Date : 20231208
Dossier : IMM‑3875‑22
Référence : 2023 CF 1662
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 8 décembre 2023
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE : |
Zaafir Ahmed Munir |
demandeur |
et |
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Canada |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Zaafir Ahmed Munir, est originaire du Pakistan. Il détient présentement la citoyenneté britannique, et son dernier lieu de résidence permanente était le Royaume‑Uni, où il était chauffeur pour Uber.
[2] Le demandeur a deux fils. Son ex‑épouse avait la garde exclusive des enfants, dont l’un est aujourd’hui adulte, mais leur arrangement de garde a récemment été modifié. En juillet 2022, la Cour de justice de l’Ontario a accordé au demandeur la garde partagée du cadet, qui est encore mineur (un adolescent).
[3] En attendant qu’une décision soit rendue sur la question de la garde, le demandeur a demandé la résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent de traitement des demandes [l’agent] a rejeté la demande le 20 avril 2022 [la décision de l’agent]. Le demandeur, qui n’est pas représenté par un avocat, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.
[4] Personne ne conteste que la principale question en litige devant la Cour consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable. En d’autres mots, la Cour doit déterminer si la décision est intelligible, transparente et justifiée en fonction de la norme de la décision raisonnable qui est présumée applicable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 15, 25, 99.
[5] Contrairement à ce que pense le demandeur, il n’incombe cependant pas à la cour de révision d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur, et elle n’a pas non plus à se demander quelle décision elle aurait rendue à sa place : Vavilov, précité, aux para 15, 83, 125.
[6] Même si le demandeur a soulevé plusieurs questions précises, je conclus qu’il s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable, et ce, à deux égards. Premièrement, l’agent a mal interprété certains éléments de preuve importants déposés par le demandeur ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, précité, aux para 100, 126. La mauvaise interprétation de l’agent est reflétée dans les trois versions incomplètes du dossier certifié du tribunal [le DCT] qui ont été déposées devant la Cour. Deuxièmement, comme je l’expliquerai plus bas, l’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant était inintelligible et injustifiée. La Cour conclut qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions.
[7] Pour les motifs détaillés qui suivent, la décision de l’agent sera annulée et renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
II. Analyse
A. L’agent a mal interprété certains éléments de preuve importants ou n’en a pas tenu compte
[8] Je suis convaincue que les éléments de preuve que l’agent a mal interprétés ou dont il n’a pas tenu compte sont suffisamment importants pour justifier l’intervention de la Cour.
[9] Pendant le traitement de sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a transmis à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] plusieurs mises à jour au sujet de sa situation, y compris en ce qui concerne l’état de sa requête en modification de l’arrangement de garde concernant son fils cadet [la requête relative à la garde] et ses coordonnées au Canada, par exemple son adresse.
[10] Aucun des courriels du demandeur contenant ces mises à jour ne figurait dans le DCT original déposé devant la Cour. De plus, et entre autres choses, il manquait dans le DCT certains documents de la Cour de l’Ontario, une confirmation concernant les médicaments sur ordonnance du demandeur et une lettre d’instructions relatives à la biométrie qui avait été envoyée au demandeur.
[11] En outre, la deuxième version modifiée du DCT, déposée devant la Cour la veille de l’audience, contenait à la fin une copie d’une convention de location. Le demandeur avait envoyé cette convention en pièce jointe dans un courriel daté du 1er novembre 2021. Dans son courriel, il informait IRCC qu’il avait changé d’adresse, car il voulait offrir de meilleures conditions de vie à son fils. Jusque‑là, le demandeur logeait chez sa sœur. Le courriel contenait également une mise à jour quant à l’état de la requête relative à la garde, laquelle devait être réglée dans le cadre d’une audience, en janvier 2022.
[12] Alors que la première version modifiée du DCT contenait plusieurs courriels supplémentaires de la part du demandeur, la deuxième version modifiée du DCT ne contenait toujours pas le courriel du 1er novembre 2021. De plus, l’agent a expressément indiqué dans sa décision que [traduction] « Zaafir a déclaré qu’il vit chez sa sœur […] »
. Comme le montrent les éléments de preuve du demandeur, ce n’était plus le cas à la date de la décision.
[13] Par conséquent, à la lumière de la deuxième version modifiée du DCT en particulier, la Cour estime qu’il s’agit d’une tentative inacceptable, sans l’avantage d’un affidavit de l’agent, d’étoffer le dossier en fonction des éléments de preuve dont l’agent est présumé avoir tenu compte.
[14] J’ajoute que ces DCT incomplets donnent à penser qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, compte tenu de la décision Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581, au paragraphe 16. Il y a manquement à l’équité procédurale découlant d’un DCT lacunaire lorsqu’un document a été soumis par un demandeur, mais qu’il ne se trouve pas dans le DCT et qu’il n’est pas clair si le document a été présenté au décideur. Voir également la décision Rasasoori c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 207, aux paragraphes 13 et 14.
[15] Même si j’estime que ces lacunes permettent à la Cour de trancher la demande de contrôle judiciaire, je vais brièvement me pencher sur l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.
B. L’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant
[16] Je suis convaincue que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est déraisonnable à au moins trois égards.
[17] Premièrement, la façon dont l’agent expose l’analyse qu’il doit effectuer ne tient pas compte de l’orientation fournie par la Cour suprême du Canada selon laquelle l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché représente une « considération singulièrement importante »
et doit être traité ainsi : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 40‑41.
[18] Les observations générales de l’agent — c’est‑à‑dire que l’intérêt supérieur de l’enfant est respecté dans la plupart des cas lorsque l’enfant est avec son ou ses principaux fournisseurs de soins et que ses besoins essentiels sont remplis — ne correspondent pas à l’orientation fournie par la Cour suprême et n’analysent pas, à tout le moins, l’intérêt supérieur de cet enfant en particulier.
[19] Même si la Cour ne rejette pas les observations de l’agent selon lesquelles l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas nécessairement un facteur déterminant dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il demeure que l’agent a déraisonnablement omis d’expliquer pourquoi il s’agissait dans cette affaire d’un facteur neutre et comment il en a apprécié les aspects cumulatifs.
[20] Deuxièmement, comme je l’ai mentionné plus haut, au moins un des courriels du demandeur concernant une mise à jour au sujet de l’état de la requête relative à la garde et de son changement d’adresse, le courriel du 1er novembre 2021, ne se trouvait dans aucune des versions du DCT transmises à la Cour. La version originale du DCT ne contenait aucun des courriels du demandeur dans lesquels il fournissait des mises à jour. Même si l’agent a mentionné la requête relative à la garde, il a également indiqué que [traduction] « [le demandeur] a fourni peu de mises à jour »
. La Cour ne peut pas déterminer les mises à jour, le cas échéant, que l’agent a prises en considération. Même en gardant à l’esprit les indications de la Cour suprême selon lesquelles un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
(Vavilov, précité, au para 102), la Cour peut difficilement examiner le caractère raisonnable de la déclaration de l’agent dans le contexte de son contrôle de l’ensemble de la décision rendue à l’issue du nouvel examen en raison des DCT incomplets.
[21] En outre, rien ne montre que l’agent a pris en considération dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant le fait que la situation de logement du demandeur avait changé, ni, par conséquent, l’incidence de ce changement sur son analyse.
[22] Troisièmement, l’agent reconnaît que le fils cadet du demandeur a une bonne relation avec son père et qu’il veut voir son père et vivre avec lui. Il est donc inintelligible, et par conséquent déraisonnable, de laisser entendre, comme l’a fait l’agent, que le fils et son père pourraient continuer de se voir même si le demandeur retournait au Royaume‑Uni.
[23] À mon avis, ces erreurs cumulatives dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant justifient l’intervention de la Cour.
III. Conclusion
[24] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision du 20 avril 2022 de l’agent par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente au Canada pour considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
[25] Toutefois, la Cour rejette la proposition du demandeur de certifier une question au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. À l’audience, le demandeur a présenté des observations selon lesquelles l’agent a un pouvoir discrétionnaire limité en vertu de l’article 25 de la LIPR, et il a demandé à la Cour de certifier une question concernant ce pouvoir discrétionnaire. Le demandeur a reconnu qu’il n’avait pas communiqué la question proposée à l’avocat du défendeur au moins cinq (5) jours avant l’audience, ni à aucun autre moment, ce qui va à l’encontre des lignes directrices de la Cour sur les questions certifiées, comme il est indiqué dans les Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, le statut de réfugié et de citoyenneté, datées du 24 juin 2022 (dernière modification le 31 octobre 2023).
[26] Compte tenu de ces circonstances, il ne fait aucun doute pour la Cour qu’il n’y avait aucun consensus relativement à la formulation d’une éventuelle question proposée et que la préoccupation du demandeur à propos du pouvoir discrétionnaire de l’agent n’a pas été présentée d’une manière qui permettrait à la Cour d’examiner une question à certifier. En outre, la Cour est d’avis que, même si le pouvoir discrétionnaire du ministre d’examiner les considérations d’ordre humanitaire d’un demandeur, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant, est limité en raison du mot « doit »
utilisé au paragraphe 25(1) de la LIPR, le pouvoir discrétionnaire du ministre d’octroyer la résidence permanente n’est pas limité de la même manière, puisqu’il ressort d’une simple lecture de la disposition que le mot permissif « peut »
est utilisé à cet égard.
[27] Les dispositions législatives susmentionnées sont reproduites à l’annexe « A »
ci‑dessous.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3875‑22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.
La décision du 20 avril 2022 de l’agent de traitement des demandes par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente au Canada pour considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est annulée.
L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Annexe « A »
: dispositions pertinentes
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3875-22
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INTITULÉ :
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ZAAFIR AHMED MUNIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 DÉCEMBRE 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 DÉCEMBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Zaafir Ahmed Munir |
POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Nicole Rahaman |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |