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Date : 20231124


Dossier : IMM-12795-22

Référence : 2023 CF 1558

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 24 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

VEERPAL SINGH

FATEHDEEP SINGH

MANJINDER KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] Les demandeurs, M. Veerpal Singh, accompagné de son épouse, Mme Manjinder Kaur, et de leur enfant, Fatehdeep Singh, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 18 novembre 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] rejetant leur demande d’asile. Leur demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] a été rejetée parce qu’ils n’ont pas démontré que M. Singh est perçu comme ayant des liens avec des activistes sikhs et qu’ils disposent d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Delhi, à Mumbai et à Kolkata dans leur pays de citoyenneté, l’Inde.

[2] M. Singh et sa famille demandent à la Cour de rendre une ordonnance annulant la décision de la SAR. Ils soutiennent que la SPR et la SAR ont commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de leur profil familial en tant que sikhs dans son évaluation de la PRI viable en Inde. En outre, ils prétendent que la SAR a commis une erreur en tirant certaines conclusions quant à la crédibilité, notamment en ce qui concerne les allégations de participation de M. Singh à l’activisme sikh.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. Bien que les éléments de preuve établissent que M. Singh et sa famille ont subi des difficultés et de la persécution dans l’État du Pendjab en Inde, la décision de la SAR est fondée sur les éléments de preuve présentés, et ses conclusions quant à la viabilité des endroits proposés comme PRI ailleurs en Inde peuvent se justifier au regard des faits et du droit.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] En octobre 2018, M. Singh est arrivé au Canada avec sa famille, et ils ont demandé l’asile. Leur demande d’asile était fondée sur des motifs politiques et religieux. Plus précisément, ils prétendaient que la police du Pendjab et des membres de groupes radicaux dans l’État du Pendjab les avaient pris pour cibles et persécutés en raison de leur association politique et religieuse avec le groupe Dera Sacha Sauda [le DSS] et son chef, Gurmeet Ram Rahim Singh.

[5] Dans leur demande d’asile, M. Singh et sa famille ont affirmé avoir reçu, avant les élections d’État, de multiples menaces de la part des membres du groupe Akali, un groupe sikh radical, et du Parti du Congrès [le Congrès], un parti politique radical au Pendjab, qui tentaient de les forcer à voter en faveur du Congrès. Toutefois, M. Singh et sa famille s’opposaient à ce parti pour des raisons politiques et religieuses. Peu après, le Congrès a pris le pouvoir au Pendjab.

[6] M. Singh a affirmé qu’il avait été détenu par la police à de nombreuses occasions. M. Singh a déclaré que des policiers l’ont battu parce qu’il n’appuyait pas le Congrès et que sa famille a été forcée de verser un pot-de-vin pour le faire mettre en liberté. Pendant que M. Singh était détenu, ses empreintes digitales ont été prises, et il a été photographié. Plus tard, M. Singh et sa famille ont assisté à une manifestation qui a eu lieu relativement à la déclaration de culpabilité du chef du DSS, Gurmeet Ram Rahim Singh, pour viol. À la manifestation, la police du Pendjab et les membres du groupe Akali les ont de nouveau identifiés comme des partisans du DSS. Selon M. Singh, ils ont encore été battus par la police pendant la manifestation. Par la suite, M. Singh et sa famille ont commencé à recevoir plus de menaces, leur maison a été vandalisée, M. Singh et Mme Kaur ont été battus, et des hommes de main du Congrès et du groupe Akali ont violé Mme Kaur. Ils ont fui à Delhi peu de temps après, puis sont venus au Canada.

[7] En outre, M. Singh a affirmé que la police du Pendjab le percevait comme ayant des liens avec des activistes sikhs, un fait dont il prétend avoir pris connaissance après son arrivée au Canada. À cet égard, M. Singh a déclaré que, après que sa famille et lui ont fui leur village pour aller à Delhi, les policiers se sont rendus au domicile de sa mère et les ont accusés, sa famille et lui, de s’être joints à des activistes sikhs.

B. La décision de la SPR

[8] La demande d’asile de M. Singh et de sa famille a été instruite par la SPR en février 2022 et rejetée le 7 mars 2022. Dans sa décision, la SPR a conclu que leur crainte était crédible en ce qui concerne la police du Pendjab et les hommes de main à la solde des partis politiques dans leur village et dans la ville voisine de Tanda, en raison de leur appui au DSS. La SPR a également conclu que M. Singh et sa famille avaient établi le bien-fondé des principaux éléments de leur demande d’asile, et que, selon la prépondérance des probabilités, leur crainte subjective était crédible.

[9] Cependant, la SPR a jugé que leur lien perçu avec des activistes sikhs n’avait pas été établi de façon crédible. La SPR a conclu que le témoignage de M. Singh concernant sa prétendue participation à l’activisme sikh était vague et changeant. En outre, la SPR a accordé peu de poids à l’affidavit du sarpanch de leur village – le chef du conseil de village –, présenté à l’appui de leur demande d’asile, car elle a jugé que le sarpanch n’avait pas une connaissance directe des événements sur lesquels portaient les allégations formulées dans son affidavit. De même, la SPR a jugé qu’il était étrange que M. Singh n’ait pas présenté d’affidavit de sa mère décrivant les interactions de celle-ci avec la police; il a répondu que sa mère n’était pas instruite et qu’elle oubliait tout. La SPR a autorisé M. Singh à présenter un affidavit de sa mère après l’audience, mais lui a accordé un poids limité en raison de diverses incohérences constatées dans son témoignage écrit ainsi que du témoignage de M. Singh à propos des pertes de mémoire de sa mère.

[10] La SPR a par ailleurs conclu que M. Singh et sa famille pouvaient raisonnablement vivre en sécurité ailleurs en Inde et a jugé qu’il existait une PRI viable pour eux à Delhi, à Mumbai et à Kolkata. M. Singh et sa famille ont interjeté appel de la décision de la SPR.

C. La décision de la SAR

[11] Le 18 novembre 2022, la SAR a rejeté l’appel et a conclu que la SPR avait eu raison de conclure que M. Singh et sa famille n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[12] En ce qui a trait au manque de crédibilité concernant le fait que M. Singh serait perçu comme participant à l’activisme sikh, la SAR a conclu que la SPR était justifiée d’accorder un poids moindre à l’affidavit du sarpanch et au témoignage de M. Singh. La SAR était également d’accord avec la SPR pour affirmer que l’absence d’affidavit de la part de la mère de M. Singh au début de l’audience méritait d’être soulignée. À ce sujet, au paragraphe 31 de sa décision, la SAR a cité la décision Chunza Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 832 [Chunza Garcia], dans laquelle il est déclaré que, « lorsqu’un demandeur d’asile a obtenu facilement ou peut facilement obtenir des éléments de preuve corroborants dans une situation où ceux‑ci seraient normalement produits devant le tribunal administratif pour étoffer une affirmation qui, sinon, serait non étayée, l’on s’attend à ce que la partie se conforme aux exigences habituelles en matière de fiabilité pour produire les éléments de preuve les mieux à même d’appuyer son dossier. Dans le cas contraire, un poids moindre (voire aucun) pourrait être conféré à la déclaration. » (Chunza Garcia, au para 17)

[13] La SAR a en outre souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles il faut attribuer un poids limité à l’affidavit de la mère de M. Singh étant donné les incohérences entre la chronologie des événements qu’elle a décrits et le témoignage de M. Singh. À titre d’exemple, dans son affidavit, la mère de M. Singh affirme que son interaction avec la police du Pendjab avait eu lieu « récemment ». Or, l’affidavit a été rédigé en 2022 — trois ans après l’arrivée de M. Singh et de sa famille au Canada – et non peu après leur fuite du village.

[14] De même, la SAR a jugé que le témoignage de M. Singh au sujet de son lien perçu avec des activistes sikhs était vague et changeant. À cet égard, la SAR a remarqué qu’il y avait des éléments de preuve contradictoires quant au moment et à la façon dont la police du Pendjab avait pris contact avec des membres de la famille de M. Singh en Inde au sujet de ces prétendues accusations. Lorsqu’il a été interrogé sur le fait que la police les associait, sa famille et lui, à des activistes sikhs et sur le souvenir de sa mère concernant les événements, M. Singh a déclaré que sa mère avait des troubles de la mémoire et oubliait pratiquement tout, notamment le fait qu’il était parti au Canada.

