Dossier : IMM-9857-22
Référence : 2024 CF 24
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2024
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE : |
ZHUQI ZHOU |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, Zhuqi Zhou, est un citoyen de la Chine âgé de 72 ans. Il est venu au Canada pour la première fois en 2001 afin de s’occuper de son père vieillissant. Après l’expiration de son visa de visiteur, il est demeuré au pays et a continué à s’occuper de son père jusqu’au décès de ce dernier.
[2] Le demandeur a présenté plusieurs demandes liées à son statut d’immigration. En 2007, il a présenté une demande d’asile, qui a été rejetée. En 2010, il a présenté une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire afin de pouvoir présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada. La même année, il a également présenté une demande d’examen des risques avant renvoi. Ces deux dernières demandes ont été rejetées en 2012.
[3] Le demandeur est demeuré au Canada sans statut. En mars 2021, il a présenté sa deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée. La décision rejetant cette demande a été infirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et l’affaire a été renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue : Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1046.
[4] À l’issue du réexamen, la demande du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été de nouveau rejetée. Le décideur, un agent principal (l’agent
), s’est concentré sur trois éléments de la demande : l’établissement du demandeur au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés qu’occasionnerait un retour en Chine.
[5] En ce qui concerne l’établissement, l’agent a admis que le demandeur avait fait du bénévolat et qu’il avait tissé des liens avec sa communauté, mais il a également fait observer que le demandeur n’avait jamais exercé d’emploi au Canada et qu’il était sans statut depuis de nombreuses années. Par ailleurs, l’agent a fait observer que le demandeur avait des liens familiaux au Canada, mais aussi que des membres de sa famille proche résidaient en Chine, dont son épouse et sa fille unique. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants était succincte parce que le demandeur n’avait pas produit de preuve pour démontrer que ses neveux et ses nièces résidant au Canada étaient âgés de moins de 18 ans. L’agent a admis que le demandeur entretenait un lien étroit avec le fils de son pasteur, mais la preuve n’établissait pas que son éloignement de cet enfant entraînerait des difficultés importantes.
[6] En ce qui concerne les difficultés qu’occasionnerait un retour en Chine, l’agent a pris acte de l’incertitude concernant l’admissibilité du demandeur à une pension à son retour et de la possibilité qu’il soit stigmatisé en tant qu’aidant de son épouse, qui souffre de problèmes de santé mentale. Le demandeur a déclaré avoir des restrictions physiques en raison d’accidents survenus au Canada (il a été renversé par une voiture alors qu’il circulait à vélo à deux occasions), mais l’agent a fait observer qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté concernant les besoins médicaux continus du demandeur ou l’incapacité physique causée par ces événements. Enfin, l’agent a également pris acte de l’allégation selon laquelle le demandeur serait exposé à un risque en tant que chrétien en Chine, mais il a conclu que le demandeur n’avait pas démontré pourquoi il ne pourrait pas continuer à pratiquer sa religion dans une église sanctionnée par l’État.
[7] Pour tous ces motifs, l’agent a jugé que la preuve ne justifiait pas d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
[8] Ayant appliqué le cadre d’analyse qui régit le contrôle selon la norme de la décision raisonnable énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], je conclus que la décision est déraisonnable. Deux éléments centraux du cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov guident mon analyse. Premièrement, il incombe au demandeur de démontrer qu’une erreur dans la décision est « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable »
(Vavilov, au para 100). Deuxièmement, les cours de révision ne modifient les conclusions de fait du décideur administratif que dans des circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).
[9] Le demandeur soutient que l’analyse de son établissement au Canada était déraisonnable, car l’agent, d’une part, a accordé trop de poids au fait qu’il n’avait jamais exercé d’emploi et qu’il avait séjourné au pays sans autorisation, et, d’autre part, n’a pas tenu compte de ses liens familiaux au Canada. Je n’en suis pas convaincu. Par ses arguments, le demandeur cherche simplement à obtenir de la Cour une nouvelle appréciation de la preuve, ce qui n’est pas le rôle des cours de révision. Il n’a pas réussi à démontrer l’existence de « circonstances exceptionnelles »
assimilables à celles envisagées au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov. Il n’y a aucune raison de modifier les conclusions de l’agent en ce qui concerne l’établissement.
[10] Le demandeur conteste également l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, mais, encore là, je conclus que ses arguments portent sur le poids à accorder à la preuve. Sur cette question, l’analyse de l’agent est fondée sur la preuve qui figurait au dossier, et le raisonnement est clair. Le demandeur n’a pas démontré l’existence de « circonstances exceptionnelles »
(Vavilov, au para 125), et il n’y a aucune raison d’intervenir à l’égard de cette partie de la décision.
[11] Enfin, le demandeur soutient que l’analyse de l’agent concernant les difficultés auxquelles il serait exposé à son retour en Chine était déraisonnable. Sur ce point, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’analyse de l’agent est viciée et je juge que cet élément de l’analyse est suffisamment central pour rendre la décision déraisonnable.
