Date : 20240130
Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2024
En présence de madame la juge Fuhrer
demandeur |
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
I. Aperçu
[1] M. Nenad Vanovac [le demandeur] est un résident permanent du Canada depuis décembre 1994. Avant de venir au Canada, ce citoyen de la Bosnie-Herzégovine a été président de la commission centrale pour l’échange de prisonniers pour le régime serbe de Bosnie (c’est-à-dire la République serbe de Bosnie-Herzégovine) de 1992 à 1993.
[2] Le régime serbe de Bosnie a par la suite été désigné en tant que gouvernement qui, de l’avis du ministre, s’est livré au terrorisme ou à des violations des droits de la personne ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre, aux fins de l’application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette disposition de la LIPR, qui fait référence aux personnes occupant un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un tel gouvernement, a eu une incidence sur la décision d’interdiction de territoire que la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rendue contre le demandeur le 15 novembre 2022 [la décision] et sur la mesure d’expulsion qui en a découlé.
[3] Plus précisément, la SI a conclu que le demandeur occupe un poste de rang supérieur au sens du règlement puisqu’il était en mesure d’influencer l’exercice du pouvoir par son gouvernement, conformément à ce qui est énoncé à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], et que la désignation du régime serbe de Bosnie couvrait la période pendant laquelle le demandeur occupait le poste en question.
[4] Les dispositions pertinentes sont reproduites à l’annexe A.
[5] Le demandeur conteste la conclusion de la SI selon laquelle certains aspects de son poste tombaient sous le coup des alinéas 16c), d) et f) du RIPR, plutôt que de l’alinéa 16c) seulement. Les observations des parties portent principalement sur cette dernière disposition puisque l’avocat du défendeur, avant l’audience, a déclaré à l’avocat du demandeur que [traduction] « [l]’allégation du ministre est fondée sur le rôle de votre client en tant que conseiller principal, et est donc fondée sur l’alinéa 16c) du RIPR
»
. Le demandeur allègue donc un manquement à l’équité procédurale et sollicite le contrôle judiciaire de la décision et de la mesure d’expulsion.
[6] Les questions d’équité procédurale exigent une norme de contrôle qui s’apparente à celle de la décision correcte : Benchery c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 217 aux para 8-9; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Canada (Citoyenneté Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77 [Vavilov]. La cour de révision doit déterminer si le processus respecte le degré d’équité exigé, eu égard à l’ensemble des circonstances : Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 au para 24.
[7] Il incombe au demandeur de démontrer que l’obligation d’équité procédurale n’a pas été respectée : Lopez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1281 au para 38; Hundal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1482 au para 4.
[8] Je ne suis pas convaincue que le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[9] Le demandeur propose également des questions à certifier, dont il est question plus loin.
II. Analyse
A. Équité procédurale
[10] Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis que le demandeur a acquis le statut de résident permanent du Canada et des enjeux en cause, je ne suis pas convaincue que l’obligation d’équité procédurale à son égard se situe au bas de l’échelle, comme le soutient le défendeur; j’estime plutôt qu’elle se situe au haut de l’échelle : Seyoboka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 104 au para 35; Gallo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1199 au para 30. Notant toutefois que l’obligation d’équité procédurale est souple, variable et tributaire du contexte, j’estime que la décision n’est pas inéquitable sur le plan procédural dans les circonstances, comme je l’explique plus loin : Vavilov, au para 77.
[11] Les facteurs dont les tribunaux devraient tenir compte pour évaluer le niveau approprié d’équité procédurale comprennent les suivants : la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; le processus prévu; la fonction du tribunal; la nature de l’organisme rendant la décision; et la démarche à suivre pour parvenir à la décision : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1992] 2 RCS 817 au para 23.
[12] Il incombe au ministre de prouver à la SI que le demandeur est interdit de territoire : Sidamonidze c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 681 aux para 10, 13; Al-Naib c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 723 au para 1; Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 58 au para 15. La norme applicable est celle des « motifs raisonnables de croire »
, conformément à ce qui est énoncé à l’article 33 de la LIPR.
[13] Trois conditions doivent être satisfaites pour que l’on puisse en venir à la conclusion que la personne « occupe un poste de rang supérieur – au sens du règlement »
au titre de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR : (i) le régime doit avoir été désigné par le ministre; (ii) il doit y avoir des motifs raisonnables de croire que la personne a occupé un poste au sein de ce régime; et (iii) il doit y avoir des motifs raisonnables de croire que le poste en question était un « poste de rang supérieur »
: Habeeb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 253 [Habeeb] au para 14; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kljajic, 2020 CF 570 [Kljajic] aux para 132-133.
