Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20060105

Dossier : IMM-2463-05

Référence : 2006 CF 1

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

Ricardo Antonio Salgado

demandeur

et

Le Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ( « Commission » ) datée du 28 octobre 2004. Par cette décision, la Commission a refusé la demande d'asile du demandeur, Ricardo Antonio Salgado, ainsi que celle de son épouse Sofia Esperanza Alas de Salgado et de ses deux enfants mineurs, Eduardo Antonio Salgado Alas et Ricardo Vladimir Salgado Alas.

QUESTIONS EN LITIGE

[2]                La question en litige est la suivante :

-                      La Commission a-t-elle erré en droit en rejetant la demande d'asile du demandeur sur la base d'un motif d'exclusion fondé sur la Convention relative au statut de réfugié, R.T. Can 1969, n ° o. 6 ( « Convention » )?

CONCLUSION

[3]                Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

FAITS ALLÉGUÉS PAR LE DEMANDEUR

[4]                Le demandeur et les membres de sa famille sont citoyens du Salvador. Le demandeur a travaillé pour les Forces de l'air de ce pays de 1983 à 1994. Le poste qu'il occupait était celui de magasinier dans l'entrepôt de pièces des Forces de l'air. Plus précisément, il était en charge de la section de l'entrepôt pour le modèle d'avion A-37-B. À partir de 1995, le demandeur a fait plusieurs voyages aux États-Unis.

[5]                La demande d'asile du demandeur et de sa famille est fondée sur l'existence d'une crainte de persécution au Salvador en raison d'opinions politiques qui leur seraient imputés. Cependant, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, seule la question de l'exclusion (et non de la crainte de persécution) est soulevée et la famille du demandeur n'est pas partie au dossier.

[6]                C'est au cours d'un voyage aux États-Unis en décembre 2002 que le demandeur et sa famille ont déposé leur demande d'asile au Canada.

DÉCISION CONTESTÉE

[7]                Dans sa décision du 28 octobre 2004, le membre de la Commission, Me Michel Jobin, rejette la demande du demandeur d'abord en raison d'un motif d'exclusion fondé sur la Convention. S'appuyant sur la preuve documentaire, Me Jobin a conclu que pendant les décennies 1980 et 1990, l'armée du Salvador a bombardé des populations civiles dans sa lutte contre le FLMN, atteignant également les populations civiles. MeJobin applique la clause d'exclusion prévue aux sous-sections Fa) et Fc) de la Convention, au motif que le demandeur serait complice de crimes contre l'humanité commis par l'armée salvadorienne pendant la période 1983-1994. Ces clauses d'exclusions sont expressément intégrées par l'article 98 LIPR et par le paragraphe 2(1) LIPR.

ANALYSE

[8]                La norme de contrôle de la décision déraisonnable simpliciter s'applique lorsqu'il s'agit de vérifier si les clauses d'exclusion de la Section F de la Convention doivent ou non trouver application dans un cas d'espèce, puisqu'il s'agit d'une question mixte de fait et de droit (Shresta c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 887, [2002] A.C.F. no. 1154, au para. 12 ; Valère c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 524, [2005] A.C.F. No. 643), au para. 12).

[9]                Les dispositions pertinentes de la LIPR se lisent comme suit :

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[...]

« Convention sur les réfugiés » La Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, dont les sections E et F de l'article premier sont reproduites en annexe et le protocole afférent signé à New York le 31 janvier 1967.

[...]

98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

[...]

Annexe

[...]

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

[...]

c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

2. (1) The definitions in this subsection apply in this Act.

[...]

"Refugee Convention" means the United Nations Convention Relating to the Status of Refugees, signed at Geneva on July 28, 1951, and the Protocol to that Convention, signed at New York on January 31, 1967. Sections E and F of Article 1 of the Refugee Convention are set out in the schedule.

[...]

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[...]

Schedule

[...]

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

[...]

(c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

[10]            En l'espèce, il n'est pas contesté que l'armée du Salvador ait commis les crimes qui lui sont reprochés dans la preuve documentaire (voir dossier du Tribunal : Décision p. 8 et 9; M-8 p. 133, M-23 p. 257, M-15 p. 195, M-16 p. 206 et M-20 p. 234). La preuve selon laquelle les Forces armées salvadoriennes, à l'inclusion les Forces aériennes, ont commis de nombreux crimes contre l'humanité pendant la période pertinente est abondante Seule la définition de la notion de complicité de crime contre l'humanité, et son application aux faits, est donc au coeur du présent litige.

[11]            Le demandeur a plaidé que c'est la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C., 2000, ch. 24 ( « Loi sur les crimes contre l'humanité » ) qui doit permettre de définir la notion de complicité de crime contre l'humanité au sens de la Convention. Je ne partage pas ce point de vue pour les raisons suivantes.

[12]            D'abord, dans l'affaire Ramirez (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306, [1992] A.C.F. No. 109, le juge MacGuigan rejette l'idée que la notion de complicité puisse n'être interprétée qu'à la lumière du Code criminel canadien. Au para. 13, il écrit :

Les deux parties ont convenu, pendant leur argumentation, que la Cour ne peut analyser la responsabilité des complices aux termes de la Convention en ne tenant compte que du seul article 21 du Code criminel [L.R.C. (1985), chap. C-46] canadien, traitant des parties à une infraction. En effet, cet article est issu des règles traditionnelles de la common law en matière d'aide et d'encouragement [Voir Note 4 ci-dessous]. Or, une convention internationale ne saurait s'interpréter à la lumière d'un seul des systèmes juridiques du monde.

Je crois qu'il en est de même de la Loi sur les crimes contre l'humanité, en l'absence de renvoi explicite. L'article 35 LIPR renvoie à la Loi sur les crimes contre l'humanité. Si le législateur avait voulu que la définition de la notion de complicité de crime contre l'humanité à laquelle réfère l'Annexe de la LIPR soit celle de la Loi sur les crimes contre l'humanité, il l'aurait indiqué comme il l'a fait à l'article 35 LIPR. De plus, dans l'affaire récente Zrig c. Canada (Ministère de la citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 178, [2003] A.C.F. No. 565, au para. 131, le juge Nadon indique que la définition de cette notion doit être puisée dans le droit international :

Les articles 1Fa) et 1Fc) traitent d'activités extraordinaires, soit de crimes internationaux, dans le cas de l'article 1Fa), ou d'agissements contraires à des normes internationales, dans le cas de l'article 1Fc) (ce qui explique qu'on retrouve le mot "commis" à l'article 1Fa) qui traite de crimes, et qu'on ne retrouve pas ce mot à l'article 1Fc) qui traite d'agissements qui ne seraient pas nécessairement des crimes).    Ce sont là des activités que je qualifie d'extraordinaires car elles ont été criminalisées, si je puis dire, de façon collective et exceptionnelle par la communauté des nations et leur nature est précisée par des instruments internationaux (l'article 1Fa)) ou en fonction de tels instruments (l'article 1Fc)).    Une caractéristique de certaines de ces activités est de viser des collectivités et d'être menées par l'intermédiaire de personnes qui n'y participent pas nécessairement de manière directe.    Pour que les personnes véritablement responsables puissent être poursuivies, la communauté internationale a voulu que soient considérées comme responsables ces personnes, par exemple, sur l'ordre desquelles ces activités étaient menées ou qui, conscientes de leur existence, fermaient volontairement les yeux sur leur poursuite.    C'est dans ce contexte que s'est développé le concept de complicité par association, qui permet d'atteindre des responsables qui, vraisemblablement, n'auraient pu l'être selon le droit pénal traditionnel.    Ce concept, foncièrement, est un concept de droit pénal international.

Pour comprendre cette notion (dans le contexte de l'Annexe de la LIPR, qui renvoie à la Convention) issue du droit pénal international, il faut donc avoir recours à la jurisprudence de la Cour d'appel fédérale.

[13]            Dans l'affaire Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433, [1993] A.C.F. No. 1145, la Cour a décidé qu'il est possible de commettre à titre de complice un crime contre l'humanité au sens de la section Fa).

[14]            Certaines balises tirées de la jurisprudence permettent de déterminer si une personne a ou non commis par complicité un crime contre l'humanité. Dans l'affaire Harb c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 39, [2003] A.C.F. No. 108, au para. 19, le juge Décary écrit :

Ainsi que la Cour le soulignait, dans Bazargan, à la page 286, l'appartenance à un groupe permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente" -- qui demeure le critère premier -- que lorsqu'il n'y a pas appartenance, mais c'est au niveau de la preuve que la différence se fera sentir, pas au niveau des principes.    Le procureur de l'intimé voudrait que la Cour précise ce qu'il faut entendre par "appartenance à un groupe".    Je ne crois pas que cela soit nécessaire.    L'expression était utilisée, dans Ramirez, dans le contexte d'un membre que la Cour avait qualifié d'"actif".    L'expression suggère l'existence d'un lien institutionnel entre l'organisation et la personne, accompagné d'un engagement plus que nominal dans les activités de l'organisation.    Comme tout est question de faits, en fin d'analyse, je crois qu'il est plus utile de parler en termes de participation aux activités du groupe qu'en termes d'appartenance au groupe.

[15]            Je n'ai pas de doute, ayant revu les faits du dossier, que le demandeur a eu une participation personnelle et consciente au crime contre l'humanité commis par l'armée salvadorienne à l'endroit des populations civiles du pays. La définition apparaît très large, et les éléments de preuve que mentionne Me Jobin sont nombreux et convaincants :

-                      Selon son témoignage, le demandeur a volontairement joint les Forces de l'air de l'armée du Salvador, alors que sa famille le lui déconseillait;

-                      Le demandeur était responsable du magasin général des pièces de rechange et d'équipements pour les avions utilisés par l'armée du Salvador;

-                      Plus précisément, il était responsable d'une section de l'entrepôt des pièces d' avion A-37-B qui sont, selon le témoignage du demandeur, des avions-chasseurs bombardiers chargés de couvrir les zones de combat contre la guérilla du FMLN;

-                      Le demandeur était très au courant des différents vols et de la fréquence des avions qui survolent le pays, et il est conscient qu'au cours des années 1980, le nombre de missions augmente;

-                      Le demandeur sait que les avions transportent des bombes dont le poids s'élève à 750 kilos dans certains cas, et que la bombe la plus régulièrement utilisée pèse 500 livres;

-                      Le demandeur savait, comme la majorité de la population, que les bombardements touchaient les populations civiles que la guérilla du FMLN (c'est plus précisément à partir de 1983 qu'il en a eu connaissance);

-                      Le demandeur reconnaît que l'armée n'agissait pas de façon correcte envers la population;

-                      Le demandeur est demeuré au sein de l'armée pendant une très longue période, pour des raisons économiques, même s'il dit avoir pensé quitter son emploi, vers 1989;

-                      Le demandeur n'a jamais cherché à trouver un autre emploi au sein de la population civile.

[16]            Ces faits démontrent que le demandeur, en pleine connaissance de cause, s'est rendu complice des crimes contre l'humanité commis par la Force aérienne de l'armée du Salvador. De plus, il faut insister sur le fait que selon le témoignage même du demandeur, il a délibérément fait le choix de demeurer dans les Forces de l'air de l'armée salvadorienne, dans un poste directement lié à la commission de crimes contre l'humanité. Il était alors parfaitement conscient que les Forces de l'air continuaient à se livrer à des bombardements de populations civiles et du lien entre son travail et les bombardements. Il a néanmoins décidé, pour des raisons économiques, de demeurer en poste. Dans l'affaire Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), précitée, au para. 10, le juge Linden écrit :

[...] [U]n facteur important à prendre en considération est la preuve que l'individu s'est opposé au crime ou a essayé d'en prévenir la perpétration ou de se retirer de l'organisation. C'est ce qu'a noté le juge Robertson dans Moreno, supra, en ces termes [à la page 324]:

plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d'actes inhumains, plus il est vraisemblable qu'elle soit criminellement responsable.

Bien entendu, comme l'a fait remarquer le juge MacGuigan, "la loi n'a pas pour effet d'ériger l'héroïsme en norme" (Ramirez, supra, à la page 320). On ne saurait donc exiger que, pour éviter l'accusation de complicité pour cause d'association avec les principaux auteurs, l'intéressé mette en danger sa vie ou sa sécurité pour sortir d'une mauvaise situation ou d'une organisation. Mais il ne saurait non plus se comporter en robot amoral.

[17]            Il est vrai que l'appartenance à elle seule n'est pas suffisante pour établir la complicité. Cependant, il s'agit d'un élément pertinent pour établir la participation personnelle et consciente. Les faits du dossier parlent d'eux-mêmes. Le demandeur appartenait à l'organisation qui se livrait au crime contre l'humanité, et ce pendant une très longue période. Ces circonstances, ajoutées aux éléments relevés par Me Jobin dans sa décision mène à la conclusion que le demandeur doit être exclu en vertu des clauses d'exclusions de la Convention, incorporées à la LIPR en vertu de l'article 98 LIPR et du paragraphe 2(1) LIPR.

[18]            Pour ces motifs, il n'y a pas lieu de modifier la décision de la Commission sur la question de l'exclusion au sens de la Convention, quelle que soit la norme de contrôle. Il s'agit d'une bonne décision.

[19]            Les parties furent invitées à suggérer des questions pour fin de certification et aucune question n'a été proposée.

CONCLUSION

[20]            La demande de contrôle judiciaire est rejetée et aucune question ne sera certifiée.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

            -           La demande de contrôle judiciaire soit rejetée et aucune question ne sera certifiée.

« Simon Noël »

JUGE


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 IMM-2463-05

INTITULÉ :                RICARDO ANTONIO SALGADO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 12 décembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :                       Le 5 janvier 2006

COMPARUTIONS:

Me William Sloan                                                                       POUR LE DEMANDEUR

Me François Joyal                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me William Sloan                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)                                                                 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                          

Montréal (Québec)                                                                 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.