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Date : 20240104


Dossiers : IMM-1661-23

IMM-1669-23

IMM-1684-23

Référence : 2024 CF 16

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2024

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

KALPESHKUMAR KIRTANBHAI PATEL

RIPALBEN KALPESHKUMAR PATEL

HONEY KALPESHKUMAR PATEL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Kalpeshkumar Kirtanbhai Patel, Ripalben Kalpeshkumar Patel et Honey Kalpeshkumar Patel (les « demandeurs ») forment une famille composée de la mère, du père et de la fille (« Honey »). Le 24 janvier 2023, un agent (« l’agent ») a rejeté leurs demandes de permis de séjour temporaire (« PST ») en application du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »).

[2] En 2017, les demandeurs avaient obtenu des PST après avoir appris que Honey était atteinte de paralysie cérébrale. À l’époque, Honey avait été déclarée interdite de territoire pour motifs sanitaires selon le code M5 S1, ce qui signifie que son état de santé risquait d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé et sociaux.

[3] Le 13 janvier 2023, Honey a fait l’objet d’un nouvel examen et le code M1 S1, valide jusqu’au 23 janvier 2024, lui a été attribué, levant ainsi l’interdiction de territoire la concernant. En raison de ce changement, l’agent a rejeté les demandes de PST des demandeurs, précisant qu’ils pouvaient entreprendre des démarches pour [traduction] « acquérir le statut de résident temporaire par d’autres moyens et demeurer au Canada ».

[4] Avec leurs demandes de PST, les demandeurs ont soumis de nombreux documents en lien avec leur capacité de s’occuper de Honey, sur le plan tant financier que médical. Les demandeurs ont également expliqué en quoi il était dans l’intérêt supérieur de Honey de demeurer au Canada. L’interdiction de territoire pour motifs sanitaires visant Honey n’était plus en vigueur lors du traitement des demandes. De plus, je constate que les demandeurs avaient répondu « non » à la question suivante de leurs demandes : « 2a) Êtes-vous resté au Canada après l’expiration de votre statut, avez fréquenté l’école sans permis d’études au Canada, avez travaillé sans permis de travail au Canada? » Ainsi, il ressort clairement du dossier que les demandeurs se sont toujours conformés à la LIPR.

II. Question

[5] La seule question soulevée dans le présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent de rejeter les demandes de PST des demandeurs en application du paragraphe 24(1) est raisonnable.

III. Norme de contrôle

[6] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Il existe une présomption réfutable selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique lorsqu’une cour de révision examine une décision administrative. Cette présomption n’a pas été réfutée en l’espèce (Vavilov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CSC 65 [Vavilov]).

IV. Analyse

[7] La disposition suivante de la LIPR est pertinente :

Permis de séjour temporaire

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire – titre révocable en tout temps.

[8] À l’audience, les demandeurs ont fait valoir que l’agent était tenu de trancher les demandes en application du paragraphe 24(1) après avoir déterminé si les demandeurs étaient interdits de territoire et s’ils ne satisfaisaient pas autrement aux exigences de la LIPR.

[9] Les demandeurs, dans leurs observations écrites, affirment que l’agent n’a pas dûment évalué leurs demandes, puisque sa décision est incohérente et injustifiée. À ce sujet, les demandeurs font référence à la décision Kazembe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 856, dans laquelle la juge Walker a conclu que la décision de l’agent concerné n’était pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.

[10] Les demandeurs font également valoir que l’agent n’a pas tenu compte des 300 pages de documents qu’ils avaient fournies, et que l’agent semble avoir rendu une décision en se fondant exclusivement sur le dossier médical de janvier 2023. Les demandeurs affirment que le rapport médical ne comprenait pas d’éléments de preuve ayant servi de fondement à la décision de l’agent. Par conséquent, les demandeurs allèguent que la décision de l’agent n’est [traduction] « assurément pas fondée sur une analyse cohérente et rationnelle ». Les demandeurs font valoir que les agents d’immigration sont tenus d’expliquer les motifs du rejet et de tenir compte de toute la preuve présentée.

[11] De plus, les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de la preuve, y compris la preuve médicale. Ils ont fourni une copie du rapport de l’évaluation médicale réalisée le 9 janvier 2023, en soulignant qu’il n’y est aucunement fait mention d’un motif d’interdiction de territoire. Les demandeurs font donc valoir qu’il est difficile de savoir sur quels éléments de preuve l’agent s’était appuyé pour conclure que le code M1 S1 devait être attribué à Honey. Puisque le rejet de leurs demandes découle exclusivement de cette conclusion, les demandeurs allèguent que cette erreur revêt la plus grande importance.