[14] À mon avis, les deuxième et troisième critères décrits dans la décision Habeeb peuvent être combinés (comme notre Cour l’a fait dans la décision Kljajic) de manière qu’ils soient formulés ainsi : il doit y avoir des motifs raisonnables de croire que la personne occupait un poste de « rang supérieur »
au sein de ce régime.
[15] Si la personne occupe un poste énuméré à l’article 16 du RIPR, on présume qu’elle est ou était en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par son gouvernement ou d’en tirer certains avantages. Donc, une fois qu’il a été conclu que la personne occupe un poste de rang supérieur, aucun examen approfondi n’est requis : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kassab, 2020 CAF 10 [Kassab] aux para 3-4, 21, 77.
[16] Par contre, si la personne n’occupe pas un poste visé à l’article 16, le décideur peut se demander si elle « était en mesure d’influe[r] sensiblement sur les actions et politiques du régime en place ou a pu en tirer certains avantages »
: Kojic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 816 [Kojic] au para 18.
[17] Je conclus que la SI a suivi la procédure décrite dans l’arrêt Kassab et la décision Kojic. La SI a conclu que, même si le poste du demandeur ne cadrait pas parfaitement avec l’un ou l’autre des postes énumérés aux alinéas 16c), d) et f), il englobait néanmoins des aspects des trois postes. La SI a donc examiné si le demandeur était en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par son gouvernement. La Cour n’est pas saisie de la question de savoir si la SI l’a fait de façon raisonnable, les observations écrites et orales du demandeur portant uniquement sur la question de l’équité procédurale.
[18] De plus, je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle « la SI n’est […] pas visée par les arguments soulevés par les parties en l’espèce »
: Julien c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 150 au para 23; Saroya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 428 au para 20; Doe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 518 au para 44; Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224 au para 31, citant Fong c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1134 au para 31.
[19] Comme le fait remarquer le défendeur, il est fait mention sans restriction, dans le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR et de l’article 16 du RIPR. Même si, dans le renvoi à la SI et dans la lettre d’équité procédurale envoyée au demandeur, la seule disposition à laquelle il est fait référence est l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, j’estime que l’article 16 du RIPR est lui aussi pertinent compte tenu de l’expression « occuper un poste de rang supérieur – au sens du règlement »
figurant à l’alinéa 35(1)b).
[20] J’estime également que la SI a expliqué, à l’audience et dans la décision, pourquoi elle s’écartait des observations limitées des parties concernant l’alinéa 16c) du RIPR, comme il lui était loisible de le faire puisqu’elle n’était pas liée par les opinions des parties. Je note en particulier qu’à l’audience, lorsque le commissaire de la SI a interrogé le représentant du ministre au sujet de l’application possible de l’alinéa 16f), ce dernier a indiqué qu’il n’était [traduction] « pas prêt à répondre à cette question »
.
[21] La SI a alors pris une pause et a indiqué à l’avocat du demandeur qu’elle souhaitait également l’entendre sur l’application de l’alinéa 16f). Une pause d’une demi-heure a été accordée à la demande de l’avocat du demandeur, qui s’est ensuite prononcé sur la question.
[22] Je ne suis pas convaincue que, dans les circonstances, il soit utile pour le demandeur de s’appuyer sur l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54 [Mian]. Soulignant que le pouvoir de soulever une nouvelle question en appel ne doit être exercé que dans de rares situations et précisant que ce test est suffisamment souple, la Cour suprême du Canada énonce trois facteurs ou critères qu’une cour d’appel doit prendre en considération pour déterminer si ce pouvoir peut être exercé (Mian, aux para 41, 50-52) :
[23] Même si la Cour suprême souscrit aux principes de la notification et de la possibilité de répondre lorsqu’une nouvelle question est soulevée, elle reconnaît expressément que la question peut être soulevée à l’audience : Mian, au para 57. En l’espèce, même si l’on peut dire que l’intérêt de la SI à l’égard de l’alinéa 16f) constitue une nouvelle question, ce dont je ne suis pas convaincue, la SI a pris une pause d’une demi-heure, soit la durée demandée par le demandeur, afin que les parties puissent examiner et traiter la question que la SI a soulevée au sujet de l’application possible de l’alinéa 16f).
