Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240104


Dossier : IMM-6517-22

Référence : 2024 CF 13

Montréal (Québec), le 4 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

HAMZA KAMARA

MAKEYIATU IBRAHIM SORIE KAMARA

HAMZA IMAN KAMARA

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Hamza Kamara et son épouse, Mme Makeyiatu Ibrahim Sorie Kamara, sont des citoyens de la Sierra Leone; ils sont également accompagnés de leur fils mineur, Hamza Iman Kamara, qui est citoyen du Brésil [ensemble, les Kamara]. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 16 juin 2022 [Décision] de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada qui a rejeté leur demande d’asile au motif qu’ils n’ont pas la qualité de réfugiés ou de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Dans sa Décision, la SAR a confirmé la décision préalable de la Section de la protection des réfugiés [SPR] et déterminé que le récit des Kamara manquait de crédibilité et que leur comportement dénotait une absence de crainte subjective de persécution.

[2] Les Kamara soutiennent que la Décision de la SAR est déraisonnable. Ils allèguent d’abord que la SAR aurait commis une erreur en concluant que le racisme au Brésil ne constituait pas de la discrimination pouvant être assimilée à de la persécution, et en ignorant la preuve documentaire la plus récente à cet égard. Ils maintiennent également que la Décision comporte d’autres erreurs importantes concernant leur crédibilité et leur crainte subjective, suffisantes pour justifier une intervention judiciaire.

[3] Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter cette demande de contrôle judiciaire. Compte tenu des conclusions de la SAR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision, car celle-ci est raisonnable et ne comporte aucune lacune grave qui nécessiterait l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[4] Les Kamara disent craindre d’être persécutés par la famille de M. Kamara advenant leur retour en Sierra Leone.

[5] En 2012, la famille de M. Kamara, qui est issue de la tribu Temne, apprend que M. Kamara est en couple avec Mme Kamara, dont la famille appartient à la tribu Susu. Selon la famille de M. Kamara, ce dernier ne doit pas se marier avec Mme Kamara. En particulier, le père de M. Kamara, un riche homme d’affaires en Sierra Leone, informe son fils qu’il n’accepterait pas que Mme Kamara fasse partie de leur famille.

[6] En raison de ce conflit, Mme Kamara est la cible de représailles de la part de la famille de M. Kamara. Par exemple, la tante de M. Kamara lui jette de l’eau chaude sur les pieds. D’autre part, quelques mois après que Mme Kamara soit tombée enceinte en 2015, elle est victime d’une attaque de la part du père de M. Kamara, attaque qui entraîne une fausse couche.

[7] En 2017, le couple se marie quand même dans la ville de Bo en Sierra Leone. Du côté familial de M. Kamara, seule sa mère assiste à la cérémonie. Après leur mariage, M. Kamara et son épouse retournent toutefois demeurer dans la maison de la famille de M. Kamara pour quelque temps, afin d’y récupérer leurs effets personnels et d’arranger quelques affaires avant de repartir vers la ville de Bo.

[8] Suite au départ des nouveaux époux, la famille de M. Kamara entreprend des recherches pour retracer le couple. Lorsque la famille est informée que le couple habite à Bo avec la grand-mère de Mme Kamara, ils engagent quelqu’un pour pratiquer de la magie noire sur le couple.

[9] Après avoir amassé l’argent nécessaire, M. Kamara et son épouse décident finalement de quitter la Sierra Leone pour le Brésil en septembre 2018, car ils craignent d’être de nouveau victimes d’une attaque qui causerait la mort de leur enfant à naître. À ce moment, Mme Kamara est enceinte de sept mois. Ils se rendent d’abord en Équateur, où ils peuvent entrer sans visa, et rejoignent ensuite le Brésil, pays où naît leur fils Hamza Iman.

[10] Au Brésil, M. Kamara, son épouse et leur fils vivent une situation précaire dans des camps situés à proximité des favelas, et sont notamment confrontés à du racisme. En raison de la discrimination qu’ils vivent au Brésil, les Kamara quittent le pays et prennent les mesures pour venir demander l’asile au Canada.

B. La Décision de la SAR

[11] La SPR conclut que le récit des Kamara n’est pas crédible, qu’ils disposent d’une possibilité de refuge intérieur en Sierra Leone à Bo, et qu’ils peuvent se prévaloir de la protection de l’État dans leur pays de citoyenneté. Elle rejette donc leur demande d’asile.