[15] En ce qui concerne l’analyse de la PRI, la SAR a examiné le critère à deux volets pour déterminer s’il existait une PRI viable et elle a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son analyse. À cet égard, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucun risque de persécution fondé sur l’association de M. Singh et de sa famille avec le DSS, étant donné qu’ils ne participaient pas activement au mouvement.

[16] De plus, la SAR a conclu que les agents de persécution tentaient surtout de retrouver les appelants dans leur village et a jugé que la preuve était insuffisante pour lui permettre de conclure que les agents de persécution seraient motivés à les rechercher à l’extérieur de l’État du Pendjab. La SAR a aussi fait remarquer qu’il n’y a pas de système d’enregistrement centralisé en Inde qui permettrait à la police de vérifier les allées et venues des personnes dans leur propre État, et encore moins dans les autres États. La SAR a également fait observer que M. Singh et sa famille n’avaient pas démontré qu’il était probable que leurs noms figurent sur une liste de personnes recherchées au Pendjab, ni dans le réseau de suivi des crimes et des criminels [le CCTNS] de l’Inde. Dans son analyse de la PRI, la SAR a reconnu la possibilité que le nom de M. Singh figure dans le système d’enregistrement des locataires de l’Inde, mais elle a conclu que cela ne posait pas un risque suffisant d’être retrouvé par les agents de persécution.

[17] La SAR a finalement conclu, à l’instar de la SPR, que M. Singh et sa famille n’auraient pas besoin de vivre dans la clandestinité dans les endroits proposés comme PRI et a jugé, dans son analyse, que la SPR n’avait pas omis de tenir compte de la stigmatisation associée aux agressions qu’ils avaient subies. Par conséquent, la SAR a jugé qu’il n’y avait pas de risque prospectif de torture et a conclu que M. Singh et sa famille pourraient subvenir à leurs besoins, trouver un emploi et un logement et avoir accès à des services dans les endroits désignés comme PRI.

D. La norme de contrôle

[18] Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique à la décision faisant l’objet du présent contrôle et aux conclusions relatives à l’existence d’une PRI viable (Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 au para 19; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 [Singh 2020] au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11). La norme à appliquer a été confirmée par l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel la Cour suprême du Canada a établi une présomption selon laquelle la norme de contrôle sur le fond des décisions administratives est celle de la décision raisonnable (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] au para 7).

[19] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85; Mason, au para 64). La cour de révision doit donc se demander si la « décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Il faut tenir compte tant du résultat de la décision que du raisonnement suivi pour déterminer si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136).

[20] Le contrôle doit comporter une évaluation rigoureuse de la décision administrative. Cependant, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision »; elle doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason, aux para 58, 60; Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13) et s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve » dont elle dispose (Vavilov, au para 125).

[21] Il incombe à la partie qui conteste la décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles pour que la cour de révision puisse infirmer une décision administrative. La cour doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle négligé d’examiner adéquatement le profil de M. Singh et de sa famille en tant que sikhs?

[22] M. Singh et sa famille font d’abord valoir que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de leur profil complet en tant que sikhs qui déménageraient à l’extérieur de leur État d’origine, le Pendjab. À cette fin, ils font remarquer la montée de la violence religieuse en Inde à l’endroit des communautés sikhes et soulignent qu’elle est particulièrement courante dans le contexte politique pro-hindou actuel en Inde. Selon M. Singh et sa famille, les éléments de preuve documentaire montrent que des groupes nationalistes hindous visent des sikhs et les persécutent au point où ils peuvent « se heurte[r] à des difficultés variées, comme des actes de violence ou d’intimidation, la perte de pouvoir politique, un sentiment d’exclusion grandissant, et des restrictions d’accès à l’éducation, au logement et à l’emploi ».