[12] Par ailleurs, les demandeurs affirment qu’au moins deux observations juridiques figurant dans leur demande ont été [traduction] « écartées ». Premièrement, les demandeurs font valoir que l’agent avait l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de leur enfant née au Canada, Aaradhya. Deuxièmement, ils allèguent que l’agent a fait fi de leurs observations en lien avec les considérations d’ordre humanitaire.

[13] Je ne partage pas l’avis des demandeurs selon lequel l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle.

[14] Bien que la nouvelle catégorisation de l’état de santé de Honey indiquant qu’elle n’est plus interdite de territoire pour motifs sanitaires devrait être une bonne nouvelle, il semble que les demandeurs font maintenant valoir que leur fille devrait être déclarée interdite de territoire. Toutefois, grâce à cette nouvelle catégorisation, les demandeurs peuvent présenter une demande pour demeurer au Canada par d’autres moyens, puisqu’ils ne satisfont pas aux conditions pour obtenir un PST en application du paragraphe 24(1).

[15] Conformément à la jurisprudence, la délivrance d’un PST aux termes du paragraphe 24(1) est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire. Pour obtenir un PST, les demandeurs doivent satisfaire aux « conditions préalables ».

[16] Le paragraphe 24(1) prévoit deux conditions préalables, dont au moins une doit être respectée avant que l’agent examine si la délivrance d’un PST est justifiée (voir Kadye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 865 aux para 13-14). Les conditions préalables sont, selon le cas : 1) le demandeur est interdit de territoire; 2) le demandeur ne satisfait pas aux exigences de la LIPR.

[17] L’article 24 vise à « rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la stricte application de la LIPR, lorsqu’il existe des “raisons impérieuses” pour qu’il soit permis à un étranger d’entrer ou de demeurer au Canada malgré l’interdiction de territoire ou l’inobservation de la LIPR » (Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 au para 22). Dans la décision El Rahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 372, le juge Pamel a déclaré que « le but même du PST est de permettre aux personnes qui n’ont pas respecté la LIPR de régulariser leur statut » (au para 62).

[18] Par conséquent, l’agent n’avait pas à poursuivre son évaluation des demandes de permis de séjour temporaire des demandeurs, puisque le paragraphe 24(1) ne s’appliquait plus.

[19] Bien qu’il règne une certaine confusion, les demandeurs auraient fondé leurs observations écrites sur la présomption erronée que l’agent a lui-même réévalué l’état de santé de Honey, notamment pour déterminer s’il risquait d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé et sociaux du Canada. Cependant, l’agent n’a pas tiré cette conclusion, car le pouvoir de mener des évaluations médicales et de tirer des conclusions à cet égard en application du paragraphe 20(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le « RIPR »), n’est délégué qu’à certains médecins. (Voir Citoyenneté et Immigration Canada, Instrument de désignation et de délégation : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et Règlement, 2023, au para 16-18, en ligne : <il3-fra.pdf (canada.ca)>).

[20] De plus, selon le guide opérationnel d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), lorsque le médecin détermine que le demandeur est interdit de territoire pour motifs sanitaires, c’est à l’agent d’immigration qu’il incombe de prendre la décision définitive en matière d’admissibilité au titre du paragraphe 38(1) de la LIPR. (Voir Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Fardeau excessif pour les services sociaux et de santé, 2023, en ligne : <Fardeau excessif pour les services sociaux et de santé (canada.ca)>). Puisque le médecin avait déterminé que l’état de santé de Honey correspondait au code « M1 S1 » (aucun risque ni aucune exigence de surveillance médicale), et donc qu’il ne risquait pas d’entraîner un fardeau excessif, l’agent n’avait pas à se prononcer sur la question de l’interdiction de territoire pour motifs sanitaires. La responsabilité de l’agent dans les circonstances consistait à déterminer s’il devait délivrer les PST après avoir tenu compte de l’évaluation du médecin.

[21] La position implicite des demandeurs, à savoir que Honey est interdite de territoire, est également non fondée étant donné qu’ils ont adopté la position contraire dans leurs demandes de PST. Les demandeurs n’ont aucune raison de contester l’évaluation du médecin puisqu’ils ont milité en faveur de cette même conclusion, soit que leur fille n’est pas interdite de territoire pour motifs sanitaires.

[22] Par ailleurs, en ce qui concerne la deuxième condition préalable, rien dans le dossier ou dans les observations des demandeurs n’indique que ces derniers ne satisfaisaient pas aux exigences de la LIPR. En fait, l’un des demandeurs a même déclaré qu’ils déployaient des efforts pour satisfaire pleinement aux exigences de la LIPR. Par conséquent, la deuxième condition préalable n’est pas remplie à la lumière des faits de l’espèce. Cependant, même sans mention expresse de l’agent, il est implicite que les demandeurs satisfont aux exigences. L’agent affirme, dans ses motifs, que les demandeurs peuvent [traduction] « entreprendre des démarches pour acquérir le statut de résident temporaire par d’autres moyens et demeurer au Canada. » Il est peu probable que les demandeurs ne puissent pas prendre d’autres mesures s’ils ne satisfont pas à la deuxième condition préalable. Il ressort donc clairement du dossier que l’agent a tenu compte des deux conditions préalables et que les demandeurs ne satisfont ni à l’une ni à l’autre.

[23] Les motifs de l’agent sont brefs, mais sa décision est claire et solide. Il incombe aux demandeurs de présenter suffisamment d’éléments de preuve justifiant l’octroi de PST : Bhamra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 482 au para 27. Ainsi, puisqu’aucune des conditions préalables à l’obtention d’un PST n’a été satisfaite, la décision de l’agent était raisonnable. Je note que l’agent est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il est saisi jusqu’à preuve du contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) (CAF)).

[24] En ce qui concerne les deux autres observations des demandeurs, soit celle en lien avec les considérations d’ordre humanitaire et celle concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, je partage l’avis du défendeur selon lequel cette justification n’était pas nécessaire. L’analyse que fait l’agent en application de l’article 24 ne se veut pas une évaluation approfondie des considérations d’ordre humanitaire au sens de l’article 25 de la LIPR. L’agent n’a donc pas à examiner chacune des observations du demandeur : Rodgers c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1093 aux para 10-11. Comme je le mentionne plus haut, il incombe aux demandeurs d’établir qu’un PST devrait leur être accordé. En l’espèce, les demandeurs ont fourni peu d’éléments de preuve en lien avec l’intérêt supérieur de l’enfant, et n’ont énoncé aucune considération d’ordre humanitaire, hormis la séparation de la famille et la pandémie de COVID-19.

[25] Toutefois, et ce qui est plus important encore, il n’y avait aucun motif d’interdiction de territoire ni aucune préoccupation quant au respect des exigences de la LIPR pour lesquels les demandeurs auraient pu invoquer des considérations d’ordre humanitaire puisque le paragraphe 24(1) ne s’appliquait pas. La preuve des demandeurs à cet égard n’aurait été pertinente que si l’agent avait jugé qu’ils étaient interdits de territoire ou qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences de la LIPR. Par ailleurs, les faits de l’espèce se distinguent de ceux décrits dans la décision Osmani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 872. En effet, dans cette affaire, le demandeur était interdit de territoire en vertu de la LIPR, de sorte que l’omission de l’agent de tenir compte de ses motifs impérieux a été jugée déraisonnable.

[26] En conclusion, même s’ils ne sont pas admissibles à un PST, les demandeurs ne sont pas sans recours. Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en attente de traitement depuis juin 2023. La question de l’intérêt supérieur de l’enfant pourra être examinée en profondeur lors du traitement de cette demande.

V. Conclusion

[27] Les demandes sont rejetées.

[28] Les demandeurs ont proposé une question à certifier, qu’ils ont ensuite retirée après l’audience. Je ne certifierai aucune question.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-1661-23, IMM-1669-23 et IMM-1684-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. Les demandes sont rejetées.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-1661-23, IMM-1669-23 ET IMM-1684-23

DOSSIER

IMM-1661-23

INTITULÉ :

KALPESHKUMAR KIRTANBHAI PATEL, RIPALBEN KALPESHKUMAR PATEL, HONEY KALPESHKUMAR PATEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2023

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Alastair Clarke

POUR LES DEMANDEURS

Brendan Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clarke Immigration Law

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES DEMANDEURS

Sous-procureure générale du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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