[12] En appel, la SAR estime que la question déterminante est celle de la crédibilité. Selon la SAR, le comportement des Kamara dénote une absence de crainte subjective, notamment en raison du fait que le couple n’a pas cherché à se protéger de ses agents de persécution en Sierra Leone. Par exemple, la SAR observe que M. Kamara et son épouse ont continué d’habiter chez les parents de M. Kamara même après l’attaque subie par Mme Kamara aux mains du père de M. Kamara. La SAR relève également le délai important qui s’est écoulé avant que M. et Mme Kamara ne décident de quitter la Sierra Leone.

[13] Par ailleurs, la SAR détermine que l’omission de mentionner les menaces de mort proférées à leur endroit par le père de M. Kamara dans le premier narratif de leur formulaire de Fondement de demande d’asile [FDA] mine leur crédibilité. De plus, la SAR n’accorde que peu de poids aux affidavits déposés au soutien de la demande d’asile. La SAR conclut ainsi que les Kamara n’ont pas démontré une possibilité sérieuse de persécution ou que, selon la prépondérance des probabilités, ils seraient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités advenant un retour en Sierra Leone.

[14] Finalement, la SAR détermine que les Kamara n’ont pas démontré que leur fils mineur serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution, à un risque de torture, à une menace pour sa vie, ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités s’il retournait au Brésil en raison du racisme qu’ils disent y avoir vécu. À cet effet, la SAR juge que les Kamara n’ont pas réussi à établir que la discrimination raciale subie au Brésil était suffisamment grave ou systématique pour équivaloir à une crainte raisonnable de persécution.

C. La norme de contrôle

[15] Il est bien connu que les conclusions de la SAR sur des questions de crédibilité sont révisables selon la norme de la décision raisonnable (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 380 au para 19; Adelani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 23 aux para 13–15). De surcroît, l’appréciation de la persécution conséquente à des incidents de discrimination est une question mixte de fait et de droit qui est, elle aussi, susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Ban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 987 au para 17; Kamran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 380 au para 24, citant Tetik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1240 au para 25 [Tetik]).

[16] D’ailleurs, le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative est maintenant celui établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]). Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas.

[17] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Mason au para 64; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[18] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). Cet exercice doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60; Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, je le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Mason au para 57; Vavilov aux para 13, 46, 75).

[19] Il incombe à la partie qui conteste une décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour annuler une décision administrative, la cour de révision doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Analyse

A. Le risque pour l’enfant mineur au Brésil

[20] Les Kamara prétendent d’abord que la SAR aurait erré en concluant qu’ils n’avaient pas démontré que leur enfant mineur serait victime de discrimination raciale répétée pouvant être considérée comme de la persécution, advenant son retour au Brésil. Ils reprochent notamment à la SAR d’avoir omis de faire une analyse raisonnable de la discrimination rampante qui sévit au Brésil à la lumière du cartable national de documentation [CND] de ce pays. À l’appui de leur position, les Kamara citent de nombreux passages du CND qui, selon eux, feraient état de la gravité du racisme au Brésil et de la discrimination envers les immigrants africains et les Afro-Brésiliens. Ils soulignent en outre que la SAR aurait ignoré la version la plus récente du CND, une version qui décrirait les immigrants africains au Brésil comme des esclaves de l’ère moderne.

[21] Je ne suis pas convaincu par les arguments des Kamara.

[22] Selon un principe général bien établi, la SAR est présumée avoir tenu compte de toute la preuve au dossier et elle n’est pas tenue de référer à chaque élément considéré dans son analyse, et notamment à l’ensemble des documents contenus au CND du pays en cause ((Khelili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 188 au para 29, citant Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36 et Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1; Simolia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1336 au para 20 [Simolia], citant Quebrada Batero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 988 au para 13 et Akram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 629 au para 15). D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a expressément rappelé qu’« [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).

[23] Je reconnais cependant que, lorsqu’un décideur administratif n’analyse pas correctement les éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et inférer que le décideur a écarté la preuve contradictoire lorsqu’il a tiré ses conclusions (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331 aux para 9–10; Cepeda‐Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) au para 17 [Cepeda-Guttierez]). Ceci dit, la décision Cepeda‑Gutierrez n’affirme pas que la simple omission de mentionner des éléments de preuve importants allant à l’encontre de la conclusion du tribunal administratif a automatiquement pour effet de rendre une décision déraisonnable et d’entraîner son annulation. Bien au contraire, la décision Cepeda‑Gutierrez mentionne que ce n’est que lorsque les éléments de preuve oubliés sont essentiels et contredisent directement la conclusion du tribunal administratif que la cour de révision peut en inférer que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait.

[24] Le défaut de tenir compte de certains éléments de preuve précis doit donc être examiné au regard du contexte (Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 au para 48; Torrance c Canada (Procureur général), 2020 CF 634 au para 58). Or, dans le cas des Kamara, il n’y a pas d’élément au dossier suggérant que la SAR n’aurait pas tenu compte de la preuve déposée.

[25] D’autre part, en ce qui a trait plus particulièrement à la question de discrimination, la Cour a confirmé à de multiples occasions les conclusions de la SAR voulant que la discrimination parfois vécue par les immigrants africains et les Afro-Brésiliens au Brésil n’équivaille pas nécessairement à de la persécution (Morissaint c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 413 aux para 17–20 [Morissaint], citant Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 au para 62; Debel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 156 au para 29 [Debel]; Simolia aux para 26–27; Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 aux para 28–31). Ainsi, « pour démontrer que des incidents de harcèlement ou de discrimination constituent de la persécution, le demandeur devait établir que, séparément ou ensemble, ils constituent une violation grave, soutenue et systématique de ses droits fondamentaux » (Morissaint au para 18; Tetik au para 27).

[26] Ici, la SAR a observé que les Kamara ont souvent souffert de plusieurs injures raciales au Brésil, ce qui est assurément navrant et déplorable. Par contre, il était loisible pour la SAR de conclure, à la lumière de la preuve devant elle, que ces injures, aussi regrettables soient-elles, n’étaient pas suffisamment graves ou systématiques pour constituer, même cumulativement, de la persécution. À la lumière des faits et de la jurisprudence, je ne décèle rien qui pourrait me permettre de conclure que les conclusions de la SAR sur l’absence de risques pour le fils mineur des Kamara au Brésil sont déraisonnables.

[27] Comme le mentionne le Ministre, les Kamara invitent en fait la Cour à réévaluer la preuve et à substituer ses propres conclusions à celles de la SAR, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[28] Je m’attarde maintenant à l’argument des Kamara voulant que la SAR aurait omis de considérer la version la plus récente du CND du Brésil. Pour les quatre motifs qui suivent, je conclus que cet argument n’a aucun mérite.

[29] Tout d’abord, comme l’a fait valoir le Ministre, les Kamara n’ont soumis aucun passage du CND à l’attention de la SAR au stade de leur appel. En effet, il ressort du mémoire d’appel des Kamara devant la SAR que ces derniers n’ont référé à aucun article du CND du Brésil pour étayer leur argument selon lequel leur fils mineur serait à risque de persécution advenant son retour au Brésil. Or, il est bien établi par la jurisprudence que, lorsqu’un demandeur d’asile omet de soulever une question devant la SAR, un argument selon lequel la SAR n’aurait pas examiné des éléments de preuve relatifs à cette même question ne peut soudainement apparaître au stade du contrôle judiciaire et doit donc être rejeté (Eyitayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1072 aux para 26–27).

[30] D’autre part, il est indéniable que la SAR n’a pas ignoré la preuve documentaire et qu’elle a explicitement référé à plusieurs onglets du CND dans ses motifs. Les Kamara maintiennent qu’une nouvelle version du CND pour le Brésil est devenue disponible le 31 mai 2022 — soit avant l’émission de la Décision survenue le 16 juin 2022 —, que cette nouvelle version modifiait certains passages importants des onglets 13.1 et 13.2 du CND portant sur le racisme et la discrimination au Brésil. Les Kamara en reproduisent plusieurs extraits dans leur mémoire devant cette Cour et estiment que la SAR aurait dû les considérer dans ses motifs.

[31] Je ne conteste pas que la SAR doive tenir compte du plus récent CND dans son évaluation des risques de persécution (Oymali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 889 aux para 28–29). Et ce, même si cette nouvelle version ne devient disponible qu’après les soumissions des parties. En effet, la SAR est censée effectuer une analyse prospective du risque et, pour cette raison, elle doit généralement se fonder sur l’information la plus récente qui est disponible au sujet du pays visé. Toutefois, il appartient à un demandeur d’asile de démontrer que le nouveau CND contient non seulement des renseignements récents dont la SAR n’a pas tenu compte mais que ces renseignements les plus récents dérogent aux plus anciens et auraient pu modifier la décision rendue. En effet, un demandeur d’asile qui invoque le défaut de la SAR de tenir compte de la preuve documentaire la plus récente doit démontrer que les nouvelles informations sont suffisamment différentes, nouvelles et importantes.

[32] Je m’arrête un instant pour souligner que, même lorsque la SAR tient compte de renseignements qui ne deviennent disponibles qu’après les soumissions des parties, elle n’a pas nécessairement une obligation d’en informer les parties à moins que les informations en cause ne soient suffisamment différentes, nouvelles et importantes. En effet, ce n’est que lorsque les renseignements sont suffisamment « différents, nouveaux et importants » que l’omission de les invoquer ou de donner à un demandeur la possibilité de formuler des observations à leur sujet peut constituer un manquement aux règles d’équité procédurale (Siddique c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 FC 964 aux paras 22–23; Thind v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1782 aux para 21–22). En somme, lorsque la nouvelle information n’est pas suffisamment différente, nouvelle et importante, il n’y a pas d’entorse aux règles d’équité procédurale si la SAR omet de donner l’opportunité à un demandeur de la commenter.

[33] Dans la même veine, un demandeur d’asile qui veut reprocher à la SAR son omission de considérer une nouvelle preuve documentaire doit démontrer que les nouvelles informations sont suffisamment différentes, nouvelles et importantes et pourraient modifier la décision rendue. Or, en l’espèce, je ne peux pas conclure que les Kamara ont fait la démonstration que les renseignements contenus dans la nouvelle version du CND et invoqués dans leurs soumissions étaient nouveaux, différents et importants.

[34] En effet, l’onglet 13.11 du CND auquel l’avocat des Kamara a fait référence lors de l’audience devant la Cour se trouvait dans la version du CND datée du 29 juillet 2022, mais ne figurait ni dans la version du 30 juillet 2021 utilisée par la SAR dans la Décision ni dans la version du 31 mai 2022 publiée entre l’audience devant la SAR et la date de la Décision. Incidemment, il n’y a aucune différence dans les documents contenus aux CND datés du 30 juillet 2021 et du 31 mai 2022 respectivement, par rapport au traitement des immigrants africains et des Afro-Brésiliens. L’onglet 13 qui traite des questions de « nationality, ethnicity and race » ([traduction] « nationalité, l’origine ethnique et la race ») contient les mêmes articles dans les deux versions.

[35] Ce n’est que dans la version du CND datée du 29 juillet 2022 — soit après la Décision rendue le 16 juin 2022 — que les extraits qualifiant la condition des immigrants africains et des Afro-Brésiliens apparaissent. Ainsi, lorsque la SAR a rendu sa Décision le 16 juin 2022, le nouvel onglet 13.11 sur lequel tablent les Kamara pour invalider la Décision n’était donc pas disponible. On ne peut assurément pas reprocher à la SAR d’avoir ignoré une preuve documentaire qui n’existait pas lors de la prise de décision.

[36] Par ailleurs, je souligne que la SAR a reconnu que le contexte était dur et difficile pour les Afro-Brésiliens au Brésil. Mais elle a enchaîné en observant l’absence de lien entre la preuve documentaire générale sur les Afro-Brésiliens et la situation personnelle des Kamara (Riboul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 263 au para 39). Il est bien acquis qu’un demandeur ne peut pas uniquement se fonder sur le CND concernant le pays à l’égard duquel il invoque une crainte de persécution (Morissaint au para 19; Debel au para 29), mais doit aussi apporter une preuve subjective concernant sa situation particulière.

[37] Je reconnais en terminant que la ligne de démarcation entre la discrimination et la persécution est parfois difficile à cerner. Toutefois, compte tenu du récit des Kamara et de la preuve documentaire traitant des expériences des immigrants africains au Brésil, je suis d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que la discrimination alléguée par les Kamara n’équivalait pas à de la persécution. Rien dans la preuve n’autorisait en effet à conclure que la discrimination subie revêtait le caractère grave et répété qui permette de l’assimiler à de la persécution. Pour toutes ces raisons, il s’ensuit que l’analyse par la SAR de la crainte des Kamara par rapport au Brésil ne comporte pas d’erreur révisable et est en tous points raisonnable.

B. Le manque de crédibilité des Kamara

[38] Comme deuxième argument pour attaquer la Décision de la SAR, les Kamara soumettent que plusieurs conclusions tirées par la SAR quant à leur crédibilité sont déraisonnables. Ils font valoir trois principales récriminations. Premièrement, ils soutiennent que la SAR aurait commis une erreur en concluant que le délai écoulé avant que les Kamara ne quittent le domicile du père de M. Kamara et le Sierra Leone était déraisonnable. Deuxièmement, les Kamara plaident que la SAR aurait erré en décrétant que l’omission des menaces de mort faites par le père de M. Kamara dans leur premier FDA minait leur crédibilité. Selon eux, la SAR n’a pas su distinguer entre le fait d’effectuer une modification qui puisse être assimilée à une déclaration différente et le fait de simplement apporter des précisions à un narratif initial. Finalement, la famille Kamara prétend que la SAR aurait commis une erreur en refusant de considérer des passages du CND de la Sierra Leone et le profil du père de M. Kamara comme faisant partie de la raison pour laquelle leur mariage interethnique n’était pas accepté dans leur pays.

[39] Selon les Kamara, ces erreurs auraient amené la SAR à déterminer que leur comportement était incompatible avec celui de personnes craignant pour leur vie. Ils affirment avoir offert des explications à la SAR pour justifier le délai à quitter leur pays — notamment leur jeune âge — et le fait qu’ils soient retournés vivre chez le père de M. Kamara après l’attaque qui a causé une fausse couche à Mme Kamara. Ainsi, c’est au moment où Mme Kamara est de nouveau tombée enceinte en 2018 qu’ils ont décidé de quitter définitivement la Sierra Leone pour éviter de perdre un second enfant.

[40] Encore une fois, les arguments avancés par les Kamara ne me convainquent pas.

[41] Parlons d’abord des conclusions de la SAR sur l’absence de crainte subjective. La jurisprudence de cette Cour a maintes fois reconnu qu’un retour dans leur pays de persécution ou un délai à quitter celui-ci peuvent démontrer une absence de crainte subjective et miner gravement la crédibilité des demandeurs d’asile (St-Sulne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 620 au para 19, citant Profète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1165 au para 13; Manirakiza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1309 au para 18). C’est précisément ce que la preuve révèle dans le cas des Kamara et, dans les circonstances, il était donc tout à fait loisible à la SAR de juger que les comportements de M. et Mme Kamara pouvaient dénoter une absence de crainte subjective minant leur crédibilité.

[42] Cette question, faut-il le rappeler, est une question de faits et d’appréciation de la preuve qui relève de l’expertise de la SAR. En matière d’appréciation de la crédibilité, il est bien connu que la SPR et la SAR ont un pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de la détermination du poids à accorder aux différents éléments de preuve (Okbet c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1303 aux para 32–33 [Okbet], citant Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 692 au para 10 [Tariq]). Ainsi, « l’analyse des conclusions de fait et des conclusions quant à la crédibilité est au cœur de son expertise… Par conséquent, la Cour ne doit pas substituer ses propres conclusions à celles de la SPR lorsqu’il était raisonnablement loisible à la SPR d’arriver à ses conclusions » (Tariq au para 10). En l’espèce, la SAR a accordé plus de poids au comportement des Kamara, à leur délai pour quitter le pays, et au fait qu’ils soient retournés vivre avec leur agent de persécution, soit le père de M. Kamara. Je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse menée par la SAR ou dans sa conclusion à l’effet que le comportement des Kamara était incompatible avec celui de personnes craignant pour leur vie.

[43] En ce qui concerne la modification de leur FDA, la SAR ne s’est pas contentée de tirer une inférence négative du simple fait que les Kamara avaient déposé un FDA modifié. La SAR s’est plutôt affairée à analyser les éléments qui avaient été omis dans la première version du FDA, dont les menaces de mort proférées par le père de M. Kamara.

[44] Je ne conteste pas qu’il y a effectivement une distinction entre le fait d’apporter une modification pour ajouter une déclaration différente et le fait d’ajouter des précisions à un narratif initial : « [l]orsqu’un demandeur apporte des modifications à son [FDA] sans changer les faits relatés, mais tout simplement pour y ajouter des précisions, cet élément, à lui seul, ne mine pas la présomption que son témoignage est véridique » (McKenzie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555 au para 18).

[45] Mais, avec égards, ce n’est pas ce qui s’est produit ici. Comme la SAR l’a raisonnablement constaté, l’omission des Kamara était bien plus qu’une simple précision. Au paragraphe 14 de sa Décision, la SAR note qu’il est bien établi que tous les faits importants du récit d’un demandeur d’asile doivent apparaître au FDA et que l’omission de les inclure, en l’absence d’explication raisonnable, peut porter un coup fatal à la crédibilité d’une demande d’asile. Ainsi, une telle omission peut suffire pour ébranler la crédibilité de l’ensemble du récit d’un demandeur : « [i]l y a en effet des limites à faire fluctuer le fondement même d’une demande d’asile au gré d’amendements apportés à un FDA, sans que cela n’entache la crédibilité du demandeur d’asile » (Occilus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 374 au para 25, citant Walite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 49 aux para 53–54; Theodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 396 au para 11).

[46] Il ne fait pas de doute que la modification opérée par les Kamara portait sur un élément crucial de leur demande d’asile et logeait au cœur du risque de persécution invoqué, soit le comportement de leur principal agent de persécution, le père de M. Kamara. Et il ne s’agissait pas de détails ou d’agissements anodins : la modification au FDA faisait état de menaces de mort qui s’ajoutaient à l’attaque perpétrée contre Mme Kamara et aux sévices qu’elle a subis. Il était donc tout à fait loisible pour la SAR de conclure que l’omission de cet élément au cœur du récit des Kamara et de leur crainte de persécution pouvait affecter la crédibilité de l’ensemble de leur narratif. C’est d’ailleurs après ces menaces de mort que les Kamara ont décidé de quitter le pays.

[47] Enfin, en ce qui concerne les allégations voulant que la SAR aurait mal interprété la preuve objective portant sur les mariages interethniques en Sierra Leone, je constate que, dans la Décision, la SAR a clairement pris acte des soumissions des Kamara et de la preuve objective pertinente avant d’exprimer et d’expliquer son désaccord avec leurs prétentions. La SAR n’a donc pas ignoré les passages du CND de la Sierra Leone et le profil du père de M. Kamara comme pouvant faire partie des raisons pour lesquelles un mariage interethnique n’est pas accepté.

[48] Encore une fois, la SAR est présumée avoir tenu compte de toute la preuve au dossier et elle n’est pas tenue de référer à chaque élément considéré (Simolia au para 20). La SAR détient également un pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait au poids à accorder aux différents éléments de preuve (Okbet aux para 32–33). Ici, la SAR a référé expressément au passage du CND invoqué par les Kamara. Après avoir analysé le passage dans son entièreté — lequel mentionne que « [l]es mariages interethniques et inter-religieux sont courants dès lors qu’ils se font entre personnes de même caste (ou classe sociale) » —, la SAR a déterminé que le mot « courant » ne démontrait pas que des personnes issues de castes différentes ne peuvent pas se marier. La SAR a donc clairement pris acte des soumissions des Kamara et de la preuve objective pertinente avant d’expliquer son désaccord avec l’interprétation qu’ils proposaient de la preuve documentaire invoquée.

[49] En somme, les arguments avancés par les Kamara pour attaquer les conclusions de la SAR sur leur manque de crédibilité se résument à un désaccord avec le poids accordé à la preuve et l’interprétation retenue par la SAR. Or, il est bien établi qu’un tel désaccord ne suffit pas pour justifier l’intervention de la Cour. Pour que la cour de révision annule une décision administrative, elle doit plutôt être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100). Compte tenu des conclusions de la SAR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je suis d’avis que la Décision ne comporte aucune lacune grave et que les Kamara n’ont pas démontré que la Décision est déraisonnable.

IV. Conclusion

[50] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[51] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-6517-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6517-22

INTITULÉ :

KAMARA ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

GASCON J.

DATE DES MOTIFS

LE 4 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Me Saïd Le Ber-Assiani

POUR LES DEMANDEURS

Me Julien Primeau-Faille

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hasa Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.