Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231129


Dossiers : IMM-8299-22

IMM-10278-22

Référence : 2023 CF 1592

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

GODWIN OSAZE IMAFIDON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent jugement et ses motifs portent sur les demandes de contrôle judiciaire du demandeur visant deux décisions rendues par la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Dans le dossier IMM-8299-22, le demandeur conteste la décision datée du 9 août 2022 [la décision d’appel de la SAR], par laquelle la SAR a rejeté l’appel de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] le 17 mars 2022 [la décision de la SPR]. La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que le demandeur, qui est de nationalité nigériane, n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR, parce qu’il dispose d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Abuja.

[2] Dans le dossier IMM-10278-22, le demandeur conteste la décision datée du 27 septembre 2022, par laquelle la SAR a rejeté sa demande de réouverture de l’appel [la décision de la SAR sur la réouverture].

[3] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, les demandes de contrôle judiciaire seront rejetées parce qu’après avoir examiné les arguments du demandeur concernant le manquement à l’équité procédurale dans la décision d’appel de la SAR et dans la décision de la SAR sur la réouverture, ainsi que ses arguments sur le caractère raisonnable de la décision d’appel de la SAR rendue sur le fond, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’une ou l’autre de ces décisions.

II. Contexte

[4] Comme il est expliqué dans la décision de la SPR, la demande d’asile du demandeur repose sur sa crainte des pasteurs peuls [les pasteurs] dans l’État d’Edo, où des pasteurs armés ont fait incursion sur de grandes parcelles de terres agricoles ancestrales appartenant à sa famille élargie, les ont saisies et les occupent illégalement depuis 2015. Le demandeur travaillait comme avocat au Nigéria et a mené les batailles juridiques de sa famille contre les pasteurs de 2015 à janvier 2018, année de son départ du Nigéria.

[5] Comme l’explique le demandeur dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, il craint que les pasteurs mettent leurs menaces à exécution, car il n’a pu obtenir de protection de la part de la police. Il allègue que les pasteurs collaborent avec les autorités et le président du Nigéria, qui est lui aussi d’origine ethnique peule.

[6] La demande d’asile du demandeur a initialement été rejetée par la SPR dans une décision datée du 7 novembre 2019, la SPR ayant conclu que le demandeur disposait d’une PRI au Nigéria. Toutefois, le demandeur a interjeté appel à la SAR, qui a accueilli son appel dans une décision datée du 6 mars 2020 au motif qu’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale. La SAR a conclu que la SPR avait omis d’examiner des éléments centraux de la demande d’asile. La SAR a ordonné à la SPR d’examiner de nouveau la demande d’asile et a formulé des questions centrales que le tribunal devait poser au demandeur, notamment sur les moyens et la motivation des agents de préjudice et sur les raisons pour lesquelles il était déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur se réinstalle dans l’endroit proposé comme PRI.

[7] Ce nouvel examen est exposé dans la décision de la SPR, rendue après l’audience tenue le 10 février 2022. La SPR a conclu que la demande d’asile du demandeur n’avait pas de lien avec l’un des motifs énoncés dans la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR et, par conséquent, elle a examiné la demande d’asile au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. La SPR a présumé, sans se prononcer sur la question, que les allégations formulées dans la demande d’asile étaient vraies, mais elle a conclu que le demandeur disposait d’une PRI viable à Abuja.

[8] Dans son examen du premier volet du critère relatif à la PRI, concernant la motivation des pasteurs de poursuivre le demandeur et de lui faire du mal dans l’endroit proposé comme PRI, la SPR a conclu que, si le demandeur retournait à Abuja plutôt que dans l’État d’Edo, qu’il ne revendiquait pas les terres agricoles et ne contestait pas le contrôle des pasteurs sur ces terres, la preuve était insuffisante pour conclure que les éleveurs auraient intérêt à lui faire du mal. En ce qui a trait aux moyens dont disposeraient les pasteurs pour trouver le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI, la SPR a tenu compte des éléments de preuve sur les conditions dans le pays et du témoignage du demandeur, et a conclu que ce dernier n’avait pas établi que les pasteurs étaient en mesure d’organiser une recherche qui permettrait de le retrouver à Abuja.

[9] Dans son examen du second volet du critère relatif à la PRI, la SPR a tenu compte du niveau d’instruction, de l’employabilité et de la maîtrise de l’anglais du demandeur, ainsi que de son profil à titre d’avocat établi, et a conclu qu’il était objectivement raisonnable pour le demandeur de se réinstaller à Abuja. La SPR a pris en considération le témoignage du demandeur selon lequel, à cause des niveaux élevés de banditisme, d’enlèvements et d’insécurité à Abuja, sa famille et lui seraient en danger dans cette ville. Toutefois, tout en prenant acte des éléments de preuve montrant qu’il y a de la criminalité à Abuja, la SPR a conclu que la preuve d’une criminalité généralisée ne satisfait pas aux exigences très élevées du critère visant à déterminer ce qui est déraisonnable.

[10] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR.

III. Décision d’appel de la SAR

[11] Dans l’analyse exposée dans sa décision d’appel, la SAR a d’abord examiné le manquement à l’équité procédurale allégué, à savoir que la SPR n’avait pas fourni d’enregistrement audio de l’audience du demandeur tenue le 10 février 2022, si bien que l’appel a été mis en état sans le bénéfice de l’enregistrement. La SAR a rappelé le principe voulant qu’un manquement à l’équité procédurale n’entraîne pas nécessairement une mesure de réparation dans tous les cas. S’il est clair que le décideur serait arrivé à la même décision indépendamment du manquement, la décision devrait être maintenue.

[12] La SAR a fait observer qu’aucune conclusion en matière de crédibilité n’était contestée dans le cadre de l’appel du demandeur, et que ce dernier ne soutenait pas que la SPR avait mal interprété son témoignage ou que la décision de la SPR comportait des erreurs de fait importantes. Tout en faisant remarquer que, de manière générale, l’absence d’enregistrement de l’audience constitue un manquement à l’équité procédurale, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une réparation, car il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire à la SPR, et que les principes de justice naturelle avaient été respectés.

[13] La SAR a ensuite examiné les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur dans le cadre de son appel, à savoir la déclaration sous serment de l’épouse du demandeur, un affidavit du frère du demandeur et divers articles de presse. La SAR a rejeté la déclaration de l’épouse, car le demandeur n’avait pas établi qu’elle contenait des renseignements qui ne lui étaient pas normalement accessibles avant que la SPR ne rende sa décision. L’affidavit du frère a été accepté, car il faisait renvoi à un incident précis survenu le 26 mars 2022 (après la décision de la SPR du 17 mars 2022) au cours duquel les agents de préjudice ont fait une descente sur les terres agricoles ancestrales. Pour ce qui est des articles de presse, la SAR a indiqué que certains dataient d’avant la décision de la SPR. Quant aux autres articles, ayant trait à des problèmes de longue date se rapportant aux gangs armés et aux liens entre le banditisme, les armes, les drogues et le terrorisme, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi la teneur de ces articles n’aurait pu être communiquée à la SPR.

[14] Passant ensuite à l’analyse de la PRI, la SAR a conclu, à la lumière des éléments de preuve sur les conditions dans le pays, que la violence entre les agriculteurs et les pasteurs au Nigéria était au moins en partie liée aux différences religieuses. Ainsi, la SAR a conclu qu’il était possible que la Convention s’applique dans cette affaire. Toutefois, pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a également conclu que, ayant quitté l’État d’Edo et n’agissant plus comme représentant juridique de sa famille, le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les pasteurs ou les autorités avaient les moyens et la motivation de le poursuivre dans l’endroit proposé comme PRI. En ce qui a trait au second volet du critère, la SAR a examiné les éléments de preuve sur les conditions dans le pays et la situation personnelle du demandeur, puis a conclu qu’il serait objectivement raisonnable pour lui de se réinstaller à l’endroit proposé comme PRI. La SAR a reconnu que des éléments de preuve faisaient état d’une montée de la criminalité et du banditisme à Abuja, mais a conclu que la situation en matière de sécurité n’était pas sérieuse au point de rendre une telle réinstallation indûment difficile dans les circonstances particulières du demandeur.

[15] Ayant conclu qu’Abuja était une PRI sécuritaire et raisonnable, la SAR a rejeté l’appel du demandeur.

IV. La décision de la SAR sur la réouverture

[16] En plus de solliciter le contrôle judiciaire de la décision d’appel de la SAR, le demandeur a demandé à la SAR de rouvrir son appel, ainsi que le permet le paragraphe 49(6) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2010-257 [les Règles], en raison d’un manquement à un principe de justice naturelle. Le demandeur se fondait sur le fait que ni la SPR ni la SAR ne disposaient d’un enregistrement de son audience tenue le 10 février 2022 quand elles ont rendu leur décision.

[17] Dans son examen de la demande de réouverture, la SAR s’est appuyée sur la décision Antunano Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 744 [Antunano Martinez], où la Cour fédérale a déclaré que ni la loi ni la jurisprudence n’indiquent qu’il y a une obligation de la part de la SPR d’enregistrer une audience (au para 7), et qu’il fallait soupeser l’effet de l’absence d’enregistrement sur l’issue de l’affaire et décider si l’absence d’enregistrement avait empêché la SAR d’examiner correctement la question (au para 12).

[18] La SAR a fait remarquer que, dans la décision d’appel de la SAR, le tribunal avait tenu compte de l’absence d’enregistrement et avait conclu qu’étant donné que la question déterminante était l’existence d’une PRI plutôt que la crédibilité, l’enregistrement n’aurait aucun effet sur l’issue de l’affaire et que, par conséquent, l’absence d’enregistrement n’entraînait pas de manquement à la justice naturelle. La SAR a souscrit à cette analyse et a rejeté la demande de réouverture de l’appel.

V. Questions en litige et norme de contrôle

[19] Compte tenu des observations respectives des parties dans le cadre des deux demandes de contrôle judiciaire, dont les arguments touchant l’équité procédurale se chevauchent quelque peu, les questions que soulèvent ces demandes et que la Cour doit trancher sont les suivantes :

  1. Le demandeur a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale ou à la justice naturelle lors de l’examen de sa demande d’asile?

  2. L’analyse de la PRI dans la décision d’appel de la SAR était-elle raisonnable?

[20] Comme l’indique la façon dont la deuxième question est formulée, et comme le conviennent les parties, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[21] Pour ce qui est de la première question, qui a trait à l’équité procédurale, la détermination de la norme de contrôle applicable est plus nuancée. Le demandeur soutient que la norme de la décision correcte s’applique à toutes les questions d’équité procédurale qu’il soulève dans ces demandes. Le défendeur soutient qu’une norme de contrôle qui s’apparente à la norme de la décision correcte s’applique, mais seulement lorsque la Cour examine le caractère équitable du processus utilisé par la SAR pour rendre la décision d’appel de la SAR. Lorsqu’elle procède à un examen selon cette norme, la Cour s’intéresse à la question de savoir si le processus était juste et équitable dans les circonstances (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54; Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 [Chaudhry] au para 24). À mon avis, aux fins de la présente affaire, ces différentes formulations de la norme applicable à l’examen par la Cour du processus ayant mené à la décision d’appel de la SAR ne prêtent à aucune conséquence.

[22] Toutefois, en ce qui a trait à l’examen de la décision de la SAR sur la réouverture, le défendeur soutient que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (voir Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1103 aux paras 24-25; Khakpour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 25 [Khakpour] aux paras 19-21; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 996 [Aguirre] au para 12; Atim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 695 [Atim] au para 31). Le demandeur conteste l’application de ces précédents, et soutient que selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme de la décision raisonnable n’est pas présumée s’appliquer à l’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale (au para 23).

[23] L’arrêt Vavilov est plus récent que la jurisprudence mentionnée plus haut, mais le défendeur renvoie aussi la Cour au paragraphe 13 de la décision Rokisini c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 575 [Rokisini], où il est affirmé qu’il n’y a pas lieu, après l’arrêt Vavilov, de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande aussi l’adoption de la norme de la décision raisonnable pour l’examen des décisions de la SAR sur la réouverture d’un appel. Je souscris à ce raisonnement. Par exemple, dans la décision Atim, qui portait sur le contrôle judiciaire d’une décision de la SAR concernant une demande de réouverture d’un appel au titre des Règles (voir le para 33), la Cour a adopté la norme de la décision raisonnable appliquée dans la jurisprudence antérieure, car la décision de la SAR portait sur des questions mixtes de fait et de droit et la SAR bénéficie d’une présomption de déférence lorsqu’elle examine des questions afférentes à l’interprétation de sa propre loi constitutive (voir Khakpour, aux paras 19-21; Aguirre, au para 12).

[24] Le défendeur fait aussi observer que les arguments sur l’équité procédurale avancés par le demandeur concernant la décision d’appel de la SAR contestent non seulement le caractère équitable du propre processus adopté par la SAR pour arriver à cette décision, mais aussi son appréciation du caractère équitable du processus adopté par la SPR. Dans ce dernier contexte, se fondant sur la décision Chaudhry au paragraphe 24, le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique. Cette approche a été suivie dans d’autres décisions rendues depuis l’arrêt Vavilov (voir, par exemple, Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 214 au para 13; Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 774 au para 17), et je l’adopte également en l’espèce.

[25] En résumé, quand la Cour examine le caractère équitable de la procédure aboutissant à la décision d’appel de la SAR, cet examen est assujetti à la norme de la décision correcte; toutefois, quand la Cour examine l’appréciation par la SAR du caractère équitable de la procédure aboutissant à la décision de la SPR, cet examen est assujetti à la norme de la décision raisonnable. De même, en ce qui a trait à la décision de la SAR sur la réouverture, quand la Cour examine l’appréciation par la SAR du caractère équitable de la procédure ou du respect des principes de justice naturelle dans la décision d’appel de la SAR, cet examen est lui aussi assujetti à la norme de la décision raisonnable. Cela étant dit, comme je l’explique dans la section Analyse des présents motifs, les présentes demandes de contrôle judiciaire doivent être rejetées même si, comme le préconise le demandeur, la Cour applique la norme de la décision correcte, qui appelle un degré moindre de retenue, à toutes les questions touchant l’équité procédurale.

VI. Analyse

Le demandeur a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale ou à la justice naturelle lors de l’examen de sa demande d’asile?

[26] Contestant à la fois la décision d’appel de la SAR et la décision de la SAR sur la réouverture, le demandeur soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale ou à la justice naturelle parce que la SPR n’a pas correctement enregistré l’audience (ou n’a pas conservé l’enregistrement), si bien que ni la SPR ni la SAR n’ont pu profiter d’un tel enregistrement (et, par conséquent, d’une transcription de son témoignage de vive voix devant la SPR) quand elles ont rendu leurs décisions respectives. De plus, le demandeur se fonde largement sur le fait qu’il a été formellement avisé de l’absence ou de la perte de l’enregistrement seulement le 21 novembre 2022, soit après que la décision d’appel de la SAR et la décision de la SAR sur la réouverture ont été rendues.

[27] Sur le plan de la jurisprudence, le demandeur se fonde sur la déclaration dans l’arrêt Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643 [Cardinal], selon laquelle la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente (à la p 660). Il renvoie également à la décision Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 442 (CAF) [Owusu-Ansah], où la Cour a déclaré qu’un décideur administratif commet une erreur en droit s’il rend une décision sans tenir compte de la totalité de la preuve à sa disposition. Le demandeur soutient également qu’étant donné qu’on l’avait amené à croire que l’audience devant la SPR était enregistrée, ses arguments touchant l’équité procédurale sont étayés par la doctrine de l’attente légitime.

[28] D’abord, en ce qui concerne la décision d’appel de la SAR, le demandeur a soulevé dans son appel une question que la SAR a qualifiée de préliminaire, soit la question de savoir si le défaut de la SPR de fournir un enregistrement audio de l’audience, faisant en sorte que l’appel avait été mis en état sans le bénéfice d’un tel enregistrement, avait entraîné un manquement à l’équité procédurale. Tout en reconnaissant que, de manière générale, l’absence d’enregistrement de l’audience constitue un manquement à l’équité procédurale, la SAR a conclu que, vu les circonstances particulières de la présente affaire, il n’y avait pas lieu d’accorder une telle réparation et que les principes de justice naturelle avaient été respectés.

[29] Pour arriver à ces conclusions, la SAR s’est fondée sur la jurisprudence voulant qu’un demandeur soit tenu de démontrer que le manquement à l’équité procédurale a joué un rôle déterminant dans la décision du tribunal (voir Roy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 768 au para 34) et a fait remarquer, entre autres observations, qu’aucune des conclusions en matière de crédibilité tirées dans la décision de la SPR n’avait été contestée et que le demandeur n’avait pas allégué que la SPR avait mal interprété son témoignage ou qu’il y avait des erreurs de fait importantes dans la décision de la SPR.

[30] Pour défendre cette analyse, le défendeur se fonde sur la jurisprudence expliquant que le défaut d’un tribunal d’enregistrer sa procédure ne constitue pas en soi un manquement à l’équité procédurale. En l’absence d’un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, une cour qui siège en contrôle judiciaire doit juger si le dossier dont elle dispose lui permet de statuer convenablement sur la demande (voir Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242 [Nweke] aux paras 34-35). La décision Antunano Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 744 [Martinez], applique ce principe au travail de la SAR lorsque cette dernière examine un appel visant une audience de la SPR dont l’enregistrement est incomplet (au para 120).

[31] Il importe de souligner que la Cour a aussi expliqué qu’un demandeur qui allègue un manquement à l’équité procédurale dans de telles circonstances doit soulever une question qui a une incidence sur l’issue de l’affaire et qui peut uniquement être tranchée grâce à la transcription de ce qui a été dit à l’audience. Le demandeur doit identifier les éléments manquants de l’enregistrement et expliquer en quoi ceux-ci sont déterminants pour résoudre une question centrale à sa demande d’asile (voir Ait Elhocine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1068 [Ait Elhocine] au para 29).

[32] Je crois comprendre que le demandeur soutient que la Cour devrait préférer suivre l’orientation tracée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cardinal et par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Owusu-Ansah, plutôt que celle tracée par les tribunaux inférieurs. Bien que j’accepte les principes énoncés dans les arrêts sur lesquels s’appuie le demandeur, ainsi que le rôle que la doctrine de l’attente légitime peut jouer dans l’examen de l’équité procédurale, il s’agit de principes généraux qui exigent une application nuancée aux faits propres à chaque affaire. Les précédents sur lesquels s’appuie le défendeur s’appliquent de façon plus spécifique aux circonstances portées à la connaissance de la Cour en l’espèce.

[33] Le demandeur soutient également que ces précédents se distinguent de l’espèce, parce que l’affaire Martinez avait trait à un enregistrement où il ne manquait que les observations du conseil (voir le para 12) et que les affaires Nweke (voir le para 21) et Ait Elhocine (voir le para 27) avaient trait à des enregistrements où il manquait seulement quelques sections. Il met en contraste ces circonstances avec celles de la présente affaire, où la totalité de son témoignage de vive voix devant la SPR n’était pas à la disposition des décideurs de la SPR et de la SAR. Je conviens que l’ampleur des éléments manquants à l’enregistrement de l’audience puisse s’avérer pertinente pour l’analyse, car elle peut faire en sorte qu’il sera plus difficile pour un demandeur de s’acquitter du fardeau décrit dans la décision Ait Elhocine. Toutefois, j’estime que les principes énoncés dans la décision Ait Elhocine et dans les autres décisions s’appliquent toujours.

[34] Dans ses observations écrites à l’appui de son appel devant la SAR, le demandeur alléguait un manquement à l’équité procédurale parce qu’il n’avait pas reçu l’enregistrement de l’audience de la SPR et que, par conséquent, l’appel avait été mis en état alors qu’aucun enregistrement n’était accessible. Toutefois, il n’a pas présenté d’observations précisant quels étaient les éléments de preuve manquants ou en quoi ils seraient déterminants pour sa demande d’asile ou pour son appel.

[35] En procédant à cette section de l’analyse, je garde à l’esprit l’argument du demandeur selon lequel, lorsqu’il préparait les observations pour son appel et, en fait, jusqu’au moment où la SAR a publié la décision d’appel, il n’avait toujours pas été avisé qu’il n’y avait pas d’enregistrement de l’audience de la SPR, bien que la documentation versée dans le dossier certifié du tribunal indique que la SPR avait avisé la SAR de ce fait depuis des mois. Le demandeur soutient que, pour ce motif, il a été privé de l’occasion de soumettre des éléments de preuve ou des observations sur les éléments de preuve manquants et leur importance.

[36] J’ai de la difficulté avec cet argument. J’accepte que la correspondance de la SPR, informant de manière définitive le demandeur de l’enregistrement manquant ou perdu, n’a été reçue que le 21 novembre 2022, soit après la date de la décision d’appel de la SAR. Toutefois, il est clair à la lumière des observations du demandeur dans son appel à la SAR que, lorsqu’il a interjeté son appel, il se demandait si l’audience avait ou non vraiment été enregistrée.

[37] Plus important encore, il est clair que le demandeur avait connaissance de ce fait depuis le 21 novembre 2022. Pourtant, les éléments de preuve et les observations dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision d’appel de la SAR sont loin de satisfaire à l’exigence énoncée dans la décision Ait Elhocine. Au mieux, son mémoire des arguments faisait valoir qu’il avait témoigné à l’audience au sujet des conditions difficiles dans l’endroit proposé comme PRI, et étayait ce témoignage à l’aide d’éléments de preuve objectifs concernant les taux de criminalité élevés, le chômage écrasant, la corruption, le trafic d’influence, les troubles politiques et économiques ainsi que les pratiques discriminatoires à l’endroit des nouveaux venus par les groupes autochtones. Le demandeur affirme que son témoignage portait sur l’insécurité à Abuja, sur la collaboration et les liens des pasteurs avec les groupes islamiques au Nigéria qui sont déterminés à prendre le contrôle d’Abuja, et sur le soutien et la sympathie que le président manifeste aux pasteurs. Toutefois, ces éléments de preuve objectifs étaient à la disposition de la SPR et de la SAR et ces dernières y font renvoi dans leurs analyses respectives de la PRI, et le demandeur n’a fourni aucun détail substantiel concernant son témoignage qui permettrait à la Cour de conclure que celui-ci aurait pu s’avérer déterminant dans ces analyses.

[38] En appliquant la norme de la décision correcte au caractère équitable de la procédure aboutissant à la décision d’appel de la SAR, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle. Pour les mêmes motifs, si je devais appliquer la norme de la décision correcte (comme le préconise le demandeur) au caractère équitable de la procédure aboutissant à la décision de la SPR, encore une fois, je ne relèverais aucune erreur susceptible de contrôle.

[39] En ce qui a trait à la décision d’appel de SAR, si l’on applique la norme de la décision raisonnable à l’appréciation du caractère équitable de la procédure aboutissant à la décision de la SPR (suivant les directives de la décision Chaudry et de précédents similaires déjà mentionnés dans les présents motifs), l’examen subséquent des motifs de la SAR à l’appui de la décision d’appel de la SAR étaye encore une fois la conclusion selon laquelle cette décision ne comporte aucune erreur susceptible de contrôle. La SAR s’est appuyée sur l’explication donnée dans la décision Roy (au para 34) selon laquelle un demandeur doit démontrer qu’un manquement à l’équité procédurale a joué un rôle déterminant dans la décision rendue. Je prends acte de l’observation du demandeur – et j’y souscris – selon laquelle ce n’est pas seulement sur le plan de la crédibilité que la preuve s’avère importante. Toutefois, dans ses motifs, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas allégué que la SPR avait mal interprété son témoignage ou que la décision de la SPR comportait d’autres erreurs de fait importantes. J’estime que le raisonnement exposé dans la décision d’appel de la SAR est conforme à la jurisprudence applicable décrite dans les présents motifs. En appliquant les principes régissant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable établis par l’arrêt Vavilov, je conclus que ce raisonnement est transparent et intelligible.

[40] Je passe brièvement à la décision de la SAR sur la réouverture, qui porte sur la question de savoir si le demandeur a démontré un manquement aux principes de la justice naturelle. Ma conclusion ci-dessus selon laquelle la décision d’appel de la SAR a été rendue de manière équitable sur le plan procédural est déterminante quant au contrôle judiciaire de la décision de la SAR sur la réouverture. Il ne fait aucun doute que si j’appliquais la norme de la décision correcte à mon appréciation de la décision de la SAR sur la réouverture, comme le préconise le demandeur, l’analyse serait la même.

[41] En appliquant la norme de la décision raisonnable suivant les directives de la décision Rokisini et d’autres précédents similaires mentionnés ci-dessus dans les présents motifs, l’examen subséquent des motifs de la SAR appuie encore une fois la conclusion selon laquelle la décision de la SAR sur la réouverture ne comporte aucune erreur susceptible de contrôle. La SAR s’est appuyée sur l’explication donnée dans la décision Martinez (au para 12) selon laquelle il faut tenir compte de l’effet de l’absence d’enregistrement sur l’issue de l’affaire et décider si l’absence d’enregistrement a empêché la SAR d’examiner correctement le dossier. La SAR a fait remarquer que, dans la décision d’appel de la SAR, le tribunal s’était penché sur l’absence d’enregistrement et avait conclu qu’étant donné que l’enregistrement n’aurait eu aucun effet sur l’issue de la décision, son absence n’avait pas entraîné de manquement à la justice naturelle. Dans la décision de la SAR sur la réouverture, la SAR a souscrit à cette analyse exposée dans la décision d’appel de la SAR. En appliquant encore une fois les principes du contrôle selon la norme de la décision raisonnable établis par l’arrêt Vavilov, je conclus que ce raisonnement est transparent et intelligible.

[42] Pour conclure sur cette question, j’estime que les arguments du demandeur concernant l’équité procédurale et la justice naturelle ne permettent pas d’établir l’existence d’erreurs susceptibles de contrôle dans la décision d’appel de la SAR ou dans la décision de la SAR sur la réouverture.

L’analyse de la PRI dans la décision d’appel de la SAR était-elle raisonnable?

[43] Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la conclusion sur la PRI dans la décision d’appel de la SAR et soutient que la SAR a commis une erreur en rejetant une grande partie des nouveaux éléments de preuve présentés qu’il a présentés à l’appui de son appel. Il fait valoir que la pertinence des nouveaux éléments de preuve était évidente, étant donné qu’ils avaient trait à l’insécurité qui règne à l’endroit proposé comme PRI et aux préjudices qu’il subirait là-bas.

[44] Toutefois, comme le soutient le défendeur, la SAR a rejeté ces éléments de preuve (à part une section de l’affidavit du frère du demandeur) au motif qu’ils n’étaient pas nouveaux, en ce sens qu’ils n’étaient pas normalement accessibles avant la décision de la SPR ou qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur les ait présentés avant cette date. Ni les arguments du demandeur devant la SAR ni ses arguments devant la Cour ne satisfont à ces critères. À mon avis, il n’y a rien de déraisonnable dans la décision de la SAR de rejeter les nouveaux éléments de preuve proposés.

[45] Passons à l’analyse de la PRI sur le fond. Le demandeur conteste le caractère raisonnable des conclusions tirées par la SAR dans le cadre des deux volets du critère relatif à la PRI. Pour ce qui est du premier volet, ayant trait à la sécurité à Abuja, il soutient que, particulièrement dans le contexte de l’article 96 de la LIPR, la SAR n’a pas reconnu sa vulnérabilité à titre d’avocat qui doit exercer son métier en public et a agi de manière déraisonnable en liant sa demande d’asile à la protection des terres familiales.

[46] La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que s’il s’éloignait de l’État d’Edo et de la dispute foncière, les pasteurs auraient les moyens et la motivation de le poursuivre. La SAR est arrivée à cette conclusion en se fondant sur la preuve dont elle disposait, y compris les nouveaux éléments fournis par le frère du demandeur que la SAR a admis en preuve. Comme le fait valoir le défendeur, les arguments avancés par le demandeur pour contester l’analyse de la SAR au titre du premier volet du critère relatif à la PRI montrent des désaccords avec la façon dont la SAR a apprécié la preuve, ce qui ne peut justifier l’accueil d’une demande de contrôle judiciaire.

[47] Les arguments du demandeur au titre du second volet du critère mettent en lumière des facteurs à Abuja tels que le taux de criminalité, le chômage, la corruption, le trafic d’influence, les troubles politiques et économiques, les activités d’extrémistes religieux, la discrimination à l’endroit des nouveaux arrivants non autochtones, ainsi que l’effet que sa réinstallation à Abuja aurait sur sa santé mentale. Toutefois, dans son analyse au titre du second volet du critère relatif à la PRI, la SAR a tenu compte des considérations liées à la santé mentale et des différents risques liés à la sécurité à Abuja, puis a conclu que ces considérations et risques ne rendraient pas la réinstallation excessivement difficile, suivant le critère applicable. Encore une fois, par ses arguments, le demandeur demande à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau, ce qui n’est pas son rôle.

[48] Je ne vois aucune raison de conclure que l’analyse de la PRI dans la décision d’appel de la SAR est déraisonnable.

VII. Conclusion

[49] J’ai examiné les arguments du demandeur et je n’ai relevé aucune erreur susceptible de contrôle dans les décisions contestées. Les deux demandes de contrôle judiciaire doivent donc être rejetées. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.

 


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-8299-22 ET IMM-10278-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel. Une copie de la présente décision sera versée à chacun des dossiers de la Cour portant les numéros IMM-8299-22 et IMM-10278-22.

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-8299-22

IMM-10278-22

 

INTITULÉ :

GODWIN OSAZE IMAFIDON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 NovembrE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Godwin Osaze Imafidon

POUR SON PROPRE COMPTE

 

 

Mariam Shanouda

pour Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour Le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.