Date : 20231206
Dossier : T-863-23
Référence : 2023 CF 1648
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 6 décembre 2023
En présence de monsieur le juge Lafrenière
ENTRE : |
LINDA BARTLETT |
demanderesse |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision (la décision) par laquelle la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du Canada (la division d’appel) a refusé d’accorder à la demanderesse la permission de faire appel de la décision de la division générale concernant le calcul de sa pension de survivant.
[2] Pour les motifs exposés ci-après, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II. Les procédures antérieures
[3] La demanderesse agit pour son propre compte depuis une vingtaine d’années dans le cadre de différentes procédures afin d’obtenir les prestations d’invalidité et de pension auxquelles elle croit avoir droit. La demanderesse a obtenu gain de cause dans certaines instances, comme en témoignent les décisions antérieures de la division générale, de la division d’appel et de la Cour d’appel fédérale. Puisque le contexte de ces procédures antérieures est décrit en détail dans l’arrêt Bartlett c Canada (Procureur général), 2012 CAF 230, je ne le répéterai pas ici. Aux fins des présents motifs, j’examinerai seulement les faits pertinents à l’issue de la présente demande.
[4] La demanderesse a demandé pour la première fois des prestations d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C-8 [RPC] en décembre 1977. Sa demande a été rejetée. Elle a présenté une nouvelle demande en 2001, et une pension d’invalidité lui a été accordée. Toutefois, le ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences responsable de Service Canada, ainsi nommé à l’époque et ci-après « le ministre », a rejeté la demande de la demanderesse visant à obtenir le versement d’intérêts ou une mesure corrective similaire relativement aux prestations d’invalidité. La demanderesse a contesté la décision du ministre. Elle a finalement eu gain de cause et a obtenu les paiements de pension d’invalidité rétroactifs à 1978.
[5] Lorsque la demanderesse a eu 65 ans en décembre 2012, sa pension d’invalidité a automatiquement été convertie en pension de retraite. Cependant, la demanderesse a contesté le calcul utilisé par le ministre pour convertir sa pension d’invalidité en pension de retraite en alléguant que la période cotisable avait été mal calculée. Devant la division générale, la demanderesse a allégué que la période cotisable était de 75 mois, et non de 79. Elle a aussi invoqué d’autres arguments concernant des erreurs de calcul.
[6] La division générale a souscrit à l’argument de la demanderesse selon laquelle sa période cotisable était de 75 mois. Toutefois, la division d’appel a accueilli l’appel du ministre après avoir conclu que la division générale avait commis une erreur en se fondant sur l’alinéa 44(2)b) du RPC pour calculer la période cotisable. La division d’appel a confirmé que l’article 49 du RPC indiquait comment établir la fin d’une période cotisable pour calculer une pension de retraite.
[7] La demanderesse a demandé à la Cour d’appel fédérale le contrôle judiciaire de la décision rendue par la division d’appel. Le 13 septembre 2018, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il était raisonnable pour la division d’appel d’appliquer l’article 49 du RPC afin de déterminer que la période cotisable de la demanderesse était de 79 mois, et non de 75. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée : Bartlett c Canada (Procureur général), 2018 CAF 165.
III. Le calcul de la pension de survivant
[8] Après le décès de son mari, en juin 2020, la demanderesse a présenté une demande de pension de survivant du RPC, et la demande a été approuvée.
[9] Insatisfaite du montant de la pension, la demanderesse en a demandé une révision en alléguant une erreur dans le calcul du montant d’un versement combinant à la fois la pension de survivant et la pension de retraite. Dans une lettre datée du 21 décembre 2020, le ministre a confirmé que la demanderesse était admissible à un versement total de 790,25 $ par mois à compter de janvier 2021 pour les deux pensions et a expliqué que le montant combiné avait été calculé conformément à l’alinéa 58(2)c) du RPC. La demanderesse a interjeté appel de la décision du ministre devant la division générale.