[23] Par conséquent, M. Singh et les membres de sa famille prétendent que la SAR a commis une erreur dans son analyse du deuxième volet du critère relatif à la PRI, car elle n’a pas tenu compte de leur profil en tant que sikhs dans son analyse ni, en particulier, des risques auxquels ils seraient exposés dans les endroits proposés comme PRI en raison de leur religion.

[24] M. Singh et sa famille soutiennent également que la SAR a commis une erreur en refusant d’accorder tout le poids voulu à l’affidavit de la mère de M. Singh et à la preuve documentaire à l’appui présentée par le sarpanch du village. Ils font valoir que ces conclusions défavorables quant à la crédibilité ont amené la SAR à douter de leurs allégations de participation à l’activisme sikh, ce qui étaye davantage leurs prétentions concernant le caractère déraisonnable des conclusions de la SAR sur la PRI eu égard à leur identité religieuse.

[25] Ces observations ne me convainquent pas.

[26] Le dossier contient amplement d’éléments de preuve qui étayent les conclusions de la SAR quant au profil discret de M. Singh et de sa famille au sein du DSS. À titre d’exemple, M. Singh a été arrêté, mais aucune accusation n’a été portée contre lui. M. Singh et sa famille ont également pu vivre à Delhi sans problème avant de venir au Canada. En outre, M. Singh a déclaré dans son témoignage que, avant de quitter l’Inde, il n’a jamais été accusé par la police du Pendjab d’avoir des liens avec des activistes sikhs.

[27] Qui plus est, compte tenu des éléments de preuve à sa disposition, la SAR a conclu que le propre témoignage de M. Singh était vague et changeant lorsqu’il a été question de l’allégation portant que la police du Pendjab l’avait accusé d’être un activiste sikh. La SAR a également accordé peu de poids à l’affidavit de la mère de M. Singh en raison d’incohérences internes et à l’affidavit du sarpanch, car celui‑ci n’avait pas une connaissance directe des événements allégués. J’estime que ces conclusions ne sont pas déraisonnables.

[28] L’appréciation de la valeur probante des éléments de preuve relève de la compétence de la SPR et de la SAR, et le fait que M. Singh et sa famille ne souscrivent tout simplement pas aux conclusions de la SAR ne justifie pas l’intervention de la Cour. Il est bien établi que, en ce qui concerne les questions relatives à la crédibilité et à l’évaluation des faits, la SAR et la SPR sont des tribunaux spécialisés habilités à apprécier la plausibilité et la crédibilité du témoignage pour autant que les conclusions tirées par le tribunal ne sont pas déraisonnables (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993], ACF no 732 (CAF) au para 4; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 79 au para 41). M. Singh et sa famille n’ont relevé aucune omission ou erreur précise dans l’analyse de la SAR qui justifierait l’intervention de la Cour.

[29] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au moyen de motifs transparents et intelligibles qui témoignent d’un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov, aux para 86, 99). En l’espèce, la SAR a bien expliqué comment elle est parvenue à la conclusion selon laquelle il fallait accorder peu de poids à la preuve testimoniale et à la preuve documentaire présentées par M. Singh et sa famille. La SAR a conclu que l’affidavit de la mère était contradictoire et peu fiable vu ses troubles de la mémoire. De même, elle a conclu que l’affidavit du sarpanch était peu fiable étant donné l’absence de connaissance directe du déposant en ce qui a trait aux allégations visant M. Singh et sa famille. Ces conclusions possèdent toutes les caractéristiques d’un raisonnement intelligible, transparent et intrinsèquement cohérent.

[30] Finalement, par les arguments qu’ils avancent, M. Singh et sa famille expriment simplement leur désaccord en ce qui concerne l’évaluation de la preuve effectuée par la SAR, et ils invitent en fait la Cour à accorder davantage de poids à leur opinion et leur interprétation de la preuve qu’à celles de la SAR. Or, ce n’est pas là le rôle de la cour de révision qui procède à un contrôle judiciaire.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur en jugeant que Delhi, Mumbai et Kolkata pouvaient constituer une PRI raisonnable?

[31] Je me penche maintenant sur l’omission alléguée de la SAR de tenir compte de l’identité religieuse de M. Singh et de sa famille dans son analyse des endroits proposés comme PRI en Inde.

1) Le critère relatif à la PRI

[32] Le critère servant à déterminer l’existence d’une PRI viable a été établi dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]. La Cour d’appel fédérale y énonce que deux conditions doivent être remplies, selon la prépondérance des probabilités, pour qu’un endroit proposé comme PRI soit jugé raisonnable : 1) le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où il existe une PRI; 2) il ne doit pas être déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui lui sont propres, de chercher refuge à l’endroit proposé comme PRI.

[33] Dans la décision Singh 2020, la Cour a conclu que « l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire » [non souligné dans l’original] (Singh 2020, au para 26). Si un demandeur d’asile a une PRI viable, sa demande d’asile présentée au titre des articles 96 ou 97 sera irrecevable, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande (Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 7).

[34] Dès lors que l’existence d’une PRI est établie, il incombe au demandeur d’asile de démontrer qu’elle n’est pas adéquate (Thirunavukkarasu, au para 12; Salaudeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 39 au para 26; Manzoor-Ul-Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 aux para 43-44).

[35] M. Singh et sa famille affirment que les endroits proposés comme PRI ne sont pas adéquats. À cet égard, ils disent craindre la persécution religieuse dans les endroits proposés comme PRI. Ils affirment en outre que la SAR n’a pas tenu compte de leur identité religieuse dans sa conclusion relative à la PRI et qu’elle a donc commis une erreur dans son analyse du deuxième volet du critère.

[36] Encore une fois, je ne souscris pas à ces prétentions.

2) Le premier volet du critère

[37] En ce qui concerne le premier volet de son analyse, la SAR a conclu que M. Singh et sa famille ne risquaient pas sérieusement d’être persécutés dans aucun des trois endroits proposés comme PRI et qu’il n’y avait pas de preuve réelle et concrète de risque sérieux les empêchant de s’y installer. Selon la SAR, il n’existait pas de possibilité sérieuse de persécution à l’extérieur du Pendjab, et il n’était ni déraisonnable ni trop sévère de s’attendre à ce que M. Singh et sa famille s’installent dans l’une des trois villes désignées.

[38] Plusieurs motifs étayaient cette conclusion de la SAR. Premièrement, M. Singh était discret au sein du DSS, et sa participation était limitée. Deuxièmement, rien ne donnait à penser que M. Singh et sa famille étaient recherchés par la police ou des hommes de main associés au Congrès ou au groupe Akali à l’extérieur du Pendjab. Troisièmement, aucune accusation officielle n’a été portée contre M. Singh. Selon la prépondérance des probabilités, la SAR était convaincue qu’il n’y avait pas de renseignements sur M. Singh dans les dossiers criminels de la police du Pendjab et que sa famille et lui n’étaient pas des personnes d’intérêt pour la police au point où des renseignements sur eux figureraient dans le CCTNS de l’Inde. À l’appui de ses conclusions, la SAR s’est fondée sur la preuve documentaire contenue dans le cartable national de documentation [le CND] sur l’Inde. Là encore, le manque de preuve sur les prétendus liens de M. Singh avec des activistes sikhs a été un facteur déterminant pour conclure que M. Singh ne serait pas une personne d’intérêt pour la police du Pendjab.

[39] M. Singh et sa famille reprochent à la SAR de ne pas avoir tenu compte d’autres documents essentiels et contradictoires qui figuraient dans le CND. Cet argument n’est pas très convaincant, puisque la SAR a reconnu dans sa décision que la preuve contenue dans le CND pouvait être interprétée de deux façons. Compte tenu de la situation personnelle de M. Singh, la SAR a privilégié certains éléments de preuve concernant l’incapacité de la police de trouver des personnes, l’absence de communication entre les services policiers des divers États, ainsi que les limites et lacunes du système de vérification des locataires en Inde. La SAR a également pris en considération des éléments de preuve propres aux villes envisagées à titre de PRI viable.

[40] Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles et reposent sur son évaluation de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve documentaire, qui comprend plus que les extraits sur lesquels s’appuient M. Singh et sa famille. Ces conclusions relèvent du champ d’expertise de la SAR et commandent un degré élevé de déférence de la part de la Cour. Étant donné l’ensemble de la preuve, je suis convaincu que la SAR pouvait raisonnablement conclure que M. Singh et sa famille n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient exposés à un risque dans les villes proposées comme PRI. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve pour en arriver à une conclusion qui serait plus favorable à un demandeur. Le rôle de la Cour est d’évaluer si la décision faisant l’objet du contrôle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov, aux para 99, 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59). En l’espèce, j’estime que c’est le cas. À mon avis, la SAR a évalué l’ensemble des éléments de preuve contenus dans le CND et a simplement apprécié la preuve différemment de ce que M. Singh et sa famille auraient souhaité.

[41] En somme, M. Singh et sa famille ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer le risque auquel ils seraient, à leur avis, exposés s’ils étaient renvoyés à l’un des endroits proposés comme PRI.

3) Le deuxième volet du critère

[42] Pour satisfaire au deuxième volet du critère et conclure qu’une PRI est déraisonnable, il doit y avoir « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr (Thirunavukkarasu, aux pp 594-595). Il s’agit d’un critère strict. Dans la présente affaire, le seul élément de preuve présenté par M. Singh et sa famille à cet égard est la preuve documentaire générale selon laquelle les sikhs sont exposés à de la persécution et à des difficultés partout en Inde. Cependant, comme l’a fait observer le ministre, la Cour a jugé que, en ce qui concerne le deuxième volet du critère, le simple fait de déclarer qu’être « sikh en Inde peut s’avérer un défi en soi » n’est pas suffisant pour « satisfaire à la rigueur du deuxième volet du [critère relatif à la PRI] » ((Major) Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 277 [(Major) Singh] aux para 25-26). Autrement dit, le fait que M. Singh et sa famille ne souscrivent pas à l’évaluation effectuée par la SAR ne peut être assimilable au défaut de tenir compte de leur profil en tant que sikhs.

[43] Après avoir examiné la décision de la SAR, je suis convaincu que les conclusions de la SAR concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI étaient également raisonnables. La SAR a tenu compte des menaces et des attaques à l’endroit M. Singh et de sa famille et a néanmoins conclu que les endroits proposés comme PRI étaient viables. Selon la SAR, M. Singh et sa famille n’auraient pas à vivre dans la clandestinité, les agents de persécution qu’ils craignent ne sont pas susceptibles de tenter de les trouver ou n’ont pas les moyens de le faire, et, selon la prépondérance des probabilités, M. Singh pourrait trouver un emploi et un logement et avoir accès à des services dans les endroits désignés comme PRI. Étant donné la jurisprudence antérieure de la Cour, dans laquelle il est établi que les sikhs du Pendjab ne se heurtent pas à des difficultés particulières lorsqu’ils doivent s’installer dans un autre État ((Major) Singh, au para 26), la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que M. Singh et son épouse disposaient d’une PRI raisonnable à Delhi, à Mumbai et à Kolkata.

[44] Tout au long de sa décision, la SAR présente une analyse intelligible, transparente et cohérente, et elle démontre, dans ses motifs, comment elle est parvenue à la conclusion selon laquelle il n’est pas déraisonnable pour M. Singh et sa famille de chercher refuge dans les endroits proposés comme PRI. Je peux suivre le raisonnement de la SAR sans buter sur une faille décisive dans la logique globale, et les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener le décideur administratif, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov, au para 102).

IV. Conclusion

[45] Pour les motifs exposés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Je suis convaincu que la SAR a examiné la preuve de façon raisonnable pour conclure que M. Singh et sa famille disposaient d’une PRI viable à Delhi, à Mumbai et à Kolkata. Il n’y a aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

[46] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-12795-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12795-22

INTITULÉ :

VEERPAL SINGH ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2023

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 24 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LES DEMANDEURS

Boris Haganji

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nilufar Sadeghi

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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