Dossier : T-1097-23
Référence : 2023 CF 1743
Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2023
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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DAVE BERNARD |
Demandeur |
et
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LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK et MICHEL R. BERNARD, STÉPHAN LANDRY, MARTINE BERGERON-MILETTE, MANON BERNARD, KAROLANE LANDRY-MENSAH |
Défendeurs |
ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une requête introduite par le demandeur, Dave Bernard, en vertu des articles 75, 84(2) et 312 des Règles des cours fédérales, DORS/98-106 [Règles] afin de l’autoriser à modifier l’avis de demande qu’il a déposé le 25 mai 2023 concernant une demande de contrôle judiciaire, et de déposer un affidavit modifié, ainsi que deux affidavits additionnels.
[2] L’historique de la demande de contrôle judiciaire en l’instance est la suivante. Le demandeur a travaillé depuis des années pour le Conseil des Abénakis de Wôlinak (le Conseil), en tant que Directeur Général de l’administration. Le 25 mai 2023, le demandeur a déposé un Avis de demande pour contrôle judiciaire de la décision du Conseil, y compris le Chef Michel Bernard et les conseillers Stéphan Landry, Martine Bergeron-Milette, Manon Bernard, et Karolane Landry-Mensah (« les Défendeurs »),
relative à l’adoption d’une résolution du Conseil par laquelle il a mis fin à l’emploi du demandeur.
[3] Dans son Avis de demande, le demandeur soutien que l’adoption de la résolution est illégale et irrégulière. Il prétend qu’avant cette résolution, il a subi des actes de harcèlement de la part du défendeur Landry (le Chef du Conseil). En l’absence d’une réponse appropriée de la part du Conseil, le 21 novembre 2023, le demandeur a déposé une plainte relative à la prévention de harcèlement et de la violence en milieu de travail, en vertu de l’article 127(1.1) du Code canadien du travail, LRC (1985), ch L-2.
[4] Le demandeur soutient que le lendemain du dépôt (le 22 novembre 2023), trois membres du Conseil, à savoir les défendeurs Landry, Bergeron-Milette et Bernard, ont adopté une résolution du Conseil ayant pour effet de suspendre le demandeur de l’exercice de ses fonctions, avec solde, pour une durée indéterminée. Ensuite, les défendeurs ont adopté la résolution RBC-2023-2024-012 («
la résolution
»
) le 4 mai 2023 afin de procéder au congédiement immédiat du demandeur. Cette décision fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.
[5] L’Avis de demande, déposée le 25 mai 2023, soutient que la résolution est illégale et irrégulier, entre autres parce que le défendeur Landry ne pouvait pas participer aux débats entourant l’adoption d’une telle résolution, étant personnellement visé par la plainte d’harcèlement.
[6] Le 22 juin 2023, le demandeur a déposé son affidavit. Le 7 août 2023, les défendeurs ont déposés leurs affidavits. Les parties se sont convenues de prolonger la date limite pour le contre-interrogation jusqu’au 11 octobre, et ils l’ont complétée. D’après la règle 309(1), le demandeur doit déposer son dossier dans les 20 jours suivant la fin de la contre-interrogation. Ensuite les défendeurs doivent déposer leurs dossiers dans les 20 jours après la signification du dossier du demandeur (règle 310(1)).
[7] Cependant, le 30 novembre, le demandeur a déposé son avis de requête. Il sollicite l’approbation de la Cour de déposer un Avis de demande et un affidavit modifié, ainsi que deux affidavits additionnels. Selon son affidavit modifié, le demandeur dit que la défenderesse conseillère Manon Bernard lui a confié, le 13 mai 2023, qu’elle n’avait pas eu le choix de voter au soutien de la résolution le congédiant, car elle était endettée et redevable envers la défenderesse conseillère Martine Bergeron-Milette. Le demandeur affirme qu’il a obtenu deux autres affidavits, datés le 30 octobre 2023, relatant la version de deux autres témoins qui confirment que la défenderesse Bernard les a confiés qu’elle était obligée de voter pour le congédiement du demandeur parce qu’elle avait une dette envers quelqu’un et qu’elle n’avait pas le choix.
[8] Il faut souligner que les allégations n’ont pas été soumises à un contre-interrogatoire, et les défendeurs n’ont pas eu l’occasion de déposer une preuve le contredisant.
[9] Le demandeur argumente que sa requête devrait être accordée, parce que les affidavits établissent que la défenderesse Bernard avait été placée en situation de conflit d’intérêt lors de l’adoption de la résolution le congédiant, et ce fait est déterminant sur l’issue de la Demande originale. Il affirme qu’il a tenté sans succès de recueillir les affidavits d’autres témoins des propos de la défenderesse Bernard, pour corroborer son témoignage. Dès qu’il a réussi à obtenir les autres affidavits, il a soumis son dossier de requête.
[10] Les défendeurs soutiennent que la requête devrait être rejetée, parce que la prétendue conversation entre le demandeur et la défenderesse Bernard a eu lieu le 13 mai, 2023, plusieurs semaines avant que le demandeur n’ait déposé son avis de demande et plus d'un mois avant qu'il n’ait déposé sa déclaration sous serment. Selon les défendeurs, c’est évident que le demandeur a scindé sa cause. L’allégation centrale dans son Avis de demande originale est à l’effet que le défendeur Landry s’est mis dans un conflit d’intérêt, parce qu’il a voté en faveur de la résolution. Après avoir constaté, durant le contre-interrogation, que M. Landry ne l’a pas fait, le demandeur a soudainement présenté de nouvelles allégations visant un autre des défendeurs.
[11] La requête du demandeur comporte deux éléments qui sont étroitement liés. Il sollicite l’approbation de la Cour selon la règle 75 afin de déposer un Avis de demande modifié pour inclure ses allégations qui découlent de sa conversation avec la défenderesse Bernard. Il demande, aussi, l’autorisation de la Cour en vertu des règles 84(2) et 312 de déposer un affidavit modifié et deux autres affidavits. Les facteurs globaux pertinents aux deux éléments sont assez similaires, mais il y a quelques particularités quant au dépôt de la preuve additionnelle.
[12] Règle 75 stipule que la Cour « peut à tout moment… autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties. »
Dans l’arrêt Canderel Ltée c Canada (CA), [1994] 1 CF 3, la Cour d’appel a précisé que :
[M]ême s’il est impossible d’énumérer tous les facteurs dont un juge doit tenir compte en décidant s’il est juste, dans un situation donnée, d’autoriser une modification, la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigeuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépends ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice.
[13] En ce qui concerne les affidavits additionnels, ainsi que l’affidavit modifié que le demandeur veut déposer, les règles 84(2) et 312 s’appliquent. Il y a deux exigences préliminaires que le demandeur doit satisfaire en vertu du règle 312 : (i) la preuve doit être admissible dans le cadre de contrôle judiciaire; et (ii) l’élément de preuve doit être pertinent a une question que la cour de révision est appelée à trancher : voir Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l'énergie, 2014 CAF 88 [Forest Ethics] au para 4.
[14] Les facteurs à prendre en compte pour décider s’il convient ou non de permettre à la partie requérante de déposer un autre affidavit après un contre-interrogatoire sont bien résumés par la juge Cecily Strickland dans l’arrêt Havi Global Solutions LLC c IS Container PTE Ltd, 2020 CF 803 [Havi Global] au para 6 :
i. la pertinence de la preuve proposée;
ii. si la preuve proposée était disponible ou si elle aurait pu être considérée comme pertinente avant le contre‑interrogatoire;
iii. l’absence de préjudice causé à la partie adverse;
iv. si la preuve proposée aide la Cour à rendre sa décision définitive;
v. si la preuve proposée sert les intérêts de la justice.
[15] Dans Havi Global, la juge Strickland a aussi noté que dans la décision Campbell c Élections Canada, 2008 CF 1080, para 25 à 27, le juge Luc Martineau a mentionné que la Cour dispose d’un « vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’autoriser une partie à déposer des documents complémentaires et que ce pouvoir discrétionnaire est incompatible avec toute application mécanique de critères ou de formules figés. »
[16] Les deux cadres d’analyse cherchent à équilibrer un certain nombre de considérations concurrentes, notamment en veillant à ce que justice soit rendue tout et que la cour est en mesure de déterminer les véritables questions en litige entre les parties, en évitant de léser la partie adverse et de retarder inutilement le processus. La loi évite les formules rigides en faveur d'un large pouvoir discrétionnaire qui prend en considération les circonstances uniques de chaque cas. L'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour doit également prendre en compte le contexte procédural de la demande, en l’instance une demande de contrôle judiciaire.
[17] Le contexte est important, car la loi stipule que la Cour « statue à bref délai et selon une procédure sommaire »
une demande de contrôle judiciaire : art. 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.Conformément à cette orientation statutaire, notre Cour et la Cour d'appel fédérale ont toujours découragé les requêtes procédurales interlocutoires dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire : voir David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc (CA), [1995] 1 CF 588.
[18] Les Règles qui s’appliquent à une demande de contrôle judiciaire reflètent le caractère sommaire de la procédure. La demande doit être commencée dans les 30 jours après la décision (l’article 18.1); le demandeur doit déposer sa preuve (y compris les affidavits et documents dans sa possession) dans les 30 jours après le dépôt de l’avis de demande (règle 306), et le défendeur doit déposer sa preuve dans les 30 jours suivants (règle 307). Le contre-interrogatoire doit être fait dans le 20 jours après le dépôt de la preuve du défendeur (règle 308). Ensuite le demandeur dépose son dossier dans les 20 jours après la fin du contre-interrogatoire, et le défendeur dépose son dossier dans les 20 jours suivants (règles 309 et 310). L’étape finale est la demande de l’audience, qui doit être déposée dans les 10 jours après le dépôt du dossier du défendeur (règle 314). Ces courts délais renforcent le caractère sommaire de la procédure et l'intention générale de faire en sorte que l'affaire soit entendue sans délai.
[19] Dans cette optique, certains facteurs généraux prennent une teinte différente. Par exemple, l'idée qu'un requérant doit présenter leur meilleur argument le plus tôt possible est plus important dans le contexte d'une demande de contrôle judiciaire en raison du caractère sommaire de la procédure : voir Havi Global au para 59, citant Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd, 2002 CAF 503 au para 9.
[20] D’entrée de jeu, je conviens que la preuve additionnelle satisfait les deux critères préliminaires énoncés dans Forest Ethics. Les affidavits sont admissibles dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, et la preuve est pertinente a la question primordiale en l’instance quant à l’équité procédurale.
[21] En l’instance, le demandeur soutient qu’il a décidé de ne pas faire référence à la discussion qu’il a eue avec la défenderesse Bernard jusqu’à ce qu’il obtienne des preuves corroborantes en raison de la gravité de ces allégations. Ceci joue contre le demandeur. Je suis en accord avec les défendeurs que la gravité de ces allégations indique qu’elle aurait dû être soulevée le plus tôt possible.
[22] Un autre facteur qui joue contre le demandeur est que l’ajout de nouvelles allégations et de nouvelles preuves par affidavit retardera inévitablement l’audience de l’affaire. D’autres contre-interrogatoires et affidavits seraient probablement requis.
[23] Cependant, je dois mettre en balance d’autres considérations importantes. Cette instance concerne une décision prise par un conseil élu de suspendre et de congédier un de ses employés les plus supérieurs. Cela a des conséquences importantes, non seulement pour les parties directement impliquées, mais pour la communauté qui doit avoir confiance dans l’intégrité du conseil qui les représente et agit pour elle. Les allégations du demandeur sont sérieuses et, de plus, les nouvelles allégations incluses dans les nouvelles preuves portent toujours sur la question de la légalité de la manière dont le conseil a adopté la résolution.
[24] Enfin, je suis de l’avis que les allégations soulevées dans l’avis de demande modifié et les deux nouveaux affidavits sont pertinents, probants et ont la capacité d’influencer le résultat final du contrôle judiciaire (Forest Ethics au para 18). Je vais donc accueillir la requête du demandeur pour le dépôt d’un avis de demande modifié et de deux nouveaux affidavits.
[25] Cependant, je ne vais pas accorder le demandeur le droit de déposer un affidavit modifié. Il n’y a aucune excuse pour avoir tardé à présenter des allégations aussi importantes et graves. Le demandeur en avait connaissance bien avant de déposer son avis de demande et son affidavit original. Attendre d’obtenir des preuves corroborantes n’est pas une excuse valable pour ne pas inclure ces éléments dans les meilleurs délais. Pour ces raisons, la requête du demandeur visant à obtenir l’autorisation de déposer un affidavit modifié est rejetée.
[26] Les avocats devraient contacter la greffe afin de donner leurs disponibilités pour la tenue d’une conférence de gestion de l’instance le plutôt possible en janvier 2024, afin d’établir un échéancier pour les prochaines étapes dans cette affaire.
[27] Dans toutes les circonstances, et compte tenu du résultat mitigé de la requête, il convient de laisser la question des dépens de cette requête à la décision finale de l'affaire.
ORDONNANCE au dossier T-1097-23
LA COUR STATUE que :
La requête est décidée comme suit :
L’autorisation de déposer un avis de demande modifié : accordée.
L’autorisation de déposer un affidavit modifié pour le demandeur : rejetée.
L’autorisation de déposer les deux affidavits additionnels : accordée.
La question de dépens est réservée pour la juge qui entends la demande de contrôle judiciaire.
« William F. Pentney »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS AU DOSSIER
DOSSIER:
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T-1097-23 |
INTITULÉ:
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DAVE BERNARD c. LE CONSEIL DES ABÉNAQUIS DE WÔLINAK ET AUTRES |
LIEU DE L’AUDIENCE:
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PAR vidÉoconfÉrence
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DATE DE L’AUDIENCE:
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7 DÉCEMBRE, 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS: |
juGE pentney
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DATE DES MOTIFS:
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22 dÉcembRE, 2023
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COMPARUTIONS:
Me Serge Belleau et Me Mégan Méthot |
POUR LE DEMANDEUR |
Me Marie-Christine Leboeuf |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Gagné Letarte Sencrl Québec (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR |
Robillard Avocats Inc. Montréal (Québec) |
POUR LES DÉFENDEURS |