[10] La division générale a rejeté l’appel de façon sommaire le 10 août 2021. En appel, la division d’appel a conclu que la division générale n’avait pas fourni de motifs suffisants pour appuyer ses conclusions et qu’elle n’avait pas examiné les arguments soumis par la demanderesse avant de tirer ses conclusions. Elle a accueilli l’appel le 17 décembre 2021 et a renvoyé l’affaire à la division générale pour révision par un autre membre.
A. La décision de révision de la division générale
[11] À l’audience de révision devant la division générale, le ministre s’est fondé sur l’affidavit d’Andrew Williamson, agent principal à la législation au sein du service responsable des politiques et de la législation relatives au RPC d’Emploi et du Développement social Canada (EDSC), pour appuyer ses calculs de la pension de retraite de la demanderesse (l’affidavit Williamson). La demanderesse a soutenu que ses prestations ont été mal calculées parce que M. Williamson n’avait pas pleinement tenu compte de l’inflation entre 1978, moment où elle a commencé à recevoir sa pension d’invalidité du RPC, et 2013, moment où elle a commencé à recevoir sa pension de retraite du RPC. Elle a déclaré que, dans les calculs de sa pension de retraite, M. Williamson n’avait pas pris en compte le « facteur d’indexation »
et avait utilisé un indice de pension trop faible. Selon la demanderesse, le montant aurait dû être environ le double de celui indiqué dans l’affidavit Williamson.
[12] Dans sa décision, la division générale a indiqué qu’il incombait à la demanderesse de démontrer qu’il était plus probable qu’improbable que le calcul du ministre soit erroné. Elle a examiné en détail les principaux arguments de la demanderesse au sujet de l’utilisation du « facteur d’indexation »
dans le calcul et a finalement rejeté ces arguments parce qu’ils ne concordaient pas avec les dispositions du RPC. La division générale a souligné que les arguments de la demanderesse reposaient sur les conseils d’un avocat spécialisé dans les questions d’invalidité entendu à la radio et sur des calculs effectués par un agent aux prestations de Service Canada en 2012, qui, selon la division générale, « n’ont aucun sens »
. La division générale a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer que le ministre avait commis une erreur dans le calcul de sa pension de retraite ou dans le calcul du montant combiné de sa pension de survivant et de sa pension de retraite.
[13] La demanderesse a demandé la permission de faire appel devant la division d’appel.
B. La décision de la division d’appel
[14] La division d’appel a mentionné qu’au titre de l’article 58.1 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34, elle pouvait accorder la permission de faire appel d’une décision rendue par la division générale si la demande soulève une cause défendable selon laquelle la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle, a outrepassé ses pouvoirs ou a refusé de les exercer, a mal interprété ou appliqué la loi ou a fondé sa décision sur une erreur de fait. La division d’appel pourrait également donner la permission de faire appel si la demande contenait des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à la division générale.
[15] Dans sa demande de permission de faire appel devant la division d’appel, la demanderesse a fait valoir qu’un nouveau calcul devrait être fait parce que les documents sur lesquels elle s’était préalablement fondée n’étaient pas les bons, tout comme les calculs du ministre. La division d’appel a conclu que le nouveau calcul s’appuyait sur des chiffres d’indexation que la division générale avait déjà rejetés et que la demanderesse n’avait relevé aucune erreur de fait, de droit ou de fait et de droit précise que la division générale aurait commise.
[16] La division d’appel a aussi conclu que la demanderesse n’avait pas présenté de nouveaux éléments de preuve et qu’elle invoquait plutôt de nouveaux arguments quant à la manière dont sa pension de retraite aurait dû être calculée, ce qui ne justifiait pas l’intervention de la division d’appel.
[17] Par la présente demande, la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la division d’appel.
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle
[18] Les arguments de la demanderesse peuvent être divisés en deux principales questions :
1)La division générale a-t-elle manqué à l’obligation d’équité procédurale?
2)La division d’appel a-t-elle commis une erreur de droit ou mal interprété les faits lorsqu’elle a conclu que la demande ne soulevait aucune cause défendable?
[19] Les parties reconnaissent que la première question concerne l’équité procédurale et que la norme applicable est donc celle de la décision correcte. Par conséquent, la Cour ne fera pas preuve de déférence et peut substituer son point de vue à celui du tribunal (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56).
[20] La seconde question porte sur des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit et commande l’application de la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable en est une qui, prise dans son ensemble, est transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 15. Elle doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision faisant l’objet du contrôle d’en démontrer le caractère déraisonnable.
V. Analyse
A. L’équité procédurale
[21] Dans l’avis de demande, la demanderesse allègue que la division générale a agi de manière inéquitable. Elle affirme qu’EDSC lui a envoyé, par courriel, un document de 47 pages d’éléments de preuve une semaine avant l’audience tenue par téléphone, puis un document de 15 pages d’éléments de preuve après l’audience. Dans son mémoire des faits et du droit, la demanderesse reproche à la division générale d’avoir permis à M. Williamson d’expliquer comment il avait calculé la pension de retraite de la demanderesse. Elle affirme qu’elle n’a pas eu le temps d’examiner le document avant l’audience.
[22] À l’audience tenue devant moi, la demanderesse a déclaré qu’elle était décontenancée lors de l’audience devant la division générale et qu’il était inéquitable pour EDSC de lui signifier un document de 47 pages moins d’une semaine avant l’audience. Pendant l’interrogation, elle a admis que l’affidavit qu’elle avait déposé à l’appui de la demande ne contenait aucun élément de preuve concernant un manquement à l’équité procédurale et qu’elle n’y a pas non plus indiqué le document qui lui avait été signifié quelques jours avant l’audience. Elle a aussi confirmé qu’elle n’avait soulevé aucune préoccupation au sujet de la signification tardive d’éléments de preuve devant la division générale et qu’elle n’avait pas demandé un ajournement de l’audience pour avoir le temps de lire le document.
[23] Il est bien établi qu’« une allégation de manquement à l’équité procédurale doit être formulée à la première occasion qui se présente »
: Première Nation d’Ahousaht c Canada (Affaires indiennes et du Nord), 2021 CAF 135 au para 39. La demanderesse a eu l’occasion d’invoquer le dépôt tardif du document de 47 pages puisque la division générale a soulevé la question au début de l’audience, mais elle ne l’a pas fait.
[24] La demanderesse soutient que la division d’appel aurait dû lui accorder la permission de faire appel de la décision pour manquement à l’équité procédurale; cependant, je constate qu’elle n’a pas clairement expliqué ses préoccupations dans sa demande de permission de faire appel présentée à la division d’appel. Elle y mentionne simplement qu’elle a reçu des documents à certaines dates avant et après l’audience, sans nommer les documents en question et sans expliquer le préjudice qu’elle avait subi en raison de la réception des documents. Dans les circonstances, on ne saurait reprocher à la division d’appel de ne pas avoir examiné la question de savoir s’il existait une obligation d’équité procédurale et, le cas échéant, si la division générale avait manqué à cette obligation.
[25] En règle générale, si un demandeur a eu l’occasion de soulever de nouvelles questions devant un décideur, mais a omis de le faire, une cour ne devrait pas examiner ces questions dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
[26] Néanmoins, puisque la demanderesse se représentait elle-même dans le cadre des instances inférieures, j’ai examiné le dossier, qui est effectivement assez volumineux, afin de déterminer si son argument de manquement à l’équité procédurale était fondé. À mon avis, il ne l’est pas. En fait, EDSC aurait appris peu de temps avant l’audience que des problèmes lors de la combinaison des fichiers PDF dans l’affidavit Williamson avaient fait disparaître une signature électronique de la pièce A de l’affidavit. Le document envoyé à la demanderesse par courriel était seulement une version corrigée de l’affidavit Williamson, soumis de nouveau le 27 juin 2022. Étant donné qu’aucune modification importante n’avait été apportée au document depuis son dépôt avant la date limite du 13 juin 2022 fixée par la division générale, la demanderesse ne peut pas se plaindre de la significative tardive.