[12] L’agent a admis qu’il n’était pas certain que le demandeur, compte tenu de son expérience de travail antérieure en Chine, serait admissible à une pension à son retour dans ce pays. Il a également mentionné la preuve relative à la maigre pension que le demandeur recevrait, s’il y avait droit, et au fait qu’il ne pourrait se prévaloir d’aucune autre forme de prestations sociales. De plus, il a admis la preuve établissant que l’épouse du demandeur souffrait de problèmes de santé mentale et que leur fille subvenait à ses besoins.
[13] L’agent a admis tous ces faits ainsi que la preuve établissant que le demandeur n’avait pas exercé d’emploi au cours de ses 20 années passées au Canada et qu’il avait subi à deux occasions des blessures après avoir été heurté par une voiture alors qu’il circulait à vélo. L’agent a pris acte de la preuve démontrant que le demandeur avait été admissible au moins une fois à des prestations du Programme de soutien aux personnes handicapées de l’Ontario, et, selon le témoignage et les observations du demandeur, ce dernier a continué de recevoir des prestations d’invalidité, mais aucun élément de preuve n’a été présenté à l’appui.
[14] Après avoir examiné tous ces éléments de preuve, l’agent a conclu ce qui suit : [TRADUCTION] « Après avoir examiné la situation personnelle et les observations du demandeur, je ne suis pas convaincu que M. Zhou est inadmissible à une pension ou qu’il serait incapable de subvenir à ses besoins et à ceux de son épouse. »
Le problème que présente cette conclusion, qui est l’une des principales que l’agent a tirées, est qu’elle ne témoigne pas d’une appréciation réaliste et fondée sur le bon sens de la preuve qu’il avait précédemment admise.
[15] À tout le moins, la preuve que l’agent a acceptée démontre que le demandeur est âgé de 72 ans et qu’il a été grièvement blessé dans deux accidents de voiture; qu’il n’a jamais exercé d’emploi au cours de ses 20 années passées au Canada; qu’il pourrait être admissible à une forme de pension à son retour en Chine, mais qu’au mieux, cette pension ne lui procurerait qu’un revenu minimal; que son épouse souffre d’un grave problème de santé mentale qui nécessiterait un soutien continu et important de sa part.
[16] Le droit est clair : lorsque l’agent analyse une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il doit non pas adopter une démarche fragmentaire, mais plutôt examiner la situation de la personne dans son ensemble (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 45). Dans la décision Muti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1722, le juge Nicholas McHaffie a résumé la jurisprudence concernant la démarche qu’adopte la Cour dans le contrôle d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :
[10] La Cour est souvent appelée à trancher la question de savoir si un agent d’immigration qui a rejeté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a appliqué de façon appropriée l’approche ou le critère applicable en matière de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire énoncé dans l’arrêt Kanthasamy. La Cour a annulé des décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire aux motifs, entre autres, qu’elles ne démontraient pas qu’une approche empreinte de compassion avait été adoptée, qu’elles se concentraient indûment sur les difficultés plutôt que sur l’évaluation de tous les facteurs pertinents, qu’elles ne tenaient pas compte de la situation particulière du demandeur ou qu’elles reposaient sur une analyse segmentée plutôt que sur une analyse globale : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 aux para 33‑35; Zhang, aux para 1‑3, 14; Gregory, aux para 36‑37; Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 aux para 50‑51.
[17] À mon avis, l’analyse de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable parce que l’agent ne s’est pas penché sur les conséquences pratiques de la situation personnelle du demandeur. Il n’a aucunement pris en considération la situation dans laquelle le demandeur se retrouverait s’il était inadmissible à une pension ni les réalités pratiques auxquelles le demandeur devrait faire face pour subvenir à ses besoins et à ceux de son épouse avec la maigre pension qu’il recevrait, et ce, s’il y était admissible. L’agent devait démontrer qu’il s’était penché sur la réalité particulière et la situation personnelle du demandeur. Or, son analyse tient peu compte des réalités particulières auxquelles le demandeur devait faire face.
[18] Sur ce point, je dois souligner que l’agent pouvait tirer la conclusion à laquelle il est parvenu au vu de la preuve. Cependant, je conclus que la décision ne respecte pas le principe de la justification adaptée en conformité avec le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, car le raisonnement exposé par l’agent ne démontre pas que ce dernier a tenu compte de la preuve particulière dont il disposait concernant la situation personnelle du demandeur.
[19] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
[20] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-9857-22
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« William F. Pentney »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-9857-22 |
INTITULÉ :
|
ZHUQI ZHOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 12 DÉCEMBRE 2023 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE PENTNEY |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 8 JANVIER 2024 |
COMPARUTIONS :
Anna Aazam |
POUR LE DEMANDEUR |
Hannah Shaikh |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Anna Aazam
Avocate
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |