Date : 20231130
Dossier : IMM-5679-21
Référence : 2023 CF 1606
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2023
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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SALEM MOHAMED SALEM AQEEL
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, un citoyen du Yémen, est une personne protégée au Canada. Dans sa demande d’asile, le demandeur a déclaré que, de 2007 à 2014, il a été membre du Mouvement sudiste pacifique/Al-Hirak Al-Janoubi [le Mouvement sudiste]. En raison de sa participation à des manifestations politiques, il est devenu la cible du Bureau de la sécurité nationale du Yémen en 2009.
[2] Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente en avril 2018. En avril 2021, il a reçu une lettre d’équité procédurale [la LEP] indiquant qu’il pourrait être interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], parce qu’il était membre d’une organisation qui était l’auteure d’actes visés aux alinéas 34(1)b) et c) de la LIPR (renversement par la force et terrorisme).
[3] Dans la LEP, le Mouvement sudiste a été qualifié de mouvement cadre de factions en faveur d’un Yémen du Sud indépendant, initialement non violent, mais considéré comme s’étant transformé en mouvement pro-sécessionniste que le gouvernement yéménite avait accusé de militarisation avec le soutien de l’Iran.
[4] En réponse à la LEP, le demandeur a soutenu qu’il n’avait jamais participé à des activités violentes et qu’il était ciblé par le Yémen pour avoir participé à quatre manifestations pacifiques à une époque où il travaillait au sein d’une université. Il a également fait valoir que le Mouvement sudiste n’est pas une organisation unique dotée de plusieurs branches, mais plutôt un ensemble d’organisations distinctes.
[5] Dans une décision du 16 août 2021, un agent principal [l’agent] a conclu que le demandeur était membre d’une organisation qui avait été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, ou qui s’était livrée au terrorisme, et a rejeté sa demande de résidence permanente au motif qu’il était interdit de territoire au Canada.
[6] En vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 16 août 2021. Il soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que le Mouvement sudiste au Yémen est une « organisation »
au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le défendeur fait valoir que la décision est raisonnable; bien que le Mouvement soit constitué de diverses factions, celles-ci partagent une identité et une structure organisationnelle communes.
[7] La décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25 [Vavilov]; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 au para 11).
II. Décision faisant l’objet du contrôle
[8] Après avoir résumé la demande d’asile du demandeur, l’agent a examiné la documentation objective sur le pays pour déterminer si le Mouvement sudiste était une organisation.
[9] L’agent a souligné que le terme « organisation »
n’était pas défini dans la LIPR mais avait été interprété de façon large dans la jurisprudence. L’agent a déclaré que les organisations terroristes n’étaient pas structurées et qu’il était probable que certaines parties d’une organisation ne soient pas au courant des activités des autres parties. Renvoyant à l’arrêt Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326 aux paragraphes 38-39, l’agent a précisé que l’absence de structure ou le caractère informel d’un groupe ne devrait pas contrecarrer l’objet de la LIPR, qui donne la priorité à la sécurité des Canadiens. L’identité, le leadership, des liens hiérarchiques lâches et une structure organisationnelle de base sont quelques-unes des caractéristiques essentielles d’une organisation. L’agent s’est également fondé sur la décision Harkat (Re), 2010 CF 1241 aux paragraphes 89-90 [Harkat (Re)], laquelle, à son tour, cite le paragraphe 5 de la décision Husein c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1375 [Husein], à l’appui de la définition selon laquelle les organisations terroristes sont peu structurées et extrêmement discrètes et ont une identité commune.
[10] Ayant appliqué ces caractéristiques au Mouvement sudiste, l’agent a conclu que les factions ou organisations au sein du Mouvement sudiste sont unies dans leur opposition à l’administration actuelle et partagent un désir commun de rétablir l’indépendance du Yémen du Sud. L’agent a conclu que cela constitue une identité. Il a également conclu que le mouvement est représenté par une liste de dirigeants identifiables et connus qui se caractérise par une hiérarchie témoignant d’une structure organisationnelle de base, et qu’il répond donc à la définition large du terme « organisation »
figurant dans la jurisprudence.
[11] Au sujet de l’appartenance, l’agent a déclaré que le terme « membre »
employé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR devait faire l’objet d’une interprétation large et non limitative, et qu’il n’était pas nécessaire qu’il existe un lien temporel entre la période pendant laquelle l’organisation s’était livrée à des actes de renversement par la force ou de terrorisme et la période pendant laquelle l’intéressé avait été membre de l’organisation (Harkat (Re), au para 88; Al Yamani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 aux para 12-13 [Al Yamani]). L’agent s’est fondé sur les déclarations du demandeur selon lesquelles il avait été membre du Mouvement sudiste de 2007 à 2014. L’agent a également souligné que le demandeur avait notamment été membre durant la période au cours de laquelle certaines factions s’étaient livrées à des activités de radicalisation en 2009 et en 2010, qu’il avait participé à des manifestations et que le gouvernement du Yémen lui aurait demandé de devenir informateur. Ces considérations ont porté l’agent à conclure que le demandeur connaissait bien l’organisation ainsi que ses objectifs, ses activités et sa radicalisation. L’agent a souligné que l’appartenance n’exigeait pas une participation active à des activités qui équivalent à des actes visant au renversement par la force, et il a conclu que le demandeur était membre du Mouvement sudiste pacifique/d’Al-Hirak Al-Janoubi de 2007 à 2014.
[12] Après avoir examiné les éléments de preuve objectifs, l’agent a conclu que les appels à la violence de la part d’acteurs du Mouvement sudiste en 2009 et en 2010 fournissaient des motifs raisonnables de croire que le mouvement avait été l’auteur d’actes visant au renversement par la force contre le gouvernement yéménite. L’agent a aussi conclu que le mouvement s’était livré à des actes terroristes, ayant ciblé des personnes ne participant pas à un conflit armé afin d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 au para 98).
III. Dispositions légales applicables
[13] Par souci de commodité, il est utile de reproduire les dispositions pertinentes des articles 33 et 34 de la LIPR :
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IV. Analyse
A. La décision est déraisonnable
[14] Compte tenu de la preuve, de la jurisprudence et de l’objet de la LIPR (c.-à-d. assurer la sécurité des Canadiens), le défendeur fait valoir qu’il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure que le Mouvement sudiste était une organisation. Le défendeur soutient que l’agent a retenu la preuve indiquant que le groupe était soit décentralisé soit une coalition libre. Cependant, l’agent a conclu que ces diverses factions avaient en commun leur opposition au gouvernement du Yémen et le désir de créer un Yémen du Sud indépendant. Le but commun témoignait d’une identité organisationnelle. L’agent s’est aussi raisonnablement fondé sur la preuve selon laquelle des dirigeants identifiables et connus au sein d’une structure ressemblant à une hiérarchie représentaient le mouvement.
[15] Le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en concluant que le Mouvement sudiste était une « organisation »
au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Il soutient qu’il s’agissait d’une erreur de la part de l’agent de se fonder sur la définition du terme « organisation »
énoncée dans la décision Husein, parce que contrairement à la définition figurant au paragraphe 5 de la décision Husein – selon laquelle une organisation a des dirigeants et un objectif commun, même lorsqu’une partie de l’organisation peut ne pas être au courant des activités d’une autre partie – le Mouvement sudiste est constitué de « nombreux organismes et militants »
qui partagent un but commun. Le demandeur fait valoir que les éléments de preuve objectifs montrent que les groupes du Mouvement sudiste sont fragmentés, ayant été incapables d’adopter des positions communes et de former des alliances. Il n’y avait pas de commandement commun; il y avait plutôt une collection de différents groupes locaux et régionaux qui coordonnaient des activités tout en agissant de façon indépendante. Le mouvement est descriptif de ces groupes disparates, chacun ayant ses propres objectifs et ses propres moyens de poursuivre ces objectifs en faveur de l’autonomie du Yémen du Sud. Malgré l’approche large et libérale adoptée pour déterminer ce qui constitue une organisation aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, le demandeur soutient qu’il n’est pas raisonnable de conclure que le Mouvement sudiste correspond à la définition.
[16] Je suis convaincu que l’agent a interprété de manière raisonnable et exacte le droit applicable et le sens du terme « organisation »
pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, et le demandeur ne soutient pas le contraire. Cependant, je ne suis pas convaincu que la conclusion de l’agent selon laquelle le Mouvement sudiste est une organisation soit justifiée.
[17] Pour conclure que les diverses factions au sein du groupe cadre du Mouvement sudiste partagent une identité commune et correspondent à la définition du terme « organisation »,
l’agent s’est fondé sur la réponse à la demande d’information du 16 octobre 2018 [la RDI de 2018] (YEM106178, aux p 25-32 (en français) et 196-202 (en anglais) du Dossier certifié du tribunal [le DCT]) et a déclaré ce qui suit :
Bien que le mouvement soit considéré par certaines sources comme étant un groupe cadre décentralisé, sans forme précise ou comme une coalition libre, il appert que les différentes factions du Mouvement sudiste sont unies dans leur opposition à l’administration actuelle et dans leur désir de rétablir un Yémen du Sud indépendant et dispose donc en ce sens d’une identité. Il appert de plus que le Mouvement est représenté par une liste de dirigeants [id]entifiables et connus caractérisé [sic] par une certaine hiérarchie et qu’il dispose donc d’une structure organisationnelle de base. Je suis d’avis que le Mouvement sudiste ([Mouvement sudiste pacifique]/Al-Hirak Al-Janoubi) [correspond] à la définition du mot « organisation » tel que défini dans la jurisprudence. (DCT, aux p 7-8, note de bas de page omise.)
[18] L’agent conclut que le Mouvement sudiste est une « organisation »
en se fondant sur deux facteurs. Le premier est que les diverses factions constituant une coalition décentralisée, sans forme précise ou libre ont toutes pour but commun de rétablir l’indépendance du Yémen du Sud. Le deuxième est que le mouvement est représenté par une liste de dirigeants identifiables et connus qui se caractérise par une certaine hiérarchie.
[19] J’ai des réserves quant au fait que l’agent s’est fondé sur le but commun de l’indépendance partagé par les factions pour conclure à l’établissement d’une identité partagée et commune. Il n’y a aucune analyse établissant un lien entre, d’une part, le but commun partagé par des groupes disparates et, d’autre part, la conclusion ultérieure selon laquelle il existe une identité partagée – la conclusion de l’agent n’est ni expliquée ni justifiée.
[20] De même, je me demande s’il était raisonnable dans les circonstances que l’agent se fonde sur des éléments de preuve selon lesquels le mouvement était représenté par une liste de dirigeants identifiables.
[21] L’agent ne cite pas expressément de preuve documentaire à l’appui de la conclusion portant que le Mouvement sudiste est dirigé par des dirigeants identifiables. Cependant, l’agent semble se fonder sur la RDI de 2018. Celle-ci décrit le leadership et la structure du Mouvement sudiste, mais ces renseignements sont postérieurs à la période pendant laquelle le demandeur en était membre, à savoir de 2007 à 2014, période que l’agent n’a pas remise en question.
[22] Les éléments de preuve documentaire sur le pays révèlent une évolution, au sein du mouvement, des groupes disparates se mobilisant en faveur de l’indépendance ou d’une sécession, à partir de 2007. Pour répondre à la LEP, le demandeur cite des éléments de preuve documentaire selon lesquels il y avait un désaccord entre ces groupes disparates au sujet des moyens de réaliser le but partagé (réponse à la LEP, aux p 169-172 du DCT). Le DCT révèle également que c’est en 2017, avec la création du Conseil de transition du Sud inclusif en avril de cette année, qu’une faction est devenue dominante (DCT, aux p 211 et 314). Le groupe dirigeant décrit dans la RDI de 2018 pourrait résulter de ces événements de 2017.
[23] En particulier, le DCT comprend aussi la RDI du 28 juin 2013 portant sur le Mouvement sudiste [la RDI de 2013] (YEM104475, aux p 156-161 du DCT). La RDI de 2013 est citée dans la décision de l’agent mais n’est pas mentionnée dans la partie de l’analyse de l’agent traitant de l’« organisation »
. Bon nombre des sources citées dans la RDI de 2018 qui décrivent le mouvement comme un groupe « décentralisé »
ou partageant un commandement commun ne figurent pas dans la RDI de 2013.
[24] La conclusion de l’agent selon laquelle le Mouvement sudiste répondait à la définition du terme « organisation »
était largement fondée sur la conclusion que le mouvement était représenté par une liste de dirigeants identifiables et connus qui se caractérise par une certaine hiérarchie. Disposant d’éléments de preuve contradictoires sur la question de l’organisation, l’agent était tenu d’examiner la nature changeante du Mouvement sudiste et de trancher la question plus ciblée de savoir si le mouvement était une organisation pendant la durée de la participation du demandeur, de 2007 à 2014.
[25] Une distinction peut être établie entre le principe selon lequel le fait d’être membre échappe aux restrictions quant au temps (Al Yamani, aux para 12 et 13) et une situation où il n’existait aucune organisation au moment de la participation d’une personne à un mouvement. À mon avis, la temporalité est pertinente lorsqu’il s’agit d’examiner la question de savoir si un mouvement est ou non visé par la signification au sens large du terme « organisation »
pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. S’il avait analysé la preuve que le demandeur avait citée et sur laquelle ce dernier s’était fondé pour soutenir que le Mouvement sudiste n’était pas une organisation, l’agent aurait bien pu conclure que le Mouvement sudiste n’était pas une « organisation »
pendant la durée de la participation du demandeur (2007 à 2014). Puisqu’il ne l’a pas fait, la décision est déraisonnable.
V. Conclusion
[26] Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale et aucune question n’a été soulevée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5679-21
LA COUR ORDONNE :
La demande est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée.
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« Patrick Gleeson »
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Juge
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5679-21
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INTITULÉ :
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SALEM MOHAMED SALEM AQEEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 10 MAI 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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LE 30 NOVEMBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Hart Kaminker
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POUR LE DEMANDEUR
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Brad Gotkin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kaminker and Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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