B. Le caractère raisonnable de la décision
[27] La demanderesse affirme que les chiffres utilisés par le ministre pour calculer sa pension de survivant sont erronés. À titre d’exemple, elle soutient que le ministre a utilisé le mauvais « facteur d’indexation »
dans le calcul de sa pension de retraite. Par « facteur d’indexation »
, la demanderesse semble en fait renvoyer au ratio E/F calculé en application du paragraphe 51(1) du RPC, où « E »
est l’indice de pension pour l’année au cours de laquelle la pension de retraite devenait payable à la demanderesse et « F »
est l’indice de pension pour l’année au cours de laquelle sa pension d’invalidité lui devenait payable. Cependant, la demanderesse n’a pas convaincu la division générale que le chiffre 3,671 calculé par M. Williamson au moyen de la formule prévue par la loi était erroné ni que les chiffres calculés au moyen des ratios E/F qu’elle avait proposés étaient corrects. Un simple désaccord ne constitue pas un motif valable de contrôle judiciaire.
[28] Il n’appartient pas à la Cour de recalculer la pension de retraite de la demanderesse; la question dont la Cour est saisie concerne le caractère raisonnable de la conclusion de la division d’appel selon laquelle la demanderesse n’a soulevé aucune cause défendable : Huebner c Canada (Procureur général), 2023 CAF 230 au para 5.
[29] Dans sa demande de contrôle judiciaire, la demanderesse reprend simplement les arguments présentés à la division d’appel et rejetés par celle-ci, à savoir que le ministre aurait utilisé des chiffres erronés pour calculer sa pension et que la division générale aurait commis une erreur en se fondant sur les calculs du ministre. Encore une fois, la demanderesse fournit ses propres chiffres aux fins des calculs. Toutefois, ses calculs ne reposent ni sur le RPC ni sur des documents gouvernementaux officiels, mais plutôt sur des sources d’une fiabilité douteuse, comme un site Web qui publie des renseignements sur la planification financière.
[30] La demanderesse soutient que la division d’appel a ignoré ses éléments de preuve démontrant que l’affidavit Williamson contenait des erreurs. Je ne suis pas d’accord. L’affidavit Williamson énonce clairement les dispositions applicables, explique pourquoi elles s’appliquent et décrit comment les montants des pensions de la demanderesse ont été calculés.
[31] Les cours ont reconnu que la division d’appel est un tribunal spécialisé ayant l’expertise pour interpréter la portée de sa propre compétence en matière d’appel et de sa loi habilitante. Après avoir évalué minutieusement l’ensemble des arguments et des éléments de preuve exposés par la demanderesse, la division d’appel a conclu que le nouveau calcul présenté par la demanderesse était fondé sur des chiffres d’indexation que la division générale avait rejetés à juste titre.
VI. Conclusion
[32] La division d’appel peut seulement autoriser des appels pour des motifs restreints. La demanderesse n’a pas démontré que son appel est visé par l’un ou l’autre de ces motifs. Étant donné que la demanderesse n’a ni soulevé de cause défendable ni présenté de nouveaux éléments de preuve, il était raisonnable pour la division d’appel de rejeter la demande de permission de faire appel. La décision de la division d’appel est transparente, intelligible et justifiée.
[33] Le défendeur n’a pas réclamé de dépens; par conséquent, aucuns ne lui seront adjugés.
[34] Finalement, la Cour a modifié l’intitulé de sa propre initiative avec effet immédiat, en retirant le tribunal à titre de partie défenderesse.
JUGEMENT dans le dossier T-836-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
L’intitulé est modifié, avec effet immédiat, par le retrait de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du Canada à titre de partie défenderesse.
La demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.
« Roger R. Lafrenière » |
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Juge |
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-863-23 |
INTITULÉ :
|
LINDA BARTLETT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 23 NOVEMBRE 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE LAFRENIÈRE
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 6 décembre 2023
|
COMPARUTIONS :
Linda Bartlett |
POUR LA DEMANDERESSE (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Rebekah Ferriss |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Gatineau (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |