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Date : 20240214


Dossier : IMM-11517-22

Référence : 2024 CF 246

Ottawa (Ontario), le 14 février 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

DJALAL BENBEKHTI

HIDAYAT BOUALI

MOHAMMED WANIS BENBEKHTI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Pour obtenir le statut de réfugié, un demandeur doit avoir une crainte bien fondée de persécution dans l’ensemble de son pays d’origine. S’il peut se réinstaller de manière sécuritaire et raisonnable ailleurs dans son pays, on dit qu’il a une possibilité de refuge interne [PRI], qui fait obstacle au statut de réfugié.

[2] La Section d’appel des réfugiés [SAR] a conclu que M. Benbekhti et Mme Bouali bénéficiaient d’une PRI dans leur pays d’origine et qu’ils n’étaient donc pas des réfugiés. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision. Je rejette leur recours, puisque la SAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a conclu que M. Benbekhti et Mme Bouali pouvaient raisonnablement se réinstaller à Alger.

I. Contexte

[3] Les demandeurs sont citoyens algériens. Leur demande d’asile est fondée sur la crainte d’être persécutés par l’ex-conjoint de la demanderesse, Mme Bouali, après que celle-ci a décidé de le quitter pour épouser le demandeur, M. Benbehkti. Entre 2015 et 2017, M. Benbekhti et Mme Bouali sont déménagés à Alger, afin d’échapper aux menaces de l’ex-conjoint. Ils sont cependant retournés dans leur région natale en 2017, avant de se rendre au Canada en 2019.

[4] La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a rejeté leur demande. La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Alger et dans deux autres villes, parce que l’ex-conjoint n’avait ni les moyens, ni la motivation de les y retrouver. La SPR a également conclu qu’il ne serait pas déraisonnable que les demandeurs déménagent dans l’une de ces villes, car Mme Bouali a pu se trouver un emploi lorsqu’ils habitaient à Alger, M. Benbekhti possédait des compétences qui lui permettraient de se trouver un emploi et ils pourraient utiliser les revenus de leur exploitation agricole dans leur région natale.

[5] La SAR de la CISR a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs. Son analyse de la PRI s’est concentrée sur la ville d’Alger. Elle a souscrit aux conclusions de la SPR concernant l’absence de risque pour les demandeurs à Alger, notamment parce qu’ils y ont vécu sans problème durant près de deux ans. La SAR a également considéré le caractère raisonnable du déménagement à Alger. Elle a noté que Mme Bouali s’était trouvé un travail lorsqu’elle habitait à Alger. De plus, même si M. Benbekhti n’avait pas pu le faire, rien ne laissait croire qu’il ne pourrait se trouver un travail dans l’avenir. La SAR a aussi souligné que les demandeurs pourraient utiliser les revenus de leur ferme dans leur région natale, qui est toujours en exploitation. Bien que la SAR ait reconnu que Mme Bouali souffrait d’un trouble de stress post-traumatique et que le retour en Algérie serait stressant, elle a conclu que cela ne l’empêcherait pas de travailler à Alger, comme elle l’a fait dans le passé, ni de recevoir des soins psychologiques adéquats. La SAR a aussi rejeté les arguments des demandeurs concernant la situation sécuritaire à Alger ou la violence faite aux femmes en Algérie.

[6] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II. Analyse

[7] Je rejette la demande de contrôle judiciaire. Bien que, dans leur mémoire, les demandeurs aient fait valoir une panoplie d’arguments à l’encontre de la décision de la SAR, ils n’ont plaidé qu’un seul motif à l’audience : le caractère prétendument déraisonnable de la conclusion de la SAR concernant le deuxième volet du critère de la PRI, c’est-à-dire le caractère raisonnable de leur déménagement à Alger. Contrairement à ce qu’avancent les demandeurs, j’estime que la SAR a rendu une décision raisonnable à cet égard.

[8] Le concept de PRI fait partie intégrante de la définition du concept de réfugié. Pour se voir reconnaître ce statut, une personne doit avoir une crainte bien fondée de persécution partout dans son pays d’origine. La décision de principe concernant la PRI est l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]. Dans cet arrêt, aux pages 597 et 598, le juge Linden écrit :

[…] s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

[…] La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable.

[9] Dans l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA), au paragraphe 15 [Ranganathan], le juge Létourneau a apporté les précisions suivantes :

Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[10] En fait, ce qu’il faut surtout retenir des motifs du juge Létourneau, c’est qu’il ne faut pas confondre le critère applicable à la PRI et celui que l’on applique pour trancher les demandes de dispense pour considérations humanitaires : Ranganathan, au paragraphe 17. C’est en ce sens que « la barre est très haute ».

[11] En l’espèce, la SAR a appliqué le critère pertinent en se fondant sur la preuve qui lui a été présentée. En substance, les demandeurs voudraient que la Cour réévalue cette preuve et parvienne à une conclusion différente. Ce n’est pas le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire. Relativement à de telles questions, la Cour ne peut intervenir que si la SAR « s’est fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 126, [2019] 4 RCS 653.

[12] Les demandeurs attaquent d’abord les passages des motifs de la SAR qui concernent la possibilité de trouver du travail et de subvenir à leurs besoins à Alger. Ils soulignent que M. Benbekhti n’a pas réussi à se trouver d’emploi à Alger lorsqu’il y résidait entre 2015 et 2017 et qu’il a dû puiser dans ses économies. Ils soutiennent que la SAR a tiré une conclusion spéculative lorsqu’elle a affirmé que ce fait était insuffisant pour démontrer que M. Benbekhti serait incapable de s’y trouver un emploi à l’avenir.

[13] Or, il va de soi que l’analyse est prospective et doit porter sur la possibilité de se trouver un emploi à l’avenir. De plus, le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la PRI incombe aux demandeurs : Thirunavukkarasu, aux pages 594 et 595. Eu égard à la preuve, notamment le fait que Mme Bouali a pu se trouver un travail à Alger et que les demandeurs sont tous deux diplômés universitaires, il était loisible à la SAR de conclure que les perspectives d’emploi des demandeurs ne sont pas de nature à faire d’Alger une PRI déraisonnable. Il se peut que le déménagement à Alger entraîne une dégradation de la situation économique des demandeurs, mais comme le juge Létourneau le soulignait dans l’extrait cité plus haut, cela ne suffit pas à rendre une PRI déraisonnable.

[14] Les demandeurs soutiennent également que la décision de la SAR est déraisonnable parce que la SAR n’a pas accordé suffisamment de poids à la preuve de l’état psychologique de Mme Bouali. Selon le rapport d’un psychologue déposé en preuve, celle-ci souffre d’un trouble de stress post-traumatique modéré. La SAR a conclu comme suit :

[…] un retour en Algérie serait inévitablement stressant pour l’appelante. Néanmoins, tel que mentionné précédemment, malgré les difficultés que l’appelante a vécues en Algérie, elle a été en mesure de travailler et de subvenir à ses besoins. Rien dans la preuve ne permet de conclure que l’appelante ne serait pas en mesure de travailler à Alger, compte tenu qu’elle l’a fait dans le passé. Par ailleurs, la SAR estime que l’appelante n’a pas démontré qu’elle ne pourrait bénéficier, si elle le souhaite, de soutien psychologique à Alger, qui est la capitale de l’Algérie et qui est une grande ville.

[15] Il est vrai que l’état psychologique d’une personne est un facteur dont il faut tenir compte dans l’évaluation du caractère raisonnable d’une PRI : Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au paragraphe 43. Cependant, la décision de la SAR en l’espèce est raisonnable. La SAR a tenu compte non seulement du rapport psychologique, mais aussi de la capacité de Mme Bouali d’occuper un emploi et de la possibilité de recevoir des soins appropriés à Alger. Ayant moi-même lu le rapport psychologique, j’estime que la conclusion de la SAR pouvait raisonnablement s’appuyer sur la preuve.

[16] Les demandeurs soutiennent également que la SAR a analysé le caractère raisonnable de la PRI d’une manière désincarnée, en ne tenant pas compte de renseignements qu’ils ont présentés concernant la criminalité à Alger, la violence à l’égard des femmes en Algérie, les crimes d’honneur et les enlèvements d’enfants. Or, la SAR a traité des prétentions des demandeurs à ce sujet aux paragraphes 46 et 47 de sa décision. Elle a conclu que les demandeurs ne seraient pas personnellement exposés à ces risques et que la preuve démontrait plutôt qu’Alger était une ville relativement sécuritaire. Les demandeurs n’ont pas démontré en quoi ces conclusions étaient déraisonnables. Il ne suffit pas d’inviter la Cour à prendre connaissance de l’ensemble de la preuve et d’en tirer une conclusion différente de celle à laquelle la SAR est parvenue.

[17] Ayant conclu qu’Alger constituait une PRI, la SAR n’avait pas à examiner si les autres villes identifiées par la SPR pouvaient également offrir une PRI aux demandeurs.

[18] Bref, les demandeurs n’ont pas démontré en quoi la SAR se serait fondamentalement méprise au sujet de la preuve qui lui a été présentée. Il était raisonnable de conclure que les faits mis en preuve par les demandeurs ne satisfaisaient pas au critère très élevé pour démontrer le caractère déraisonnable d’une PRI.

III. Conclusion

[19] Puisque la décision de la SAR est raisonnable, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-11517-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-11517-22

 

INTITULÉ :

DJALAL BENBEKHTI, HIDAYAT BOUALI, MOHAMMED WANIS BENBEKHTI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 janvier 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Jacques Beauchemin

 

Pour les demandeurs

 

Sarah Sbeiti

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacques Beauchemin

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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