thèse dans le contexte consistant à évaluer si l’exercice particulier du pouvoir discrétionnaire en question était assujetti à un contrôle judiciaire, cette jurisprudence est de peu d’utilité pour ce qui est de la question de la compétence de notre Cour au titre du paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF.

[36] En ce qui concerne le fond des observations du PGC, comme il a été mentionné plus tôt, ce dernier fait valoir que la jurisprudence invoquée dans les décisions Knol et Joe a été écartée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mikisew Cree, qui a jugé le critère fondé sur la source qui s’applique à la compétence comme le principal facteur décisif quant à la question de savoir si un décideur est un office fédéral. Dans l’arrêt Mikisew Cree, la Cour suprême examinait si notre Cour avait compétence pour contrôler les mesures prises par des ministres dans le cadre de l’élaboration de textes législatifs. Elle a conclu qu’étant donné que les ministres exerçaient un pouvoir législatif et non exécutif, leurs décisions n’étaient pas susceptibles de contrôle par la Cour fédérale (Mikisew Cree, aux para 109‒115). Pour arriver à cette conclusion, la Cour suprême s’est fondée sur le fait que le Sénat et la Chambre des communes sont explicitement exclus de la définition d’un « office fédéral » aux termes du paragraphe 2(2) de Loi sur les CF (Mikisew Cree, au para 108).

[37] Voici le passage de l’arrêt Mikisew Cree qui se rapporte au critère fondé sur la source qui s’applique à la compétence de la Cour fédérale :

[109] Ensemble, les para. 2(1) et 2(2) précisent que la source de la « compétence ou des pouvoirs » exercés est le facteur principal pour juger si un décideur est visé ou non par la définition d’« office fédéral » : Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, par. 29‑31 (CanLII); Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, par. 47; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec le concours de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), rubrique 2:4310. En outre, le retrait des législateurs de la définition d’« office fédéral » confirme légalement le principe général, sur lequel je reviendrai plus loin, selon lequel l’exercice de la compétence ou des pouvoirs n’est pas susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’il tire son origine du droit régissant le processus législatif.

[Non souligné dans l’original.]

[38] Comme l’a signalé le PGC, la Cour suprême adopte ici le critère fondé sur la source qui est énoncé dans l’arrêt Anisman, aux paragraphes 29 à 31.

[39] La décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Anisman concernait une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] de ne pas rembourser une marge bénéficiaire provinciale sur du vin importé au Canada par l’appelant, une marge bénéficiaire qu’avait perçue l’ASFC en se fondant sur le pouvoir que lui conférait la Loi sur les alcools de l’Ontario et son règlement d’application. Comme l’a établi la Cour d’appel fédérale, l’ASFC ne prétendait pas percevoir la marge bénéficiaire en vertu de dispositions législatives fédérales, ni en vertu d’une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale (reflétant le libellé de l’article 18.1 de la Loi sur les CF); la Cour d’appel fédérale a statué que la « source » du pouvoir de l’ASFC était plutôt une disposition législative provinciale. Je reproduis ci‑dessous les paragraphes 29 à 31 de l’arrêt Anisman, tels que cités par la Cour suprême dans l’arrêt Mikisew Cree :

[29] Les mots clés de la définition d’« office fédéral » que donne l’art. 2 précise que l’organisme ou la personne a exercé, exerce ou est censé exercer une compétence ou des pouvoirs « prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale [...] ». On doit donc procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si un organisme ou une personne constitue un « office fédéral ». Il est ainsi nécessaire en premier lieu de déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. Deuxièmement, il y a lieu de déterminer la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer.

[30] Au paragraphe 2:4310 de leur ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, vol. 1, édition sur feuilles mobiles (Toronto, Canvasback Publishing, 1998), les éminents auteurs, D.J.M. Brown et J.M. Evans, ont écrit que lorsqu’il s’agit de déterminer si un organisme ou une personne est un « office fédéral », il convient d’examiner [TRADUCTION] « la source de la compétence du tribunal ». Voici ce qu’ils écrivent à ce sujet :

[TRADUCTION]

En fin de compte, la source de la compétence d’un tribunal‑‑et non pas la nature du pouvoir exercé ou de l'office l’exerçant‑‑est le premier facteur déterminant quant à savoir si elle fait partie de la définition. Le test consiste à chercher à savoir si l’office détient les pouvoirs en vertu d’une loi fédérale ou d'une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale. […]

[31] Cette démarche, à mon avis, a été acceptée à juste titre par la juge Tremblay‑Lamer au paragraphe 48 de la décision rendue dans Association canadienne des restaurateurs et des services alimentaires, précitée.

[Non souligné dans l’original.]

[40] Le passage tiré de Brown et Evans, sur lequel s’est appuyée la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Anisman et, antérieurement, dans l’arrêt Association canadienne des restaurateurs et des services alimentaires c Canada (Commission du lait) (1re inst), 2001 CFPI 34 (CanLII), [2001] 3 CF 20 au paragraphe 48, précise ce qui suit :

En conséquence, c’est la source du pouvoir d’un tribunal et non la nature du pouvoir exercé ou de l’organisme l’exerçant qui permet principalement de déterminer s’il est visé par la définition. Le critère consiste tout simplement à déterminer si le pouvoir de l’organisme est prévu par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale.

[Non souligné dans l’original.]

[41] C’est donc dire que la question posée dans l’affaire Anisman n’avait pas trait à la source historique du pouvoir exercé, mais plutôt au fait de savoir si l’organisme qui l’exerçait avait agi en vertu d’un pouvoir légalement conféré ou d’un pouvoir conféré par une ordonnance prise en vertu de la prérogative, conformément, me semble‑t‑il, à la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Black au paragraphe 76, comme il a été indiqué plus tôt, ainsi qu’à l’article 18.1 de la Loi sur les CF. Cela est clairement souligné de manière un peu plus précise dans l’arrêt Anisman, où la Cour d’appel fédérale a écrit, aux paragraphes 32 et 33 :

[32] En ce qui concerne la présente affaire, il ne fait aucun doute qu’en percevant la marge bénéficiaire à l’égard du vin importé au Canada par l’appelant et sa conjointe, l’ASFC puise son pouvoir dans la Loi sur les alcools de l’Ontario et son règlement d’application. De façon évidente, l’ASFC n’a jamais prétendu percevoir la marge bénéficiaire en vertu de dispositions législatives fédérales, ni en vertu d’une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale. En d’autres termes, l’ASFC puisait plutôt son pouvoir dans la loi provinciale, et non dans la loi fédérale ou une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale.

[33] En conséquence, lorsque l’ASFC a perçu la marge bénéficiaire le 7 janvier 2007, elle n’agissait pas en tant qu’« office fédéral », au sens de l’art. 2 de la Loi. Je m’empresse d’ajouter que pour trancher cette question, il importe peu que l’ASFC ait été autorisée ou non en vertu de dispositions législatives fédérales à conclure un accord avec la LCBO. Que l’ASFC ait été autorisée ou non, elle a perçu (de personnes rentrant au Canada, dont l’appelant et sa conjointe) la marge bénéficiaire sur du vin pendant la période entre 1993 et 2007. Lorsqu’elle percevait la marge bénéficiaire, l’ASFCI a prétendu agir en tant que mandataire de la LCBO et s’est fondée sur les dispositions de la Loi sur les alcools et son règlement d’application. L’ASFC ne prétendait pas agir en vertu d’aucune disposition législative fédérale. En conséquence, j’estime que l’ASFC n’agissait pas en tant qu’« office fédéral » et que la Cour fédérale n’a pas compétence en ce qui concerne la perception de la marge bénéficiaire et le refus de l’ASFC de la rembourser.

[Non souligné dans l’original.]

[42] La source historique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qu’a le PGC de suspendre des procédures criminelles n’est pas en cause; comme il a été mentionné plus tôt, ce pouvoir discrétionnaire réside dans ce qu’il reste comme pouvoir discrétionnaire ou arbitraire que la common law confère à la Couronne. Mais là n’est pas la « source » de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, comme l’entendait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Anisman. Le problème que me posent les observations du PGC est que celui‑ci fait référence à l’arrêt Anisman, aux paragraphes 29 à 31, pour la création d’un critère « fondé sur la source » permettant de déterminer la compétence de la Cour fédérale, mais qu’il fait abstraction des passages de l’arrêt Anisman qui expliquent en fait ce que l’on entend par « source ». Comme il est clairement indiqué aux paragraphes 32 et 33 de l’arrêt Anisman, la « source » s’entendait de celle en vertu de laquelle le décideur était censé agir dans cette affaire, soit la Loi sur les alcools de l’Ontario. En bref, les commentaires faits dans l’arrêt Krieger ne sont pas pertinents pour les besoins du critère de l’arrêt Anisman; l’affaire Krieger avait trait à une question de justiciabilité, pas de compétence, et il me semble que les commentaires des juges Iacobucci et Major étaient liés à la source historique du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, et non à la source du pouvoir en vertu duquel le PGC est censé agir lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[43] Dans la présente affaire, il semble que le procureur de la Couronne, en suspendant les cinq nouvelles dénonciations déposées sous serment par Mme Wood, était censé agir et agissait en vertu de l’article 579 du Code criminel. Les motifs concernant l’audience préparatoire de la Cour territoriale du Yukon indiquent, au paragraphe 9, que [TRADUCTION] « [l]e pouvoir de suspension est fondé sur le paragraphe 579(1) du Code ». Au paragraphe 10, les motifs commencent comme suit : [TRADUCTION] « [l]e pouvoir de suspendre une dénonciation en vertu de l’article 579 peut être exercé même avant le début d’une audience préparatoire […] » (voir la décision Knol aux para 7‒16). De plus, c’est le paragraphe 579(1) du Code criminel qui [TRADUCTION] « autorise le [PGC] ou a donné instruction à l’avocat d’ordonner au greffier ou à un autre agent compétent de la cour d’inscrire dans le dossier que les procédures sont suspendues […] [et] permet au [PGC] ou a donné instruction à l’avocat d’ordonner l’inscription d’une suspension ‘en tout temps après que toute instance liée à un accusé ou à un défendeur a commencé […]’ » (Glegg, aux para 38 et 44). Fait intéressant, parmi les éléments de base du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, c’est‑à‑dire le pouvoir souverain délégué qui caractérise la charge de procureur général, identifié par la Cour suprême dans l’arrêt Krieger au paragraphe 46, seul le pouvoir discrétionnaire d’ordonner un arrêt des procédures dans le cadre d’une poursuite privée ou publique est, a‑t‑il été noté, codifié, ce qui a mené à la prérogative qui a entraîné la mise en suspens de ses racines historiques (Black, au para 27).

[44] En bref, si je souscris à la position du PGC, toute codification de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites menant à la prérogative qui a eu pour effet de mettre en suspens les racines historiques de ce pouvoir ne peut jamais avoir pour résultat que le PGC agit à titre d’« office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les CF dans le cadre de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, même si, comme l’a établi la Cour suprême dans l’arrêt Krieger, un acte de mauvaise foi ou un abus de procédure fait en sorte que la décision déborde le cadre du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites; selon moi, ni l’arrêt Anisman ni l’arrêt Mikisew Cree ne vont aussi loin que cela. D’après ce que je peux voir, le critère fondé sur la source qui s’applique à la compétence de notre Cour, tel qu’énoncé dans l’arrêt Mikisew Cree, est lié à la source en vertu de laquelle le procureur de la Couronne était censé agir – dans le cas présent, le paragraphe 579(1) du Code criminel – et non à la source ou aux racines historiques de la prérogative accordée par la common law à la Couronne qui a été codifiée dans ce paragraphe. Je ne puis donc convenir avec le PGC que le courant jurisprudentiel mentionné dans les décisions Knol et Joe a été écarté par la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire Mikisew Cree.

[45] Je crois qu’il convient de formuler quelques commentaires sur les autres affaires que le PGC a citées. Pour commencer, je signale qu’à l’exception de l’arrêt SNC‑Lavalin, chacune des affaires que le PGC a invoquées à l’appui de son interprétation du critère fondé sur la source en matière de compétence, ou de la thèse selon laquelle le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites a ses racines dans la common law, la prérogative de la Couronne ou la Constitution, date d’avant l’arrêt Mikisew Cree de la Cour suprême. Quatre de ces affaires concernent la définition d’un office fédéral au sens de la Loi sur les CF : GRC, Ochapowace, Southam et Galati. Ces quatre affaires se distinguent de la présente affaire et sont donc de peu d’utilité en l’espèce.

[46] La décision GRC avait trait au pouvoir qu’ont les agents de police de lancer une enquête criminelle ainsi qu’à la compétence de la Cour fédérale pour ce qui était d’entendre une demande de contrôle judiciaire au cours d’une enquête criminelle menée par la GRC; autrement dit, en décidant de ne pas lancer une enquête criminelle sur un individu, un agent de police exerçait‑il des pouvoirs qui lui étaient conférés par une loi fédérale, de sorte qu’il entrait dans le champ d’application d’un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les CF et de l’article 18.1 de cette même Loi (tel qu’il était libellé à l’époque)? La juge Tremblay‑Lamer, qui siégeait à l’époque à la Cour fédérale, a reconnu que les pouvoirs des agents de la paix étaient intégrés à la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10 [Loi sur la GRC]; cependant, « lorsque des agents de la paix mènent des enquêtes criminelles, ils agissent conformément à des pouvoirs qui procèdent de la common law, indépendamment de toute loi fédérale ou prérogative royale [non souligné dans l’original]. Autrement dit, la Loi sur la GRC intègre, en leur conférant un fondement légal, des pouvoirs, fonctions et privilèges policiers qui demeurent largement définis par la common law » (GRC, au para 44). Dans la décision GRC, la Cour fédérale s’est fondée sur l’arrêt de la Cour suprême, R c Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 RCS 565 [Campbell], à l’appui de la thèse voulant qu’un agent de police enquêtant sur un crime soit indépendant de l’exécutif (GRC, au para 45). Paraphrasant le juge Binnie dans l’arrêt Campbell, la juge Tremblay‑Lamer a écrit : « lorsqu’ils enquêtent sur des crimes, les agents de la paix ne sont pas soumis à des directives politiques; ils sont plutôt responsables envers la loi et, sans aucun doute, envers leur conscience » (GRC, au para 46; Campbell, au para 33). Bien que l’affaire mette bel et bien en cause la codification de certains des pouvoirs policiers historiquement ancrés dans la common law, le pouvoir en question, soit la capacité d’un agent de police de lancer une enquête criminelle, n’était pas expressément codifié, c’est‑à‑dire qu’il n’était pas « prévu par une loi fédérale » (voir la définition d’un « office fédéral » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les CF). Il semble clair aussi que notre Cour, dans l’affaire GRC n’avait pas affaire à un élément quelconque de la prérogative de la Couronne ni, plus important encore, à la question de savoir si la codification d’une telle prérogative, l’amenant ainsi à être mise en suspens, a donné ouverture à la perspective d’un contrôle de la part des tribunaux.

[47] Dans la décision Ochapowace, le juge de Montigny, plus tard juge à la Cour d’appel fédérale, a invoqué la décision GRC à l’appui de la même thèse en rejetant, pour défaut de compétence, une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de la Gendarmerie royale du Canada de ne pas déposer d’accusations en lien avec des activités menées sur les terres de réserve des Premières Nations et touchant ces terres (Ochapowace, aux para 55‒56). Là encore, la Cour n’avait pas affaire à un élément quelconque de la prérogative de la Couronne, ni à la question de savoir si la codification d’une telle prérogative donnait ouverture à un contrôle de la part des tribunaux.

[48] L’arrêt Southam avait trait à la question de savoir si un comité permanent du Sénat du Canada était un office fédéral, de façon à conférer la compétence nécessaire pour que notre Cour soumette à un contrôle judiciaire une décision de ce comité de tenir une audience à huis clos, à l’exclusion des médias, conformément à l’article 73 du Règlement du Sénat, qui, à l’époque, était libellé en ces termes : « [t]oute réunion d’un comité du Sénat est publique, à moins que le comité ne prescrive le contraire ». La Cour d’appel fédérale a conclu qu’un tel comité n’était pas un office fédéral, car les pouvoirs applicables du Sénat ne lui avaient pas été conférés par une loi fédérale – dans cette affaire, la Loi sur le Parlement du Canada, LRC 1985, c P‑1 [la LPC] – comme l’exigeait la définition donnée au paragraphe 2(1) de la Loi sur les CF, mais plutôt directement par l’article 18 de la Constitution. La Cour d’appel fédérale a jugé que, même si la LPC peut définir ou détailler les privilèges, les immunités et les pouvoirs du Sénat – ce qui constitue la manifestation des privilèges du Sénat – la LPC n’en était pas la source; celle‑ci était encore l’article 18 de la Constitution. De ce fait, le premier critère relatif à la compétence qui est énoncé dans l’arrêt Buenos Aires Maru, soit la nécessité qu’il y ait une attribution de compétence par une loi, n’était pas respecté.

[49] Le texte de l’article 18 de la Constitution est libellé en ces termes :

18 Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume‑Uni de la Grande‑Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre.

18 The privileges, immunities, and powers to be held, enjoyed, and exercised by the Senate and by the House of Commons, and by the members thereof respectively, shall be such as are from time to time defined by Act of the Parliament of Canada, but so that any Act of the Parliament of Canada defining such privileges, immunities, and powers shall not confer any privileges, immunities, or powers exceeding those at the passing of such Act held, enjoyed, and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, and by the members thereof.

[50] À l’évidence, l’article 18 de la Constitution prévoit que les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat sont conférés par une Loi du Parlement du Canada, dans la mesure où ils n’excèdent pas ceux qui « sont possédés et exercés par la Chambre des communes du Parlement du Royaume‑Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette chambre » lors de l’adoption de la loi en question. Il ressort selon moi de l’arrêt Southam que l’article 18 de la Constitution est la source du pouvoir du Sénat, mais aussi de la disposition en vertu de laquelle celui‑ci est censé agir. Le PGC ne fait qu’expliciter un pouvoir conféré par l’article 18 de la Constitution. En ce sens, cet article serait l’équivalent de l’article 579 du Code criminel dans la présente affaire. En fait, c’est de cette façon que la Cour fédérale a interprété la question de la « source » dans la décision Galati, aux paragraphes 50 à 60.

[51] Dans l’affaire Galati, la question en litige concernait le fait de savoir si le pouvoir du gouverneur général d’octroyer la sanction royale était fondé sur la Loi sur la sanction royale, à l’article 55 de la Constitution, ou sur la prérogative royale. La Cour a fait référence aux deux arrêts Anisman et Southam et a conclu que, même si le pouvoir du gouverneur général d’octroyer ou de refuser la sanction royale tirait son origine de la prérogative royale, il était depuis ce temps incorporé à l’article 55 de la Constitution (Galati, aux para 50‒56). Sa « source » était donc la Constitution et non la prérogative royale. La source n’était pas non plus la Loi sur la sanction royale parce que celle‑ci prescrit sous quelle forme et de quelle manière la sanction est octroyée, c’est‑à‑dire les dimensions procédurales. Dans la décision Galati, la Cour signale toutefois que le pouvoir d’octroyer une sanction date d’avant la Loi sur la sanction royale, de sorte que cette dernière ne peut pas être la source de ce pouvoir; la Cour conclut ensuite que le gouverneur général exerce une responsabilité constitutionnelle qui lui est conférée par l’article 55 de la Constitution. Quant aux ministres fédéraux, la Cour a conclu que les membres de la Chambre des communes échappent à la définition d’un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(2) de la Loi sur les CF – la même conclusion à laquelle est arrivée la Cour suprême dans l’arrêt Mikisew Cree.

[52] Je ne pense pas non plus que les affaires que le PGC a citées dans ses observations supplémentaires soient utiles à sa position. Je ne conteste pas les conclusions tirées dans la décision Universal Settlements Int’l Inc v Duscio, 2011 ONSC 41 et dans l’arrêt Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347 (CanLII), [2013] 3 RCF 605, mais je ne vois pas en quoi ils aident la cause du PGC en l’espèce.

[53] Dans l’affaire dont je suis saisi, le PGC invoque l’arrêt Krieger à l’appui de la thèse que son indépendance par rapport à « un contrôle judiciaire repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit consacré par notre Constitution » (Krieger, au para 32). Cependant, pour ce qui est de la suspension des cinq nouvelles dénonciations faites sous serment par Mme Wood, le PGC n’exerce pas un pouvoir conféré par une disposition particulière de la Constitution, comme le font le Sénat ou le gouverneur général; le principe constitutionnel de la primauté du droit consacre peut‑être l’indépendance du procureur par rapport à tout contrôle judiciaire, tout comme la prérogative est la provenance de la sanction royale, mais il ne s’agit pas d’une disposition qui peut conférer un pouvoir particulier de suspendre ou d’arrêter des procédures. Dans la présente affaire, c’est le Code criminel qui confère ce pouvoir particulier. En bref, la distinction est que l’indépendance des procureurs qui exercent leur pouvoir discrétionnaire est protégée par un principe constitutionnel – la primauté du droit – mais le pouvoir qu’a le procureur de suspendre des procédures n’est pas conféré par une disposition constitutionnelle précise (comme c’était le cas dans l’affaire Southam). Il est plutôt conféré par le Code criminel.

[54] Ce qui m’amène à la décision SNC‑Lavalin. Dans cette affaire, la question en litige concernait une décision du DPP de ne pas lancer au défendeur, SNC‑Lavalin, accusé, notamment, de fraude conformément au paragraphe 380(1) du Code criminel, une invitation à négocier un accord de réparation, comme prévu à l’article 715.32 du Code criminel. SNC‑Lavalin (le demandeur au stade du contrôle judiciaire) alléguait que cette décision devait être considérée comme une décision de nature administrative assujettie aux principes du droit administratif et à un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable. La juge Kane a exprimé son désaccord et conclu que la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites découle de la common law et du principe constitutionnel de la primauté du droit, invoquant le courant jurisprudentiel issu de l’arrêt Krieger à propos de la justiciabilité des exercices du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites (SNC‑Lavalin, aux para 165‒167). Ce faisant, la juge Kane a établi que, dans cette affaire, la décision était « clairement un exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » (SNC‑Lavalin, au para 117), et qu’« [i]l est établi de longue date que l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, sauf en cas d’abus de procédure » (SNC‑Lavalin, aux para 86 et 179); il s’agit là bien sûr d’une question de justiciabilité, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[55] Au contraire, la position du PGC dans le présent appel a trait à une question de compétence et au paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF : si, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites historiquement ancré dans la prérogative de la Couronne, le procureur général agissait à titre d’« office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les CF. À cet égard, le PGC fait valoir que l’arrêt Anisman n’a pas tranché la question de savoir si le DPP est un office fédéral, car la réponse dépendrait du fait de savoir si le pouvoir exercé constitue un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ou une décision administrative (SNC‑Lavalin, au para 154). La juge Kane a reconnu que l’arrêt Anisman ne règle pas la question de savoir comment qualifier la décision du DPP; elle a toutefois conclu que la « question principale consiste à savoir si [la décision] découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » (SNC‑Lavalin, au para 164). La juge Kane a poursuivi en disant que « [c]ompte tenu de la conclusion de la Cour selon laquelle la décision du DPP d’inviter ou non une organisation à négocier un accord de réparation relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, la seule conclusion pouvant être tirée est que — lorsqu’il exerce ce pouvoir discrétionnaire — le DPP n’est pas un ‘office fédéral’ au sens de l’article 2, et la Cour n’est pas compétente. Il ressort de la jurisprudence que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites découle de la common law et de la Constitution » (SNC‑Lavalin, aux para 164 et 165).

[56] En l’espèce, nul ne conteste que la décision du DPP découle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, et la question de savoir s’il s’agit d’une « décision administrative » n’est pas en jeu, pas plus que celle de savoir si les exercices du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites sont, de façon générale, à l’abri d’un contrôle judiciaire, à moins d’allégations d’abus de procédure – une question de justiciabilité – ce qu’elles sont manifestement. Cependant, il ne me semble pas non plus que la conclusion de la juge Kane sur l’interaction entre la justiciabilité et la compétence que le paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF confère à notre Cour donne à penser qu’un exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne peut jamais faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant notre Cour, ou qu’aucun procureur exerçant un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne peut jamais être un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les CF. Les questions dont la Cour est saisie en l’espèce sont différentes. Premièrement, contrairement à la situation dont il était question dans l’affaire SNC‑Lavalin, les parties en l’espèce conviennent que la décision du DPP qui fait l’objet du présent contrôle est un exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. La question consiste à savoir si le PGC, en exerçant son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, agit néanmoins comme un office fédéral. Jamais cette question n’a été soumise à la Cour dans l’affaire SNC‑Lavalin.

[57] Comme il est évident que la prétention de Mme Wood selon laquelle le PGC a commis un abus de procédure dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire est justiciable, je conviens que le facteur principal qui détermine si, en l’espèce, le PGC est un « office fédéral » ou non est de demander en vertu de quelle autorité ce pouvoir est conféré à l’organisme qui l’exerce et en vertu de quelle autorité cet organisme est censé l’exercer (Anisman, aux para 29‒33; voir aussi la décision Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299 aux para 80, 88 et 125); bien que la source historique de l’exercice, par le procureur de la Couronne, du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites en l’espèce soit bel et bien la common law et la Constitution, la source permettant de déterminer la compétence de notre Cour, au sens de l’arrêt Anisman, est l’article 579 du Code criminel – la disposition au titre de laquelle le PGC était censé agir lorsqu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire pour suspendre des procédures. Lorsqu’il agit de la sorte, le PGC agit comme un « office fédéral » au sens du paragraphe 18(1) de la Loi sur les CF, ce qui confère à notre Cour la compétence voulue pour entendre une demande de contrôle judiciaire concernant la décision du DPP. Il s’ensuit qu’il convient d’accueillir la requête que Mme Wood a présentée en vertu de l’article 51 des Règles car j’arrive à la conclusion que, en toute déférence, je ne puis souscrire à la manière dont la juge adjointe a évalué la source du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qu’a le PGC de suspendre les poursuites privées que Mme Wood a engagées en vue de déterminer la compétence de notre Cour, ce qui constitue une erreur de droit à mon sens.


ORDONNANCE dans le dossier T‑2504‑22

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel de la demanderesse est accueilli et l’ordonnance de la juge adjointe, datée du 17 février 2023, est infirmée.

  2. Les parties sont tenues de fournir conjointement à la Cour un projet d’échéancier dans les 20 jours suivant la date de la présente ordonnance, de façon à ce que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente puisse se poursuivre.

  3. Les dépens sont adjugés en faveur de la demanderesse, tant en l’espèce qu’en ce qui a trait à la requête soumise à la juge adjointe. Si elles ne peuvent s’entendre sur les dépens, les parties signifieront et déposeront de brèves observations sur la question, d’une longueur maximale de trois pages, dans les 20 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  4. Je demeurerai saisi de la présente affaire en vue du calcul des dépens et de l’ordonnance de mise au rôle requise, conformément à l’échéancier que proposeront les parties.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2504‑22

 

INTITULÉ :

JUANITA WOOD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT ET EXAMINÉE À EDMONTON (ALBERTA), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2024

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Juanita Wood

POUR LA DEMANDERESSE

(pour son propre compte)

William Lu

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Whitehorse (Yukon)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.