[24] Je souscris également à l’observation du défendeur selon laquelle le demandeur qui souhaite soulever une allégation de manquement à l’équité procédurale doit le faire à la première occasion : Highway c Nation crie de Peter Ballantyne, 2023 CF 565 aux para 56-57. Comme le souligne le défendeur, rien ne prouve que le demandeur a sollicité une réparation devant la SI, comme une prorogation du délai (au-delà de la demi-heure accordée) pour lui permettre de présenter des observations écrites ou orales, ou encore un ajournement ou une prorogation du délai pour lui permettre de mieux se préparer.
[25] Même si j’estime que le degré d’obligation d’équité procédurale envers le demandeur se situe, dans les circonstances, au haut de l’échelle, je conclus qu’il n’y a pas eu atteinte à son droit à l’équité procédurale. La liste des postes visés n’étant pas exhaustive, la SI n’est pas tenue de donner un préavis au demandeur quant aux alinéas de l’article 16 du RIPR qui pourraient être en jeu. De plus, dans le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) et à l’issue duquel l’affaire a été déférée à la SI, il est fait mention de l’article 16 du RIPR en général, ce qui, selon moi, constitue un avis suffisant des arguments à réfuter.
B. Questions proposées aux fins de certification
[26] Je suis disposée à certifier l’une des questions que le demandeur a proposées, mais dans une version reformulée, comme je l’explique ci-dessous.
[27] Le demandeur propose les questions suivantes aux fins de certification :
1)L’omission de donner à une personne un avis précis concernant la catégorie d’interdiction de territoire alléguée constitue-t-elle une atteinte au droit à une audience équitable et au droit de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre selon les principes d’équité procédurale?
3)Le fait, pour la SI, de déclarer la personne interdite de territoire en invoquant un motif autre que celui que le ministre a invoqué aux termes d’une disposition réglementaire en particulier et dont il a été donné avis à la personne concernée constitue-t-il un manquement à l’équité procédurale?
[28] Comme je l’ai déclaré aux paragraphes 81 et 82 de la décision Kandiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1388, le critère que notre Cour doit appliquer pour décider s’il y a lieu de certifier une question proposée comporte au moins quatre volets, à savoir :
i)La question est-elle une question sérieuse permettant de trancher l’appel?
ii)La question transcende-t-elle les intérêts des parties au litige?
iv)La question découle-t-elle de l’affaire elle-même et a-t-elle été examinée par la Cour? [critères de l’arrêt Lunyamila] Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 [Lunyamila] au para 46.
[29] L’exigence préliminaire qui s’applique à la certification est de savoir si la question permettrait de régler un appel : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 [Zazai] au para 11. Le corollaire de l’exigence est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure : Zazai, au para 12; Lunyamila, au para 46.
[30] Je ne suis pas convaincue que les questions proposées 1 et 3 se démarquent des faits particuliers de l’affaire et, par conséquent, je refuse de les certifier. Je ne peux toutefois pas en dire autant de la deuxième question.
[31] À mon avis, la deuxième question pourrait permettre de trancher un appel. De plus, j’estime qu’elle transcende les intérêts des parties puisque l’issue d’un appel sur cette question pourrait, si la Cour d’appel devait conclure à un manquement à l’équité procédurale en l’espèce, influer sur le déroulement des procédures de la SI concernant l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Enfin, je crois que notre Cour ne s’est jamais penchée sur l’obligation, pour la SI, de donner un avis précisant les catégories générales et non exhaustives prévues à l’article 16 du RIPR qui peuvent s’appliquer.
[32] Dans les circonstances, je suis disposée à certifier la deuxième question du demandeur, mais reformulée ainsi :
L’obligation d’équité procédurale envers le demandeur dans le contexte d’une possible interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, exige-t-elle que soit donné un avis détaillé de la nature précise des allégations visant le demandeur pour ce qui est de la catégorie générale et non exhaustive des « poste[s] de rang supérieur – au sens du Règlement » aux termes de l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227?
III. Conclusion
[33] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La question reformulée qui figure au paragraphe 32 des présents motifs sera certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-11898-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
L’obligation d’équité procédurale envers le demandeur dans le contexte d’une possible interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, exige-t-elle que soit donné un avis détaillé de la nature précise des allégations visant le demandeur pour ce qui est de la catégorie générale et non exhaustive des « poste[s] de rang supérieur – au sens du Règlement » aux termes de l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227?
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Annexe A : Dispositions pertinentes
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27.
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Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.
Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227.
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