Date : 20240202
Dossier : IMM‑8513‑23
Référence : 2024 CF 170
Ottawa (Ontario), le 2 février 2024
En présence de madame la juge Rochester
ENTRE : |
MOUSSA DIAKITÉ |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Dans le contexte de la présente requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi vers le Mali, la Cour est saisie des questions suivantes : (i) la requête devrait-elle être instruite?; (ii) la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente devrait-elle être radiée au motif qu’elle constitue un recours abusif à la Cour?; (iii) les dépens devraient-ils être adjugés en faveur du défendeur, contre le demandeur et son avocat, Me Salif Sangaré? Bien que la première question se pose de temps à autre, les questions de savoir s’il y a lieu de radier une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et d’accorder les dépens à l’encontre d’un demandeur et/ou de son avocat sont relativement rares.
[2] Lors de l’audition de la requête, j’ai informé les parties de ma décision de rejeter la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur. J’ai refusé d’entendre la requête sur le fond, la raison principale étant qu’un mois plus tôt, la Cour avait rejeté la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur parce qu’il n’avait pas démontré l’existence d’un préjudice irréparable. Dans la présente requête en sursis, sa deuxième, il n’a pas informé la Cour ou le défendeur de l’existence de la requête antérieure. De plus, ses observations écrites sur le préjudice irréparable étaient identiques à celles présentées dans la première requête. De surcroit certains éléments de preuve et documents jugés problématiques, insuffisants et contradictoires par ma collègue la juge Martine St-Louis lors de l’audition de la première requête ont été retirés du dossier de la deuxième requête. Les requêtes ont été présentées sous deux numéros de dossier différents, ce qui signifie qu’il y avait un risque que le juge présidant la présente requête ne soit pas au courant de la première requête. Me Sangaré était l’avocat inscrit au dossier pour les deux requêtes.
[3] Bien que j’aie refusé d’entendre la présente requête sur le fond, j’ai néanmoins choisi de tenir une audience afin d’offrir aux parties la possibilité de se faire entendre sur les autres questions soulevées dans les observations écrites du défendeur, à savoir la requête en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente et la demande de dépens contre le demandeur et son avocat. Me Sangaré a été informé de la possibilité que des dépens soient adjugés contre lui à titre personnel à la fois dans les observations écrites du défendeur et lors de l’audition de la présente affaire. À la fin de l’audience, j’ai mis en délibéré ma décision concernant la requête en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et la question des dépens.
[4] En ce qui concerne les dépens, vu les faits et les circonstances de l’espèce, notamment la conduite du demandeur et de son avocat, Me Sangaré, l’adjudication de dépens à l’encontre de chacun d’eux est justifiée. Le demandeur et Me Sangaré ont induit la Cour en erreur. De plus, ce n’est pas la première fois que l’un ou l’autre manque de franchise et induit en erreur les tribunaux et les décideurs administratifs devant lesquels il comparaît.
[5] En tant qu’avocat, Me Sangaré a une obligation primordiale de franchise, c’est-à-dire qu’il doit s’assurer, entre autres, de fournir des renseignements exacts à la Cour. Notre système de justice fonctionne bien en grande partie parce que les avocats sont des mandataires de la Cour et donc la Cour devrait pouvoir se fier sur leurs observations. Lorsqu’un avocat induit la Cour en erreur, cela ne nuit pas seulement à l’administration de la justice, mais effrite également la confiance du public envers la profession juridique.
[6] Comme je l’explique en détail plus loin, cette Cour et plusieurs décideurs administratifs ont consacré beaucoup de temps et de ressources aux revendications du demandeur et les diverses procédures mettant en cause Me Sangaré. Chaque instant utilisé sur ces dossiers est du temps qui ne peut être consacré à un justiciable méritant ou pour une tâche administrative qui doit être accompli. Par conséquent, je choisis de rédiger une ordonnance et des motifs de portée très générale plutôt qu’une ordonnance de portée très précise. La Cour souhaite aviser les juges et les juges adjoints de la Cour fédérale, les juges des autres cours et les décideurs administratifs du fait que le demandeur et Me Sangaré ont reçu un avertissement sévère concernant leur conduite.
[7] Me Sangaré soutient que l’adjudication de dépens contre lui aurait un effet dissuasif sur les membres du Barreau qui pratiquent le droit de l’immigration, lesquels pourraient se mettre à refuser les mandats où ils doivent demander des sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Je ne suis pas d’accord. La grande et écrasante majorité des avocats, c’est-à-dire ceux qui respectent leurs obligations professionnelles énoncées dans leur code de déontologie provincial, ne devraient avoir aucune raison de s’inquiéter. Par contre, tout avocat qui pourrait être tenté d’induire la Cour en erreur ou de ne pas s’acquitter de ses obligations en tant que mandataire de la Cour devrait prendre note que de graves conséquences peuvent s’ensuivre.
[8] Pour ce qui est de la deuxième question, bien que je condamne la conduite du demandeur et de Me Sangaré, je n’étais pas disposée à radier la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente. En l’espèce, j’ai jugé qu’il était plus approprié de rendre une décision sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente à l’étape de l’autorisation. C’est ce qui a été fait et l’autorisation a été refusée. L’ordonnance a été rendue le 17 novembre 2023 et certifiée le 3 janvier 2024.
[9] Pour les motifs qui suivent, la requête en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du défendeur sera rejetée et les dépens seront adjugés contre Me Sangaré et le demandeur.
II. Contexte
[10] La Cour dispose du dossier de la présente affaire (IMM-8513-23), du dossier présenté à la juge St-Louis dans le cadre de la requête antérieure en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi (IMM-11369-23) et d’autres documents fournis par le défendeur, notamment plusieurs décisions du Conseil de discipline du Barreau du Québec et du Tribunal des professions du Québec concernant Me Sangaré.
[11] En ce qui concerne d’abord le demandeur, il ressort clairement du dossier que la crédibilité, la véracité et le respect de la loi se sont révélés être un défi pour lui. À titre d’information, le demandeur a présenté à trois reprises une demande de visa de visiteur pour les États-Unis, lesquelles ont toutes été refusées. Il a ensuite demandé et obtenu un visa de visiteur pour le Canada. En 2015, deux mois après son arrivée au Canada, il a présenté une demande d’asile. La commissaire de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], Negar Azmudeh, maintenant juge de la Cour, a rejeté sa demande en 2016.
[12] Le demandeur a été arrêté et détenu à plusieurs reprises. Il a omis de se présenter à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] à de nombreuses reprises alors qu’il était tenu de le faire. Il a également été déclaré coupable d’infractions criminelles, notamment de harcèlement criminel, de défaut de se conformer à des ordonnances de probation, de défaut de comparaître et de voies de fait. Les procédures relatives à son renvoi ont été amorcées en 2020, et il a été offert un examen des risques avant renvoi [ERAR]. En 2022, l’agent d’ERRAR a conclu qu’il ne courait aucun risque. En 2023, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et au titre du régime de parrainage par un conjoint après avoir reçu un avis de convocation à une entrevue de renvoi. À la suite de son entrevue de renvoi, il a demandé un report administratif de son renvoi vers le Mali. Cette demande a été rejetée en août 2023. Il a fourni d’autres documents, à savoir des rapports médicaux, en septembre 2023, mais l’agente chargée des renvois a maintenu son refus de reporter son renvoi. En juillet 2023, il a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision relative à l’ERAR (IMM-8513-23) et, en septembre 2023, il a déposé une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre du refus de reporter son renvoi (IMM-11369-23).
[13] Après avoir examiné l’important volume de documents dont je dispose, j’estime qu’il vaut la peine de fournir quelques exemples des contradictions, des lacunes et des problèmes de crédibilité qui se trouvent dans le dossier. Devant la SPR, le demandeur a soutenu qu’il risquait d’être recruté par des djihadistes islamistes fondamentalistes parce qu’il est le fils du chef d’un village situé près de la frontière mauritanienne. Par contre, dans sa demande d’ERAR, il a prétendu être à risque d’être persécuté par le peuple dogon au motif qu’il est peul (« Fulani » en anglais). Lors de l’audition de sa demande d’asile, il a également affirmé qu’il était à risque parce qu’il avait été victime de la rébellion des Touaregs dans le nord du Mali en 2012.
[14] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé de façon crédible son nom, son âge ou son lieu de naissance. Le demandeur a insisté sur le fait qu’il était né à Nara, ce qui était au cœur de son allégation selon laquelle il était la cible de djihadistes, et il a fourni un certificat de naissance indiquant que son lieu de naissance était Nara. La SPR a toutefois remarqué que, selon certains documents, son lieu de naissance était inscrit comme Bamako. Lorsqu’il a demandé son permis de visiteur canadien, le demandeur a fourni un certificat de naissance indiquant qu’il était né à Bamako. Je fais observer que, dans sa demande d’ERAR, il déclare que son lieu de naissance est Bamako.
[15] Lorsqu’il a demandé son permis de visiteur aux États-Unis, il a utilisé une identité et un nom différents. Son année de naissance différait de près d’une décennie. Il n’a pas déclaré aux autorités canadiennes les demandes qu’il avait présentées antérieurement aux États-Unis, et lorsque la SPR lui en a parlé, il a nié avoir connaissance de ces demandes. La SPR n’a pas trouvé cela crédible étant donné qu’il a été interrogé pour chacune de ces trois demandes. Lorsque la SPR lui a posé des questions sur l’âge qu’il avait au moment de certains événements, il a fourni des réponses qui représentaient un écart de plusieurs années – si l’on présume qu’il est né à la date qu’il a donnée aux autorités canadiennes. La SPR a constaté la présence de faux documents, de contradictions flagrantes, d’explications déraisonnables et un manque général de crédibilité, et a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé son identité. De plus, la SPR a conclu qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer la persécution.
[16] Le dossier contient de nombreux autres exemples de contradictions. À l’appui de son argument concernant des problèmes de santé mentale, le demandeur a produit des éléments de preuve datés du 23 août 2023, selon lesquels son père, sa mère et sa sœur sont décédés. Il souhaite donc rester au Canada, car il n’a plus personne au Mali. Une lettre datée du 14 septembre 2023, rédigé par un travailleur social à l’appui du report de son renvoi, énonce qu’après avoir quitté le Mali, sa mère et sa sœur ont été assassinées par des terroristes dans le nord du pays. Par contre, lors d’une entrevue préalable au renvoi avec l’ASFC le 14 septembre 2023, lorsqu’on lui a demandé s’il avait contacté quelqu’un à Bamako en vue de son arrivée, le demandeur a répondu qu’il avait parlé à sa sœur et qu’elle viendrait le chercher. Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, reçue le 26 juin 2023, il indique que ses parents sont décédés, mais que sa sœur est vivante.
[17] À l’appui de sa demande de report, le demandeur a fait valoir qu’il était le seul soutien financier de la famille. Toutefois, dans une lettre d’un psychologue datée du 22 août 2023 concernant la santé mentale de son épouse, il est indiqué que celle-ci souffrait d’anxiété parce qu’entre autres, elle était la seule à pouvoir travailler car le demandeur n’avait pas régularisé son statut.
[18] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, reçue le 26 juin 2023, le demandeur a fait valoir que si sa demande n’était pas accueillie, son épouse ne pourrait pas rester seule et n’aurait d’autre choix que de partir avec lui, ce qui l’exposerait à un risque d’enlèvement au Mali. Par contre, dans la lettre du psychologue à l’appui de sa demande de report, datée du 22 août 2023, il est indiqué qu’elle ne pouvait pas retourner avec lui au Mali, car elle a bâti sa vie au Canada. Lors d’une entrevue préalable au renvoi tenue le 14 septembre 2023, lorsqu’on lui a demandé s’il avait vendu tout ce qu’il avait à vendre, il a confirmé qu’il n’avait pas vendu sa voiture, car sa femme et son enfant resteraient au Canada et en auraient besoin.
[19] À l’appui de sa demande de report et de sa requête en sursis devant la juge St-Louis, le demandeur avait présenté des documents relatifs à son employeur qui contenaient de nombreuses incohérences. Il avait présenté ces documents à l’appui de son argument selon lequel son renvoi causerait un préjudice irréparable et des dommages à l’entreprise pour laquelle il travaillait. Par exemple, il y avait des incohérences dans la dénomination sociale de l’entreprise qui n’était pas la même sur tous les documents, de même que les numéros de téléphone figurant sur la papeterie de l’entreprise. De plus, le code postal du lieu de résidence que l’employeur avait indiqué dans son affidavit ne correspondait pas entièrement au code postal figurant sur la photocopie de son permis de conduire. Dans ses observations écrites sur le préjudice irréparable devant la juge St‑Louis et devant moi-même, le demandeur mentionne que deux entreprises appartenant à son employeur feraient faillite parce que sa gestion rapportait près de 100 000 $ par semaine à ces entreprises. Ailleurs dans ses observations, toutefois, il fait référence à trois entreprises.
[20] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ses soumissions écrites indiquait qu’il travaillait pour son employeur depuis 2018 et qu’il gagnait plus de 55 000 $ par année. L’agente chargée des renvois a noté que le demandeur n’avait pas obtenu de permis de travail valide avant le 7 juin 2021. Le défendeur a souligné que le demandeur n’avait déclaré aucun revenu aux autorités fiscales pour les années 2018, 2019 et 2020. Il a déclaré 18 310 $ en 2021 et 20 970 $ en 2022. Le défendeur a d’ailleurs souligné que, selon son talon de chèque de paie daté du 16 juin 2023, le revenu cumulatif annuel du demandeur s’élevait à 5 800 $, ce qui signifie qu’à la fin de l’année, son revenu annuel serait légèrement supérieur à 10 000 $ – et bien inférieur à 55 000 $. Le défendeur a également souligné qu’il était curieux que le demandeur se soit présenté comme le seul soutien financier de la famille, alors qu’il avait déclaré un très petit revenu et qu’il avait pourtant réussi à être approuvé pour une hypothèque de 830 000 $ auprès de la Banque Royale du Canada le 20 mai 2023.
[21] Devant la juge St-Louis, le défendeur avait soulevé ces contradictions et soutenu que nul n’est en mesure de déterminer ce qui est véridique et authentique dans les documents et les observations du demandeur. Lorsqu’elle a rendu sa décision sur la requête en sursis du demandeur, la juge St-Louis était d’accord et a souligné les lacunes, les contradictions et les incertitudes relevées par ce dernier et par l’agente chargée des renvois, dont la majorité demeurent inexpliquées. Par conséquent, dans son ordonnance datée du 19 septembre 2023, elle a conclu que les éléments de preuve ne constituaient pas une preuve crédible de préjudice irréparable et a rejeté la requête en sursis [l’ordonnance de la juge St-Louis].
[22] La date initiale du renvoi était fixée au 20 septembre 2023. La compagnie aérienne a toutefois annulé le vol et le renvoi a été reporté au 25 octobre 2023. Le 19 octobre 2023, le demandeur a déposé sa deuxième requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, soit la présente requête.
[23] C’est à cette étape des motifs que je passe des représentations du demandeur à la conduite de de Me Sangaré, qui, comme je le mentionne plus haut, était également l’avocat inscrit au dossier dans la première requête en sursis. Pour être claire, on peut comprendre que le demandeur veuille retenter sa chance. Un renvoi entraîne invariablement une séparation et du chagrin. Il est compréhensible qu’un demandeur veuille épuiser tous les recours dont il dispose pour éviter ou retarder le renvoi. Il incombait toutefois à Me Sangaré de renseigner son client. En présentant une deuxième requête, Me Sangaré a gaspillé le temps et les ressources de toutes les parties concernées. Non seulement il a présenté une requête vouée à l’échec comprenant des observations presque identiques à celles présentées à la juge St-Louis sur la question déterminante, mais il a choisi de ne pas informer la Cour que la juge St-Louis avait entendu le demandeur un mois auparavant. Comme je l’explique plus loin, il a également retiré du dossier des documents que la juge St-Louis avait jugés problématiques.
[24] Lorsque j’ai été saisie de la requête, je ne savais pas qu’à peine un mois plus tôt, la juge St-Louis avait examiné les mêmes arguments relatifs au préjudice irréparable. Comme les dossiers de la Cour avaient des numéros différents, je n’étais pas au courant de l’ordonnance de la juge St-Louis. Après avoir reçu et examiné le dossier de requête, ce n’est que par pure coïncidence que j’ai appris qu’il y avait peut-être eu une autre requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Ayant été mise au courant de la situation par un membre de la Cour, j’ai pu effectuer une recherche et récupérer l’ordonnance de la juge St-Louis ainsi que le dossier dont elle disposait.
[25] D’après ce que je comprends des observations du défendeur, il a lui aussi été mis au courant de la situation par hasard. Son avocat, Me Mario Blanchard, était de service. Me Blanchard était également l’avocat du défendeur qui a comparu devant la juge St‑Louis dans le cadre de la première requête en sursis. Si un autre avocat aurait été assigné à présente affaire, le défendeur soutient que ce dernier n’aurait peut-être pas été au courant de la première requête en sursis, étant donné le peu de temps dont on dispose pour répondre à une telle requête.
[26] Il existait donc un risque que la Cour et le défendeur ne sachent pas que Me Sangaré avait soumis à nouveau la même question.
[27] Le défendeur a attiré l’attention de la Cour sur le fait que ce n’est pas la première fois que Me Sangaré induit un tribunal en erreur. Il a déposé plusieurs décisions du Conseil de discipline du Barreau du Québec et du Tribunal des professions du Québec. Depuis 2015, Me Sangaré a fait l’objet d’au moins six procédures disciplinaires. Il a reçu une série d’avertissements informels et formels; s’est fait suspendre son permis pour six périodes concurrentes de 12 mois chacune (actuellement en appel); a reçu des amendes totalisant 5 000 $ (actuellement en appel); s’est fait suspendre son permis pendant six mois (actuellement en appel); et a été déclaré coupable d’un manquement à ses obligations professionnelles, mais est en attente de son audience de sanction. Le Bureau du syndic du Barreau du Québec a mené de nombreuses enquêtes sur Me Sangaré, qui faisait notamment l’objet de plaintes pour défaut de respecter les délais, défaut de répondre malgré l’acceptation du paiement, négligence, falsification de faits, défaut de fournir des comptes rendus, défaut de dire la vérité, manque de professionnalisme, appropriation de biens, défaut de comparaître aux audiences alors qu’il avait reçu un avis, et pour avoir induit la Cour en erreur. Dans chacun de ces cas, l’enquête a donné lieu à un avertissement ou à une sanction.
[28] Le défendeur a produit les décisions afin de fournir un contexte et d’étayer les préoccupations soulevées à l’audience concernant le respect, par Me Sangaré, de ses obligations professionnelles, de son devoir de franchise et de ses obligations en tant que mandataire de la Cour.
[29] Pour en revenir au demandeur, comme je le mentionne plus haut, il a été incarcéré et détenu à la fois en raison de ses déclarations de culpabilité au criminel et de son défaut de se présenter à l’ASFC. Lors de la dernière détention, il a été libéré après avoir versé une caution en espèces et présenté une garantie. Le 25 octobre 2023, après que j’ai rejeté la requête en sursis de la mesure de renvoi du demandeur, celui-ci ne s’est pas présenté pour son renvoi. Le défendeur a fourni une mise à jour à la Cour, ainsi qu’une déclaration sous serment d’un agent de l’ASFC.
III. Analyse
A. L’adjudication de dépens contre Me Sangaré et le demandeur est justifiée
[30] Le défendeur soutient qu’il est justifié d’adjuger les dépens contre Me Sangaré et son client compte tenu des circonstances répréhensibles, troublantes et déplorables de la présente requête. Il affirme que la présente requête est purement dilatoire, car le demandeur a présenté des observations concernant des erreurs alléguées dans la décision d’ERAR lors de la première requête (même si la décision sous-jacente était une décision de report) et il a inclus dans ce dossier de requête la décision d’ERAR et le dossier sur lequel elle était fondée. Le défendeur fait valoir que non seulement la décision relative à l’ERAR a été examinée par la juge St‑Louis lors de la première requête en sursis et est mentionnée dans l’ordonnance de celle‑ci, mais les arguments relatifs au préjudice irréparable avancés dans les deux requêtes en sursis sont aussi les mêmes. La présente requête est abusive, selon le défendeur, d’autant plus que la première requête en sursis a été rejetée en raison d’un manque de crédibilité et de l’absence d’un préjudice irréparable. Il ajoute que le demandeur a déjà manqué de crédibilité et de franchise dans les observations qu’il a présentées à la Cour et à des décideurs administratifs.
[31] Le défendeur affirme que rien n’a changé durant le mois qui s’est écoulé concernant la situation du demandeur – si ce n’est le fait que son renvoi a été retardé parce que le vol a été annulé. De plus, le demandeur n’allègue même pas, dans son dossier de requête, qu’il s’est passé quelque chose durant l’intervalle.
[32] Le défendeur fait remarquer que la première requête en sursis n’était pas du tout mentionnée dans le dossier de requête actuel du demandeur. Cette omission d’informer la Cour est tout à fait injustifiée, selon lui. La première requête en sursis aurait pu être mentionnée dans l’affidavit ou dans les observations, lesquels ont tous les deux été modifiés. Non seulement le demandeur et son conseil n’ont pas été sincères et n’ont pas mentionné la requête en sursis précédente, mais le défendeur soutient que leur conduite était scandaleuse et outrageante compte tenu des circonstances générales de l’espèce.
[33] Le défendeur fait remarquer que deux des affidavits ont été modifiés aux fins de la présente requête, et que certains documents qui avaient été jugés contradictoires ou problématiques par la juge St-Louis ont été retirés du présent dossier. Il soutient qu’étant donné que des reproches ont déjà été faits à Me Sangaré pour avoir induit la Cour en erreur, celui-ci aurait dû être bien conscient de la conduite qu’on attendait de lui en tant que mandataire de la Cour.
[34] Le défendeur renvoie à la fois aux procédures disciplinaires décrites à la section II (Contexte) ci-dessus et à la décision Toure c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 237 [Toure], dans laquelle Me Sangaré et Me Blanchard étaient inscrits comme avocats. La question dont était saisi le juge Michel Shore dans l’affaire Toure était de savoir si le demandeur avait induit la Cour en erreur après que le défendeur eut présenté une requête au titre du paragraphe 399(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], dans laquelle il alléguait que le demandeur avait obtenu un jugement en usant de fraude. Le juge Shore a conclu que le demandeur avait induit la Cour en erreur quant à un aspect déterminant et central de la demande de contrôle judiciaire, ce qui a donné lieu à un jugement en sa faveur (Toure au para 11). Il a souligné la nécessité de divulgation, a annulé le jugement et a adjugé les dépens en faveur du défendeur. Les dépens ont par la suite été évalués à 12 896,84 $ (ordonnance datée du 24 janvier 2017, dans le dossier de la Cour IMM‑8426‑13).
[35] Me Sangaré, pour sa part, fait valoir que les deux requêtes en sursis ne sont « pas du tout les mêmes »
. À l’audience, il a d’abord insisté sur le fait que la juge St-Louis n’avait pas tenu compte de l’ERAR. Cependant, tant la Cour que le défendeur lui ont indiqué que la question avait été plaidée et que la juge St-Louis y avait ultimement fait référence dans son ordonnance.
[36] Je reconnais qu’en l’espèce, la décision sous-jacente est la décision relative à l’ERAR, alors que, devant la juge St-Louis, la décision sous‑jacente était une décision de report du renvoi. Le premier volet du critère tripartite applicable à une injonction consiste à déterminer s’il y a une question sérieuse à juger – c’est-à-dire si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse (RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au para 12). De plus, lorsque la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente se rapporte à une décision de refuser un report de renvoi rendue par un agent d’exécution, il faut appliquer un critère plus rigoureux de « vraisemblance que la demande soit accueillie »
ou le demandeur doit faire valoir « des arguments assez solides »
, parce que si la demande de sursis est accueillie, la réparation demandée dans la demande sous-jacente sera effectivement accordée (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 aux para 9‑11; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 aux para 66‑67). Étant donné que deux décisions différentes étaient en cause, et fondées sur un seuil différent, il aurait dû y avoir une différence marquée entre les observations formulées dans la première requête en sursis et la présente requête sous le premier volet du critère tripartite.
[37] En ce qui concerne les observations du demandeur quant à savoir si la requête dont je suis saisie soulève une question sérieuse, il déclare de façon générale que (i) la décision d’ERAR comportait des erreurs, car sa crainte de persécution n’a pas été prise en compte par un décideur impartial; (ii) l’agent d’ERAR n’a pas apprécié adéquatement la preuve; (iii) la décision qui en a résulté est contraire aux objectifs de la LIPR; (iv) l’agent d’ERAR a adopté les conclusions de la SPR. À l’exception de ce qui suit, aucune erreur précise n’est alléguée de la part de l’agent d’ERAR. En outre, je réitère qu’on se serait attendu à ce qu’il y ait une différence marquée entre les observations dont je dispose et celles qui ont été présentées à la juge St-Louis, vu les circonstances. En fait, les autres paragraphes des observations du demandeur sur la question sérieuse que soulève la présente requête ont été copiés-collés des observations qu’il a présentées à la juge St-Louis (observations dans le dossier IMM‑8513‑23, aux para 22, 23, 24; observations dans le dossier IMM‑11369‑23, aux para 45, 46 et 47). Les deux séries d’observations indiquent que les agents ont agi de manière déraisonnable en ne reportant pas le renvoi compte tenu des attaques djihadistes au Mali. Elles reprochent également aux agents d’avoir minimisé les articles traitant de la guerre et de l’insécurité au Mali et d’avoir ignoré un rapport de la Fédération internationale pour les droits humains (la FIDH).
[38] Étonnamment, tant les observations présentées à la juge St-Louis que celles présentées dans la présente requête indiquent que « [l]a question grave qui est soulevée en l’espèce est de savoir si l’agent de renvoi a commis une erreur déraisonnable en refusant de reporter le renvoi de la partie demanderesse »
(observations dans le dossier IMM‑8513‑23, au para 21; observations dans le dossier IMM‑11369‑23, au para 17). Me Sangaré aurait dû savoir que, mis à part l’énoncé général, la question sérieuse qu’il prétendait soulever était non seulement un copier‑coller des observations présentées à la juge St-Louis, mais en plus, elle ne s’appliquait pas à la décision d’ERAR.
[39] Quoi qu’il en soit, la question déterminante dont était saisie la juge St-Louis était l’absence de préjudice irréparable, qui constitue le deuxième volet du critère tripartite. Le critère tripartite est conjonctif, ce qui signifie que, pour avoir droit à une réparation, le demandeur doit satisfaire aux trois éléments du critère (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 14) et « le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal »
(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 au para 15; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M‑I LLC, 2020 CAF 3 au para 7).
[40] Me Sangaré fait valoir dans la présente requête que le préjudice irréparable était axé sur le préjudice économique que subirait l’employeur du demandeur, ce qui diffère des arguments présentés devant la juge St-Louis. Je ne suis pas d’accord. La grande majorité des observations écrites présentées à la juge St-Louis ont simplement été copiées-collées dans le dossier dont je dispose. Dans la première requête en sursis, le demandeur a allégué que les entreprises appartenant à son employeur feraient faillite et a inclus des documents à l’appui de cette allégation. C’est ce que reflète l’ordonnance de la juge St-Louis, selon laquelle l’un des fondements de l’allégation de préjudice irréparable est que l’entreprise pour laquelle travaille le demandeur ferait faillite.
[41] Dans la présente requête, certains documents qui ont été jugés problématiques et contradictoires dans la première requête en sursis dont était saisie la juge St-Louis n’ont pas été versés au dossier. La section II (Contexte) des présents motifs expose un certain nombre de ces enjeux. Alors que le dossier dont disposait la juge St-Louis contenait plusieurs déclarations et lettres du président de l’employeur du demandeur, le présent dossier de requête contient une déclaration sous serment de l’employeur du demandeur. Contrairement au dossier présenté à la juge St-Louis, une copie du permis de conduire du président de l’employeur du demandeur, au sujet duquel le défendeur avait soulevé des préoccupations, ne figure pas dans le présent dossier de requête.
[42] J’estime qu’il est trompeur de la part de Me Sangaré de chercher à me convaincre qu’il n’a pas déjà avancé le même argument au sujet du préjudice économique causé à l’employeur du demandeur alors qu’il l’a effectivement fait devant la juge St-Louis. Il a cherché à améliorer la preuve sur laquelle cet argument est fondé, tout en cachant le fait qu’il s’agissait de la deuxième fois qu’il présentait cet argument. Lorsqu’on lui a demandé si quelque chose avait changé dans la situation du demandeur au cours de l’intervalle de quatre semaines, Me Sangaré n’a pas été en mesure de fournir une réponse satisfaisante. Rien dans la déclaration sous serment du président de l’employeur du demandeur n’indique que les renseignements fournis sont récents et qu’il n’aurait pas été possible de les obtenir quatre semaines plus tôt.
[43] Le demandeur a également fourni un affidavit mis à jour dans la présente requête, bien que la grande majorité du contenu soit un copier-coller de l’affidavit déposé à l’appui de la première requête en sursis. Des renvois à la décision relative à l’ERAR ont été ajoutés et des renvois au rejet de la demande de report et à la date de renvoi antérieure ont été supprimés, en plus de certains paragraphes qui contredisaient d’autres éléments de preuve au dossier. Les paragraphes concernant le préjudice économique subi par son employeur ont été conservés de l’ancien affidavit, mais une phrase supplémentaire a été ajoutée selon laquelle il joignait une déclaration de son employeur concernant le préjudice irréparable.
[44] La position de Me Sangaré selon laquelle les deux requêtes en sursis ne sont « pas du tout les mêmes »
repose sur les deux points que je mentionne plus haut, à savoir une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente différente et la déclaration sous serment du président de l’employeur du demandeur. Étant donné le contenu du présent dossier de requête et celui de la première requête en sursis, la position de Me Sangaré est entièrement dénuée de fondement.
[45] Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas informé la Cour de l’existence de la première requête en sursis et de l’ordonnance de la juge St-Louis, Me Sangaré a d’abord soutenu qu’il l’avait mentionné dans les observations. Lorsque la Cour lui a demandé à quelle page afin de vérifier, il n’a pas été en mesure de répondre. Après s’être vu accorder du temps durant l’audience pour examiner le dossier de requête, Me Sangaré a insisté sur le fait que la Cour avait été avisée de la première requête en sursis, car au paragraphe 18 de son affidavit, le demandeur indique qu’il a « déjà déposé devant cette honorable cour deux dossiers portant les numéros IMM‑8513‑23 et IMM‑11369‑23 »
, sans autre détail ni explication. Dans tout le dossier de la requête, il s’agit de la seule mention de l’existence d’un autre dossier de la Cour.
[46] Le défendeur soutient que cette explication ne tient pas et que Me Sangaré ne respecte pas ses obligations professionnelles. Il affirme que Me Sangaré a déjà eu des comportements semblables et qu’il devait être bien conscient des conséquences d’induire la Cour en erreur puisqu’il avait déjà participé à l’affaire Toure (mentionnée dans la section II (Contexte) plus haut).
[47] Dans sa réponse, Me Sangaré a continué d’insister sur le fait que la simple mention du numéro de dossier de la Cour dans l’affidavit du demandeur constituait un avis suffisant et complet à la Cour de l’existence de la première requête en sursis. Conclure autrement, selon lui, aurait pour effet de museler les membres du Barreau qui pratiquent le droit de l’immigration, lesquels refuseraient alors d’accepter des mandats des demandeurs.
[48] Les juges devraient pouvoir se fonder sur les observations que font les avocats en tant que mandataires de la Cour. Comme je le mentionne plus haut, notre système de justice fonctionne en grande partie parce que la Cour s’attend à pouvoir se fier aux observations faites par ses mandataires. L’avocat doit s’efforcer de défendre intrépidement son client, mais il doit le faire honorablement, en conformité avec la loi et d’une manière qui respecte ses obligations professionnelles. Cela comprend l’obligation de franchise envers la Cour. L’avocat ne doit jamais induire ou tenter d’induire la Cour en erreur. Si l’avocat le fait par inadvertance, il doit corriger son erreur dès qu’il en prend conscience.
[49] Une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi entraîne des enjeux importants. Les conséquences pour la personne concernée et son entourage sont importantes et souvent déchirantes. La pression exercée sur l’avocat pour qu’il l’emporte est sans aucun doute intense. On peut toutefois en dire autant des affaires criminelles où un droit à la liberté est en jeu ou des affaires de droit de la famille où il est question de la garde de son enfant.
[50] La pratique du droit est un honneur et un privilège, mais elle s’accompagne de responsabilités importantes. Les situations à enjeux élevés sont une réalité avec laquelle tout avocat de litige doit composer du mieux qu’il le peut. Toutefois, ce type de situations ne justifie pas que l’avocat induise la Cour en erreur. Le fait qu’un manque de franchise a profité au client n’est pas une excuse. Lorsque l’avocat manque à son obligation de franchise ou cherche à induire la Cour en erreur, l’intégrité de la profession juridique et l’administration de la justice sont compromises. Un système juridique dans lequel la Cour ne peut pas être certaine qu’un officier de justice sera franc et honnête a peu d’espoir de maintenir le respect du public ou d’administrer une véritable justice.
[51] En l’espèce, je suis convaincue que les actes de Me Sangaré n’ont pas été commises par inadvertance. Rien n’indique que la situation du demandeur ait changé de quelque façon que ce soit depuis la première requête en sursis. Les références faites à l’agente chargée des renvois, à sa décision et à la date de renvoi précédente ont été supprimées du dossier de requête. Une grande partie du contenu de l’affidavit du demandeur et de ses observations écrites a été copiée-collée de la première requête en sursis, mais quelques-uns des documents et des déclarations qui posaient problème ont également été supprimés. Plusieurs ajouts ont été faits à l’affidavit et aux observations écrites du demandeur et visaient à répondre aux doutes soulevés par la juge St‑Louis concernant la preuve relative au préjudice irréparable. Les lettres de l’employeur du demandeur qui posaient problème lors de la première requête en sursis ont été retirées du dossier et remplacées par une déclaration sous serment contenant davantage de détails.
[52] La Cour n’a pas été induite en erreur par inadvertance. Me Sangaré avait une connaissance personnelle de la première requête en sursis, mais a choisi de ne pas aviser la Cour. Il a manqué à son obligation d’être franc avec la Cour au sujet d’un fait important qui était directement lié aux questions soulevées dans la présente requête en sursis. Le fait que les deux numéros de dossier de la Cour figurent dans l’affidavit du demandeur n’excuse pas cette omission flagrante de sa part. À mon avis, Me Sangaré et le demandeur cherchaient à profiter d’une situation, soit l’annulation du premier vol à destination du Mali, pour remettre en litige des questions déjà tranchées par la juge St‑Louis, dans l’espoir d’obtenir un résultat différent.
[53] Cela est malheureux, car Me Sangaré aurait pu profiter de l’audience pour tenter d’atténuer, dans une certaine mesure, l’impression négative laissée par la lecture conjointe du présent dossier de requête et du dossier de requête dont disposait la juge St‑Louis. Ce n’est pas ce qu’il a fait. Au contraire, il a commencé en faisant des fausses déclarations à la Cour sur ce qui figurait dans le présent dossier de requête. Il a ensuite cherché à induire la Cour en erreur quant à ce qui avait été allégué devant la juge St-Louis. Me Sangaré a tenté de convaincre la Cour que la question du préjudice irréparable telle qu’elle est énoncée dans le présent dossier de requête n’est pas du tout la même que dans la première requête en sursis. À mon avis, cet argument ne reflète pas la réalité des dossiers dont je dispose. Je trouve cela malhonnête et trompeur.
[54] Je passe maintenant à l’argument de Me Sangaré selon lequel la Cour a bel et bien été avisée de la première requête en sursis puisque les deux numéros de dossier de la Cour étaient mentionnés au paragraphe 18 de l’affidavit du demandeur. Dans les circonstances, cela ne constitue pas une divulgation. La première requête en sursis n’est mentionnée nulle part dans le dossier (même si Me Sangaré a initialement affirmé que c’était le cas). Me Sangaré a une obligation continue de franchise, à laquelle il ne s’est pas conformé. Il a choisi de ne pas informer la Cour d’un fait important. Il cherche maintenant à obscurcir ce fait en insistant sur le paragraphe 18 de l’affidavit du demandeur. L’insistance de Me Sangaré sur le fait qu’il a divulgué la première requête en sursis n’est pas crédible. Il cherche à convaincre la Cour que quelque chose a été fait alors qu’en réalité, ce n’a pas été le cas.
[55] Me Sangaré est membre du Barreau du Québec. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que sa conduite dans le contexte de la présente instance constitue un écart marqué par rapport à la norme professionnelle à laquelle je m’attendrais de la part d’un membre du Barreau et d’un officier de justice. Je note que l’article 112 du Code de déontologie des avocats, chapitre B‑1, r 3.1, énonce l’obligation de franchise, tandis que l’article 116 prévoit que l’avocat ne doit pas induire ou tenter d’induire le tribunal en erreur.
[56] En ce qui concerne la présente requête en sursis, je conviens avec l’avocat du défendeur qu’elle est abusive et qu’elle n’aurait pas dû être présentée. Me Sangaré est un membre expérimenté du Barreau en droit de l’immigration et il aurait dû se montrer plus avisé. Ce n’est pas une coïncidence, à mon avis, que toutes les mentions de la première requête en sursis, et donc toute preuve du caractère abusif de la deuxième requête en sursis, ont été retirées du présent dossier de requête. Si Me Sangaré n’avait pas présenté la présente requête en sursis, beaucoup de temps et d’efforts auraient été épargnées et les ressources de son client, du défendeur et de la Cour auraient été épargnées.
[57] Je souscris à l’opinion du défendeur selon laquelle il est justifié d’adjuger les dépens contre Me Sangaré et le demandeur dans les circonstances. Dans le contexte des instances en matière d’immigration, la Cour n’adjuge habituellement pas de dépens. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [RIPR], prévoit ceci :
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[58] L’expression « raisons spéciales »
n’est pas définie dans la RIPR et aucune définition n’a été établie dans la jurisprudence (Lesi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 441 au para 48 [Lesi]; Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 6). Le seuil pour établir de celles circonstances est élevé, et chaque décision dépend des faits particuliers (Singgh Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201 au para 30 [Dhaliwal]; Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1342 au para 8; Balepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1104 au para 38). Notre Cour a conclu que des « raisons spéciales »
existaient lorsqu’une partie a agi de mauvaise foi ou d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée (Dhaliwal au para 31). C’est également le cas lorsqu’une partie a eu une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante (Toure au para 16).
[59] Je précise qu’à proprement parler, l’article 22 des RIPR fait référence à une demande d’autorisation, à une demande de contrôle judiciaire ou à un appel interjeté en vertu desdites Règles. En l’espèce, je suis saisie d’une requête. Néanmoins, je me laisse guider par l’article 22 et je conclus qu’il existe des « raisons spéciales » dans la présente affaire
. La conclusion selon laquelle des « raisons spéciales »
donnent lieu à des dépens déclenche le pouvoir discrétionnaire de la Cour quant au montant et à la répartition des dépens en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales (Lesi au para 48; Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002 aux paras 64‑65).
[60] La Cour dispose d’un large pouvoir discrétionnaire en matière de dépens. Le paragraphe 400(1) des Règles prévoit que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. Le triple objectif des dépens est, premièrement, l’indemnisation, deuxièmement, l’incitation à régler et, troisièmement, la dissuasion de comportements abusifs (Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 24; Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 au para 19 [Allergan]). Lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire, les principaux facteurs dont la Cour peut tenir compte dans son calcul des dépens à adjuger sont énoncés dans une liste non exhaustive au paragraphe 400(3) des Règles (Allergan, au para 29). Parmi ces facteurs, notons la question de savoir si la conduite d’une partie a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance; si une mesure prise au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile; ou si elle a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection (art 400(3)i) et k)). La Cour peut adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés en vertu du paragraphe 400(4).
[61] L’article 404 des Règles autorise la Cour à adjuger des dépens contre un avocat à titre personnel dans les cas suivants :
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[62] Aucune ordonnance de dépens ne peut toutefois être rendue contre un avocat à titre personnel à moins que celui-ci ait eu la possibilité de se faire entendre. En l’espèce, comme je le mentionne plus haut, Me Sangaré a été informé à l’avance que les dépens étaient réclamés contre lui personnellement et il a eu la possibilité de présenter des observations sur cette question à l’audience.
[63] Étant donné la conduite de Me Sangaré dans le cadre du dépôt de la présente requête et de ses observations à l’audience, comme je l’explique en détail plus haut, il convient d’adjuger les dépens contre Me Sangaré à titre personnel. À mon avis, Me Sangaré a cherché à induire la Cour en erreur. Il a omis de divulguer des renseignements importants dont il avait connaissance (Akinsola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1997 CanLII 5573 (CF)). Il s’est conduit de manière inappropriée et ne s’est pas conformé aux obligations qui lui incombaient à titre d’officier de justice et de membre de la profession juridique. Compte tenu de la première requête en sursis, la présente requête n’est pas fondée et elle n’aurait jamais dû être présentée (Hafeez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8188 (CF)). Les actes de Me Sangaré ont non seulement fait perdre du temps à la Cour et au défendeur, mais ont aussi, vraisemblablement, fait perdre des ressources à son client.
[64] Comme je le mentionne plus haut, l'attention de la Cour a été attirée sur l’affaire Toure, les nombreux rapports de Me Sangaré avec le Bureau du syndic du Barreau du Québec et les décisions publiées par le Conseil de discipline du Barreau du Québec et le Tribunal des professions du Québec. L’existence de ces décisions antérieures n’intervient pas dans ma décision d’adjuger ou non des dépens contre Me Sangaré à titre personnel. Ma décision est fondée sur la conduite qu’il a eu dans la présente instance, en tenant compte de la procédure qui a eu lieu devant la juge St-Louis. Cela est conforme aux facteurs énoncés aux paragraphes 400(3) et 404(1) des Règles, bien que je précise que la liste des facteurs figurant au paragraphe 400(3) n’est pas exhaustive.
[65] Cela ne veut pas dire, toutefois, que l’historique de Me Sangaré n’est pas pertinent. S’il avait été un membre débutant du Barreau qui n’avait jamais été accusé d’avoir induit un tribunal en erreur, j’aurais peut-être choisi d’être souple quant au montant des dépens. Compte tenu du nombre d’avertissements formels que Me Sangaré a reçus, notamment pour avoir induit un tribunal en erreur, je conclus qu’il n’y a aucune raison d’être indulgente. Me Sangaré aurait dû se montrer plus avisé.
[66] Il est justifié d’adjuger des dépens de 2 500 $, payables sur-le-champ, contre Me Sangaré. Ce montant comporte à la fois un élément compensatoire pour le défendeur et un élément dissuasif pour Me Sangaré. Étant donné que les dépens sont adjugés contre Me Sangaré à titre personnel, il ne peut pas tenter de recouvrer cette somme auprès de son client, soit le demandeur. J’estime qu’il convient d’envoyer une copie de la présente ordonnance et des présents motifs au président du Barreau du Québec pour son information (N’Cho Simeon N’Takpe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 1274). Conformément au paragraphe 404(3) des Règles, il est ordonné à Me Sangaré de fournir une copie de la présente ordonnance et des motifs au demandeur. J’estime également qu’il convient, dans les circonstances, de fournir une copie à l’épouse du demandeur, Mme Hawa Ballo.
[67] Je me tourne maintenant vers le demandeur. Même si, à mon avis, sa conduite n’est pas aussi grave que celle de Me Sangaré, j’estime néanmoins qu’il convient d’accueillir la demande de dépens du défendeur. La panoplie de lacunes, de contradictions et de problèmes de crédibilité contenue dans le dossier est décrite en détail à la section II (Contexte) des présent motifs. Je prends note de l’observation du défendeur selon laquelle personne n’est en mesure de déterminer ce qui est véridique et authentique dans les documents et les observations du demandeur. Je suis d’accord. De plus, la conclusion selon laquelle la présente requête est abusive s’applique également au demandeur, quoique dans une bien moindre mesure. Enfin, chacune de ses requêtes en sursis de la mesure de renvoi a été rejetée. Il a toutefois décidé de se prévaloir de la réparation que la Cour avait refusé d’accorder en ne se présentant pas pour son renvoi le 25 octobre 2023. Il est donc justifié d’adjuger des dépens de 750 $, payables sur-le-champ, contre le demandeur.
[68] En dernier lieu, je reviens à l’observation de Me Sangaré selon laquelle une ordonnance de dépens prononcée contre lui aurait pour effet de museler les membres du Barreau qui pratiquent en droit de l’immigration et les inciterait à refuser des mandats. Je ne suis pas d’accord. La grande et écrasante majorité des avocats, c’est-à-dire ceux qui respectent leurs obligations professionnelles énoncées dans leur code de déontologie provincial, ne devraient avoir aucune raison de s’inquiéter.
[69] La présente ordonnance et les motifs ne devraient être un avertissement que pour les avocats qui pourraient être tentés d’induire la Cour en erreur. Ces avocats doivent être conscients que la Cour prend ces questions très au sérieux. Il est arrivé, comme en l’espèce, que des avocats aient mal expliqué le contenu d’un dossier ou aient affirmé qu’un fait était véridique alors que le dossier ne pouvait raisonnablement pas l’étayer. Cela constitue induire la Cour en erreur. Les avocats ne devraient en aucun cas se comporter de cette manière, car un tel comportement va à l’encontre de leurs obligations en tant que mandataires de la Cour et, en fin de compte, ne sert pas les intérêts de leurs clients ni l’administration de la justice.
B. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente ne doit pas être radiée
[70] Le défendeur souligne que la Cour peut, à tout moment, ordonner la radiation d’un acte de procédure s’il constitue un abus de procédure (Règle 221(1)f)). Il soutient que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacent devrait être radiée parce que le demandeur a omis de divulguer des faits pertinents à la Cour. Le demandeur a plutôt fourni des éléments de preuve contradictoires et des déclarations mensongères.
[71] Comme je le mentionne plus haut, le dossier comporte une panoplie de lacunes, de contradictions et de problèmes de crédibilité. Bien qu’ils ne s’appliquent pas tous directement au dossier dont disposait l’agent d’ERAR et à la décision d’ERAR qu’il a rendue, ils sont néanmoins très nombreux.
[72] Malgré ce qui précède, je n’étais pas disposée, dans les circonstances, à radier la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente. J’ai jugé qu’il était plus approprié de rendre une décision concernant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente à l’étape de l’autorisation. C’est ce qui a été fait et l’autorisation a été refusée. L’ordonnance a été rendue le 17 novembre 2023 et certifiée le 3 janvier 2024.
IV. Conclusion
[73] Pour les motifs qui précèdent, la requête en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du défendeur sera rejetée et les dépens seront adjugés contre Me Sangaré et le demandeur. Cela fait suite à la décision que j’ai rendue oralement à l’audience par laquelle j’ai rejeté la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi vers le Mali présentée par le demandeur.
ORDONNANCE dans le dossier IMM‑8513‑23
LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :
Me Salif Sangaré doit payer personnellement au défendeur, sur-le-champ, des dépens sous la forme d’une somme globale de 2 500 $;
Me Salif Sangaré doit fournir une copie de la présente ordonnance et des motifs au demandeur et à son épouse, Mme Hawa Ballo;
Le demandeur doit payer au défendeur, sur-le-champ, des dépens sous la forme d’une somme globale de 750 $;
La requête en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le défendeur est rejetée;
Le défendeur doit envoyer une copie de la présente ordonnance et des motifs au président du Barreau du Québec.
« Vanessa Rochester »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-8513-23 |
INTITULÉ :
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MOUSSA DIAKITÉ c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 OCTOBRE 2023 |
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LA JUGE ROCHESTER |
DATE DES MOTIFS :
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2 FÉVRIER 2024 |
COMPARUTIONS :
Pour le demandeur
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Mario Blanchard
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Salif Sangaré Avocat
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |