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Date : 20231214


Dossier : IMM-8830-22

Référence : 2023 CF 1697

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ANTHONY CHUKWU OBIDIMMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Anthony Chukwu Obidimma, a présenté une demande d’asile au Canada parce qu’il considérait que la police nigériane ne le protègerait pas des menaces et des violences d’un certain groupe sectaire au Nigéria. La demande d’asile de M. Obidimma a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] principalement pour des motifs de crédibilité. M. Obidimma a fait appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés [SAR]. La SAR a annulé certaines des conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité, mais a rejeté l’appel, car : i) au lieu de présenter une demande d’asile lors de son séjour aux États-Unis en juin 2017, M. Obidimma est retourné au Nigéria; et ii) il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve corroborants pour prouver les éléments de sa demande d’asile.

[2] M. Obidimma affirme que la SAR a évalué ses éléments de preuve corroborants de manière déraisonnable. Je partage cet avis. La SAR a formulé des observations sur la crédibilité et la valeur probante de chaque document corroborant, mais a omis d’expliquer son évaluation globale. Bien qu’elle ait estimé que certains documents sont probants quant à des aspects fondamentaux de la demande, la SAR n’a pas expliqué ce qui l’avait conduit à conclure en définitive qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves crédibles à l’appui des allégations de M. Obidimma. Cette absence de justification rend la décision déraisonnable.

[3] Pour les motifs ci-après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte de la demande d’asile

[4] M. Obidimma affirme qu’après le décès de son père en juillet 2016, les membres d’une secte lui ont dit qu’il allait devoir, en tant que fils aîné, prendre la place de son père dans la secte. M. Obidimma a refusé. Les membres de la secte l’ont menacé et l’ont battu. Il a porté plainte auprès de la police. La police a refusé d’intervenir parce qu’elle considérait qu’il s’agissait d’une [TRADUCTION] « question culturelle ».

[5] M. Obidimma s’est rendu aux États-Unis et y est resté environ deux semaines en juin 2017, mais il a décidé de ne pas y présenter de demande d’asile parce qu’il avait entendu dire que le pays était hostile envers les demandeurs d’asile. Il est retourné au Nigéria. Des membres de la secte ont attaqué son épouse, au point qu’elle a eu besoin de soins médicaux. M. Obidimma a été la cible d’attaques et de menaces supplémentaires de la part de la secte. Sa famille et lui se sont cachés, puis il a fini par partir au Canada en juin 2018, où il a présenté une demande d’asile.

[6] Depuis son arrivée au Canada, M. Obidimma affirme que plusieurs membres de sa famille ont continué à recevoir des menaces de membres de la secte qui cherchaient à le trouver.

[7] La SPR a tout d’abord rejeté la demande d’asile de M. Obidimma pour des motifs liés à la crédibilité en août 2019. La SAR a accueilli l’appel de cette décision, estimant qu’il y avait manquement à l’équité procédurale. Lors du réexamen, la SPR a de nouveau rejeté la demande pour des motifs liés à la crédibilité. La SAR a rejeté l’appel le 31 août 2022. C’est cette décision de la SAR qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III. Question à trancher et norme de contrôle

[8] La seule question soulevée par M. Obidimma à l’étape du contrôle judiciaire est l’appréciation qu’a faite la SAR de ses éléments de preuve corroborants. La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], confirme que la norme de contrôle de la décision raisonnable est la norme applicable par défaut quant au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait que l’on déroge à cette présomption.

[9] La Cour suprême du Canada définit la décision raisonnable comme étant celle qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Les décideurs administratifs doivent garantir que l’exercice de leur pouvoir public est « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov au para 95).

IV. Appréciation des éléments de preuve corroborants

[10] La SAR fournit des motifs brefs pour expliquer son appréciation finale des éléments de preuve et sa conclusion selon laquelle il manque de preuves crédibles suffisantes pour corroborer la demande. Avant ce passage des motifs, la SAR présente une évaluation approfondie de chaque document corroborant. Le chaînon manquant de l’analyse est l’explication de ce qui a conduit la SAR à sa décision compte tenu de ses conclusions quant à la crédibilité et à la valeur probante des éléments de preuve corroborants. Dans la présente affaire, la SAR n’a pas conclu qu’aucun document n’était ni probant ni crédible. Plusieurs documents ont été jugés crédibles et probants pour certains aspects des allégations de M. Obidimma.

[11] La SAR examine chaque document corroborant et expose son avis sur sa crédibilité et sa valeur probante. Les documents comprennent des affidavits de membres de la famille, d’amis et de voisins, un rapport de police et un rapport médical. Seul un document a été considéré comme manquant de crédibilité, ce que j’examine ci-dessous. L’examen de la SAR est pour la plupart axé sur la valeur probante des documents.

[12] Le défendeur affirme que la SAR a conclu que [traduction] « les affidavits fournis à l’appui par le demandeur manquaient de valeur probante, car ils se fondaient uniquement sur le récit du demandeur ». Je ne souscris pas à ce résumé des conclusions de la SAR. La SAR a conclu que certains affidavits manquaient de valeur probante parce que les déposants se contentaient de répéter les événements en se fondant sur le récit que leur en avait fait M. Obidimma et sans en avoir été eux-mêmes les témoins. Sur l’ensemble des treize affidavits, huit ont été jugés probants pour des aspects dont le déposant avait fait directement l’expérience : recevoir une menace, être témoin d’une menace, fournir un refuge, assister à une attaque perpétrée par des membres de la secte, être témoin des demandes faites à M. Obidimma par des membres de la secte de prendre la place de son père au sein de la secte lors des funérailles de ce dernier.

[13] Il a été conclu que le rapport de police prouvait uniquement le dépôt d’une plainte par M. Obidimma, et non les allégations contenues dans le rapport. Il a été conclu que le rapport prouvait les blessures qu’avait subies l’épouse de M. Obidimma, mais pas l’identité du responsable de ces blessures.

[14] Le seul document que la SAR a jugé non crédible est une lettre du cousin de M. Obidimma. La SAR fonde cette conclusion exclusivement sur le libellé de la lettre, notant que, selon l’affidavit, après les funérailles du père de M. Obidimma, une « chasse à l’homme » avait été « immédiatement » lancée contre M. Obidimma. Cette affirmation est contraire aux autres éléments de preuve, y compris le propre témoignage de M. Obidimma, selon lesquels il a été attaqué sept jours après les funérailles. La SAR se fonde sur ce point pour conclure que la lettre manque de crédibilité et étend cette conclusion défavorable à M. Obidimma lui-même, au motif qu’il a fourni cet élément de preuve à la CISR.

[15] Comme le note le défendeur, le passage clé de l’analyse de la demande effectuée par la SAR se trouve dans deux paragraphes. Dans ces derniers, la SAR conclut que M. Obidimma « dans l’ensemble […] manque de crédibilité » et qu’il « n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve » pour que sa demande satisfasse aux exigences des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Sur la question de la crédibilité, l’analyse de la SAR s’en tient à ce qui suit :

Lorsque j’examine la décision de l’appelant de ne pas demander l’asile aux États-Unis en juin 2017 et de retourner plutôt au Nigéria, où il a affirmé être exposé à une possibilité sérieuse de persécution de la part des membres de la secte, en plus de ses éléments de preuve corroborants, comme il a été mentionné ci-dessus, je conclus que, dans l’ensemble, l’appelant manque de crédibilité.

[16] Rien n’explique ce que la SAR entend par « en plus de ses éléments de preuve corroborants ». Comme indiqué, après son appréciation des éléments de preuve corroborants, la SAR a conclu que certains étaient probants et crédibles quant à des aspects fondamentaux des allégations de M. Obidimma. Bien qu’il soit loisible à la SAR de conclure que M. Obidimma manquait de crédibilité malgré ces éléments de preuve, la SAR est tenue d’expliquer pourquoi. Par exemple, lorsque la SAR dit « en plus de ses éléments de preuve corroborants », je considère qu’il n’est pas clair s’il est fait référence à la conclusion défavorable en matière de crédibilité précédemment tirée contre M. Obidimma pour avoir présenté l’affidavit de son cousin, ou s’il s’agit d’expliquer que la SAR avait tenu compte des éléments de preuve corroborants présentés ci-dessus en concluant au manque général de crédibilité de M. Obidimma.

[17] Il n’y a pas non plus de conclusion finale ou de résumé de l’appréciation qu’a faite la SAR de tous les éléments de preuve qui prenne en compte ses conclusions relatives à la crédibilité et à la valeur probante de chaque document. La SAR a conclu qu’au moins dix des documents étaient à la fois crédibles et probants quant à certains aspects des allégations du demandeur.

[18] Dans les paragraphes qui précèdent les deux paragraphes clés, la SAR explique que la jurisprudence étaye le fait que, pour évaluer la crédibilité au regard des éléments de preuve corroborants, l’analyse peut être brève et que les documents corroborants, même crédibles ou probants, ne l’emportent pas nécessairement sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Bien qu’aucun de ces points ne soit contestable en lui-même, le caractère raisonnable de cette conclusion dépend assurément du contexte et des faits propres à chaque affaire. En fonction de la nature des conclusions quant à la crédibilité, il y faudra des explications plus ou moins détaillées pour expliquer la conclusion qui tranche l’affaire. Par exemple, il y aurait peu d’intérêt à comparer la présente affaire, où la conclusion centrale quant à la crédibilité porte sur le temps écoulé avant la présentation de la demande, à une autre affaire où certains documents clés ont été jugés frauduleux ou dont les preuves comportent de nombreuses incohérences ou contradictions non expliquées.

[19] Bien que les motifs n’aient pas besoin d’être détaillés, ils doivent expliquer comment la SAR est parvenue à sa conclusion que les allégations du demandeur, malgré les éléments de preuve corroborants, dont la plupart ont été considérés comme crédibles et probants à certains égards, n’étaient pas crédibles. En l’absence d’explications justifiant cette conclusion, la décision manque de transparence.

[20] Quant au caractère suffisant de la preuve, la SAR conclut que :

[…] j’estime qu’il n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour me convaincre qu’il est exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à une probabilité de subir d’autres préjudices à son retour au Nigéria. Comme il a été mentionné, en raison du défaut de l’appelant de présenter une demande d’asile aux États-Unis en juin 2017, la présomption selon laquelle son témoignage sous serment est véridique a été réfutée. Encore une fois, même si la description de ma décision quant à la suffisance de la preuve dans le cadre de la demande d’asile est brève, comme l’a souligné le juge Grammond, la suffisance est difficile à décrire en mots. À l’appui de la conclusion, je renvoie à l’analyse qui précède concernant le témoignage de l’appelant et les éléments de preuve à l’appui qu’il a présentés.

[21] À nouveau, le problème est que la SAR n’explique pas pourquoi, vu son « analyse qui précède concernant le témoignage de l’appelant et les éléments de preuve à l’appui qu’il a présentés », il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour que la demande satisfasse aux exigences des articles 96 ou 97 de la LIPR. Assurément, s’il s’agissait d’une affaire où « l’analyse qui précède » concluait qu’aucun document n’était crédible ou probant, on aurait alors pu se contenter de ce type de raisonnement succinct, mais cela n’était pas le cas en l’espèce. Il semble que la SAR fasse référence aux observations du juge Grammond dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au paragraphe 35, cités plus haut dans la décision de la SAR. Je ne suis pas d’accord que ce passage puisse être interprété comme voulant dire que « la suffisance est difficile à décrire en mots ». En effet, le juge Grammond affirme que, « [c]omme d’autres conclusions factuelles […] les constats d’insuffisance doivent être expliqués ». J’estime que cela n’a pas été fait ici. Il manque un chaînon dans l’analyse de la SAR, ce qui rend la décision de la SAR déraisonnable (Vavilov au para 87). La SAR était tenue d’expliquer comment, depuis ses conclusions sur les éléments de preuve corroborants dans le dossier, elle est parvenue à sa conclusion finale d’un manque de preuves étayant les allégations du demandeur.

[22] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8830-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la SAR datée du 31 août 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen;

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR FÉDÉALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-8830-22

 

INTITULÉ :

ANTHONY CHUKWU OBIDIMMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 14 DÉcembRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Chiu Chee Chung

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nick Continelli

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Globe Immigration

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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