Ottawa (Ontario), le 1er juin 2006,
En présence de Monsieur le juge Harrington
ENTRE :
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Monsieur Kamel est un canadien. Passeport Canada a refusé de lui émettre un passeport en raison d’une crainte pour la sécurité nationale. Il a donc déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Il allègue que sa liberté de circulation en vertu de la Charte canadienne des droits de la personne a été enfreint et que les articles pertinents du Décret sur les passeports canadiens (TR/81-86) tel que modifié par le Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens (TR/2004-113) sont invalides.
[2] La règle 317 des Règles des Cours fédérales est sujette à la présente demande. Cette règle permet à Monsieur Kamel de demander tous les documents pertinents que possède le tribunal qui n’était pas en sa possession. En vertu de cette règle, Monsieur Kamel a demandé que Passeport Canada lui remette son dossier dans son entièreté.
[3] Selon la règle 318, Passeport Canada avait vingt jours afin de produire les documents en question. Si ce dernier voulait contester la demande, il devait aviser le demandeur ainsi que la Cour, en ce qui a trait à la raison de son objection afin que la Cour puisse émettre des directives en ce qui concerne la procédure pour régler la question.
[4] Passeport Canada a par la suite produit un ensemble de documents avec la note d’accompagnement stipulant ce qui suit : « Vous trouverez ci-joint une copie certifiée des documents en la possession de Passeport Canada concernant l’individu ci-haut mentionné. Ces documents sont produits selon les Règles de pratique de la Cour fédérale de 1998, sections 317 et 318. […] »
[5] En somme, Monsieur Kamel prétend que le dossier divulgué ne constitue pas le dossier dans son entier. Selon lui, le dossier au complet est nécessaire au litige puisque plusieurs éléments essentiels manquaient, tels que :
· La correspondance de Passeport Canada portant la date du 5 août 2005;
· La correspondance de Passeport Canada portant la date du 28 octobre 2005;
· Les notes, documents et recommandations de la Section des enquêtes relativement à l’identification de motifs justifiant le refus du passeport;
· La référence au ministre;
· Les recommandations de la Direction générale de la sécurité;
· Les notes ou documents relativement à la décision de recommander au ministre plutôt qu’à un arbitre de la fonction de décider de la demande de passeport;
· Les motifs ou autres documents considérés par le Ministre.
[6] Monsieur Kamel a présenté une demande pour ces documents. Sa demande a été rejetée par un protonotaire qui a déterminé que :
« Enfin, le dossier de requête du demandeur n’établit pas véritablement la pertinence de tout document recherché vis-à-vis les motifs de fond exposés dans l’avis de demande de contrôle judiciaire et l’affidavit déposé par le demandeur le 3 avril. Dans ces documents, le demandeur s’attaque avant tout et surtout au processus institutionnel – qu’il connaît – suivi par Passeport Canada et non pas au contenu préjudiciable d’informations qui auraient ou non été portées à l’attention du décideur (voir Beno c. Canada (Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie – Commission Létourneau,, [1997] A.C.F. no 535 (C.F. 1re inst.) au paragraphe 15) ».
[7] Ceci est un appel de cette décision.
ANALYSE
À priori, j’estime que l’ordonnance du protonotaire n’est pas de nature discrétionnaire. L’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc. (C.A.F.), 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459 (QL), stipulant qu’une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire peut être révisée en reprenant l'affaire depuis le début uniquement si le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, n’est donc pas applicable. J’interprète l’ordonnance en l’espèce comme étant purement une question d’interprétation juridique. Cependant, si j’ai tort sur ce point, le refus d’accorder la requête de Monsieur Kamel a mis en évidence des questions fondamentales et est basé sur un mauvais principe de droit.
[8] Passeport Canada avait le droit de contester la demande de production de documents en raison d’un manque de pertinence, parce qu’ils n’étaient pas devant le décideur, ou même pour toute autre raison. Ceci ne permettait toutefois pas à Passeport Canada d’agir comme si les documents n’existaient pas. En vertu de la règle 318 (2), ce dernier devait informer Monsieur Kamel et la Cour, par écrit, des raisons pour son objection. Chose qu’il n’a pas fait.
[9] Passeport Canada a donc obligé Monsieur Kamel d’entamer une requête, pour ensuite la contester comme il aurait dû le faire en premier lieu. Le protonotaire à pris la position que l’argument de Passeport Canada qu’il ne devait pas produire des documents auxquels Monsieur Kamel avait déjà en sa possession justifiait le rejet de la requête. Ceci est véridique. Passeport Canada n’a pas produit les deux lettres destinées à Monsieur Kamel, une en date du 5 août 2005 et l’autre du 28 octobre 2005, signées par Monsieur Michel Leduc et Madame Jody Thomas. Il importe de noter que Madame Thomas est la même personne qui a signé la lettre de refus de la demande de passeport.
[10] Toutefois, avec égards pour le protonotaire, ce qui importe dans le présent cas n’est pas les deux lettres en date du 5 août et du 28 octobre, mais plutôt les documents auxquels elles font référence. Plus particulièrement, la lettre du 5 août fait mention que « votre admissibilité à un passeport canadien fait l’objet d’une enquête administrative » entamée par Passeport Canada et la lettre du 28 octobre fait mention que « [s]elon les renseignements contenus dans votre dossier, vous avez été condamné en France pour une infraction en matière de terrorisme et une fraude de passeport en appui à des activités terroristes ». Ces documents ne faisaient pas partie de ce qui a été remis à Monsieur Kamel.
[11] Alors que les deux lettres mentionnées ci-dessus n’ont pas été fournies à Monsieur Kamel, les lettres qu’il avait envoyées à Passeport Canada lui ont été fournies.
[12] Les documents auxquels réfèrent les lettres, en date du 5 août et du 28 octobre, sont clairement pertinents. Il y a eu référence à ces dernières jusqu’à la procédure menant à la décision du tribunal de refuser le passeport de Monsieur Kamel. Or, il serait ridicule d’alléguer que les documents auxquels font référence les lettres du 5 août et du 28 octobre n’étaient pas devant le décideur. Même si les documents ne l’étaient pas, ils devaient l’être, voir Tremblay c. Canada (Procureur général), 2005 CF 339, [2005] A.C.F. no 421 (QL), Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 222, [2006] A.C.F. no 294 (QL) aux paragraphes 13 et 14 et Cooke c. Canada (Service correctionnel) 2005 CF 712, [2005] A.C.F. no 886 (QL).
[13] De plus, Monsieur Kamel a répondu aux lettres du 5 août 2005 et du 28 octobre dans le but d’apaiser et de répondre aux inquiétudes potentielles mentionnées dans les dites lettres. Il est donc évident selon les documents produits que le décideur avait pris en considération les documents auxquels les dites lettres font référence. Tel que cité dans les arrêts Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), [2000] 4 C.F. 407; Ali c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1998] A.C.F. no 468 (QL); et Mazumder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 444, un décideur qui aurait des inquiétudes suite à une preuve extrinsèque aurait une obligation de faire part à un demandeur de ses inquiétudes. Bien que le présent cas n’a pas été entendu dans le cadre d’une demande d’immigration, le principe de justice naturelle s’applique néanmoins. Le décideur avait des documents en sa possession qui avaient été réclamés par Monsieur Kamel. Passeport Canada avait donc une obligation de les produire. Comment est-il possible pour cette Cour d’évaluer l’étendue de la décision de refus sans les documents qui sont, ou avaient été, en la possession du décideur? Voir l’arrêt Alwan v. The Minister of Citizenship and Immigration 2006 FC 665.
[14] Dans un tel contexte, je tiens à faire un parallèle avec l’arrêt Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.), [2005] 1 R.C.F. 171. Dans cet arrêt la Cour d’appel fédérale a déterminé que le juge de la Cour fédérale qui entend une demande de contrôle judiciaire concernant une ordonnance de non-divulgation rendue par un membre de la Section de l'immigration aura la possibilité de prendre connaissance des renseignements confidentiels portés à l'attention du membre et de la preuve présentée à huis clos devant celui-ci. En autres mots, cette information confidentielle qui était devant la Section de l’immigration devient automatiquement partie du dossier en contrôle judiciaire. Étant donné que les documents qui ont été évalués par le ministre afin de refuser le passeport de Monsieur Kamel faisaient partie de ce qu’il a considéré, ces mêmes documents font partie du dossier et doivent être produits.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
- L’appel est accueillie avec dépens; et
- Sous réserve des droits que le défendeur peut avoir en ce qui concerne une objection à la production des documents en vertu de la Loi sur la preuve au Canada ou toutes autres dispositions légales, la Cour ordonne que le dossier réclamé par le demandeur soit produit dans son entier.
« Sean Harrington »
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-100-06
INTITULÉ : FATEH KAMEL c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 8 mai 2006
ET ORDONNANCE: JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : Le 1er juin 2006
COMPARUTIONS :
Me Johanne Doyon
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Nathalie Benoit
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Doyon et Associés Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur general du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |