Dossier : T-1450-23
Référence : 2023 CF 1582
Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2023
En présence de la juge en chef adjointe Gagné
ENTRE :
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DENIS VACHON (SUCCESSION DE), FRANÇOIS GENDRON, KURT LUCAS, MONIQUE LACROIX, JOSEPH VALLÉE, YOLANDE BOULET, COOP DE VIE COMMUNAUTAIRE LA CHAINE, JOSÉE MORIN, SYLVAIN CÔTÉ, LES INVESTISSEMENTS RAYPI INC |
demandeurs |
et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Survol
[1] La tragédie qui a brutalement affecté la communauté de Lac-Mégantic, il y a maintenant dix ans, a frappé l’imaginaire collectif. Depuis, les voies s’élèvent en faveur du déplacement de la voie ferrée qui traverse le centre-ville et qui est à l’origine de la tragédie.
[2] Les demandeurs sont dix propriétaires fonciers dont les terres ont fait l’objet d’Avis de confirmation de l’intention d’exproprier [Avis d’expropriation] de la part de la Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux [la Ministre], en vue de la construction d’une voie de contournement ferroviaire du centre-ville de Lac-Mégantic.
[3] Ils ont déposé une demande de contrôle judiciaire afin de faire annuler les Avis d’expropriation publiés au registre foncier sur leurs lots et demandent à la Cour d’émettre une injonction interlocutoire afin de surseoir aux Avis d’expropriation, de leur permettre d’avoir accès aux parcelles de terrains expropriées et d’empêcher leur accès par les représentants de la Couronne.
II. Faits
A. Études de faisabilité et d’impacts environnementaux
[4] Le 6 juillet 2013, un train contenant du pétrole brut déraille dans le centre-ville de Lac-Mégantic. Quarante-sept personnes perdent la vie dans l’explosion et l’incendie que s’ensuivent et le centre-ville est pour ainsi dire détruit. Les dommages environnementaux sont évidemment importants.
[5] Depuis, les autorités de la ville demandent la construction d’une voie de contournement.
[6] En 2015, de concert avec les gouvernements provincial et fédéral, la ville mandate la firme AECOM pour réaliser une étude de faisabilité afin d’évaluer l’opportunité de relocaliser la voie ferrée à l’extérieur du centre-ville.
[7] Au terme des Phases 1A et 1B de cette étude de faisabilité (effectuées entre 2015 et 2020), portant sur divers scénarios de ligne ferroviaire — dont le statu quo et plusieurs tracés de voie de contournement, les experts retiennent la voie de contournement identifiée comme étant la « variante 2 du tracé 1 »
. Le corridor retenu est fondé sur des analyses multicritères poussées, qui inclut les caractéristiques techniques (dont la sécurité ferroviaire), la proximité des bâtiments, l’environnement et les coûts du projet.
[8] Le projet est soumis aux audiences publiques du Bureau d’audience publique sur l’environnement [BAPE] à deux reprises et deux rapports sont produits (27 juillet 2017 et 24 octobre 2019). Dans son second rapport, le BAPE avalise la variante 2 du tracé 1 retenue par AECOM et les autorités gouvernementales et indique que bien que le consensus social ne soit pas atteint, la grande majorité des participants à l’audience publique est en faveur d’une voie de contournement.
[9] Parallèlement, dans le cadre de ses démarches d’évaluation environnementale du projet au titre de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c Q-2, la ville dépose son étude d’impact environnemental auprès du Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, devenu depuis le Ministère de l’environnement, de la lutte contre les changements climatiques, de la faune et des parcs [Ministère de l’environnement du Québec ou MEQ]. Celle-ci porte sur la variante 2 du tracé 1 et propose de nombreuses mesures d’atténuation des impacts potentiels pour tous les aspects du projet, incluant les sols, la qualité de l’eau, la végétation et les milieux humides, les terrains et bâtiments, la santé, les activités agricoles, la qualité de l’air et le climat sonore. Le Ministère de l’environnement du Québec juge satisfaisante l’étude d’impact de la ville.
[10] Cette étude d’impact est mise à jour en avril 2020 pour tenir compte de la modification apportée par AECOM en juin 2018 à la limite d’emprise du tracé ferroviaire, dont la superficie totale passe de 86,1 hectares à 111,2 hectares (soit une augmentation de 29%).
[11] Suite au second rapport du BAPE, quinze ministères provinciaux et directions gouvernementales, incluant le ministère de la Sécurité publique, le ministère des Transports, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, le ministère de la Santé et des Services sociaux et plusieurs directions du Ministère de l’environnement du Québec, analysent l’étude d’impact et les autres documents soumis par la ville pour déterminer l’acceptabilité environnementale du projet.
[12] Le 2 septembre 2020, le Ministère de l’environnement du Québec annonce au Ministère des Transports du Canada [Transports Canada] qu’au terme de son analyse environnementale, en consultation avec les ministères et organismes concernés et tenant compte des recommandations du BAPE de 2017 et 2019, le projet de voie de contournement ferroviaire est acceptable sur le plan environnemental.
[13] Le MEQ recommande cependant à Transports Canada de mettre en place 138 mesures d’atténuation, de compensation et de suivi afin de réaliser le projet dans le respect des attentes de la population et des bonnes pratiques en matière de protection de l’environnement. Parmi elles, la mesure 43 prévoit que les pertes de milieux humides et hydriques devront être compensées par le versement d’une compensation financière, tel que le prévoit la réglementation provinciale. Le 4 septembre 2020, Transports Canada s’engage à mettre en œuvre les 138 mesures d’atténuation recommandées par le MEQ.
[14] En septembre, AECOM termine son étude de faisabilité par la production de son rapport final d’étude d’avant-projet définitif, lequel intègre les données provenant des relevés de terrain et des investigations géotechniques suivant l’avant-projet préliminaire.
[15] L’étude de faisabilité et le processus d’évaluation environnementale provincial étant complétés, Transports Canada et le chemin de fer Canadien Pacifique [CP] (nouveau propriétaire de la voie ferrée) signent une entente de contribution en mai 2021 afin d’amorcer la phase de conception de la voie de contournement, sous la responsabilité de CP.
[16] À l’automne 2021, CP dépose auprès de l’Office des Transports du Canada [OTC] une demande d’autorisation pour la construction d’une ligne de chemin de fer, au titre de l’article 98 de la Loi sur les transports au Canada, LC 1996, ch 10.
[17] À son tour, Transports Canada consulte les ministères de la Santé du Canada, de l’Environnement et des Changements climatiques du Canada et des Ressources naturelles du Canada ainsi que de la Commission géologique du Canada pour leurs expertises respectives en matière de mesures d’atténuation.
[18] Au cours de l’année 2022, Transports Canada tient deux consultations publiques sur le projet. La première porte sur la réalisation du projet en général et la seconde sur les questions d’hydrologie qu’il soulève. Dans le cadre de cette deuxième consultation, Transports Canada met à jour la liste des mesures d’atténuation. Elles sont maintenant au nombre de 210 dont neuf nouvelles mesures visent à minimiser les effets du projet en matière d’hydrologie et cinq mesures sont ajoutées suite aux consultations auprès des Premières nations.
[19] Le processus administratif devant l’OTC est toujours en cours; l’OTC est en attente des renseignements qu’il a requis des divers intervenants, dont les rapports des deux consultations effectuées par Transports Canada en 2022 et une mise à jour de l’évaluation des effets environnementaux du projet.
B. Le droit de la Couronne d’exproprier
[20] Le pouvoir d’expropriation de la Couronne fédérale est édicté au paragraphe 4(1) de la Loi sur l’expropriation, LRC 1985, c E-21 [la LE] qui prévoit ce qui suit :
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[21] Depuis l’abolition en 1996 de la Loi sur les chemins de fer, LR 1985, ch R-3, la LE accorde également aux compagnies de chemin de fer la possibilité de demander à Transports Canada de faire exproprier par la Couronne le droit réel immobilier ou intérêt foncier dont elles ont besoin pour un chemin de fer et qu’elles n’ont pu acheter (article 4.1 de la LE). Cette disposition est d’intérêt en l’instance puisque les demandeurs font notamment valoir que les avis qu’ils ont reçus auraient dû être émis au titre de cette dernière disposition.
[22] Le processus à suivre pour chacune de ces mesures est entièrement prévu par la LE mais à la différence de l’expropriation à l’initiative de la Couronne, celle initiée par une compagnie de chemin de fer nécessite l’agrément du gouverneur en conseil et un certain nombre de garanties financières de la part de la compagnie de chemin de fer.
[23] Dans les deux cas, le ministre demande au Procureur général du Canada [PGC] d’enregistrer au registre foncier un Avis d’intention d’exproprier à l’encontre de l’immeuble convoité (article 5 de la LE). Une fois l’avis enregistré, le ministre en publie une copie dans une publication de portée générale et en avise les personnes dont le nom apparaît au rapport du PGC. L’avis comporte notamment un énoncé du droit de faire opposition à l’expropriation dans les trente jours (articles 8 et 9 de la LE).
[24] S’il y a opposition, le ministre ordonne la tenue d’une audience publique et demande au PGC de nommer un enquêteur qui a pour tâches d’écouter et d’analyser les observations des opposants et de faire rapport sur la nature et les motifs des oppositions reçues (article 10 de la LE).
[25] Après avoir reçu et examiné le rapport de l’enquêteur, le ministre peut soit confirmer son intention d’exproprier, soit y renoncer (article 11 de la LE). Il confirme son intention d’exproprier en demandant au PGC d’enregistrer au registre foncier un Avis d’expropriation contre l’immeuble en cause (article 14 de la LE).
[26] Dès l’enregistrement de l’Avis d’expropriation, les droits et intérêts dans l’immeuble sont dévolus à la Couronne (article 15 de la LE), quoique la possession matérielle puisse subvenir ultérieurement, selon les divers scénarios envisagés à l’article 19 de la LE.
[27] Dans les 90 jours de l’enregistrement de l’Avis d’expropriation, le ministre transmet aux personnes concernées une offre d’indemnité fondée sur une évaluation écrite du bien immeuble, sans préjudice au droit de cette personne, si elle accepte l’offre, de réclamer une indemnité supplémentaire (article 16 de la LE).
[28] Les articles 25 à 36 de la LE concernent le droit à l’indemnité, sa négociation de gré à gré et, le cas échéant, la nomination potentielle d’un conciliateur ou un recours potentiel devant cette Cour pour la détermination de l’indemnité et des intérêts payables à l’exproprié.
C. Le processus d’expropriation en cause
[29] Puisque 70% de la superficie totale requise pour l’emprise de la voie de contournement est localisée en zone agricole, elle est assujettie au régime de protection prévu par la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles du Québec, RLRQ, c P-41.1, et tout lotissement ou transfert à des fins autres qu’agricole requiert l’autorisation de la Commission de protection du territoire agricole du Québec [CPTAQ].
[30] En novembre 2020, la CPTAQ autorise l’aliénation et l’utilisation de ces terrains à des fins autres que l’agriculture et conclut que le tracé retenu est celui qui générera le moins d’impact sur les terres agricoles et les fermes environnantes. L’Union des producteurs agricoles de l’Estrie en appel de cette décision devant le Tribunal administratif du Québec qui rejette l’appel en avril 2023.
[31] Le 13 février 2023, à la demande de la Ministre, le PGC procède à l’enregistrement des Avis d’intention d’exproprier sur les parcelles de lots appartenant aux demandeurs. Ces avis sont ensuite publiés dans la Gazette du Canada et dans les journaux locaux.
[32] Suite à la réception de quelques 1 500 avis d’opposition, la Ministre ordonne une audience publique et le PGC nomme une enquêtrice responsable de sa tenue. L’audience publique a lieu les 4, 5, 8 et 9 mai 2023 et le rapport est remis à la Ministre le 25 mai 2023.
[33] Après avoir reçu et examiné le rapport, la Ministre confirme les expropriations le 30 mai 2023 et les Avis d’expropriation sont enregistrés au registre foncier le 14 juin 2023.
[34] Les offres d’indemnité sont transmises le 21 juillet 2023 et en vertu du décret CP 2023-0567 signé par le Gouverneure en conseil, le délai pour la prise de possession est réduit à 46 jours (plutôt que 90) et la prise de possession matérielle par la Couronne a lieu le 1er août 2023.
III. Questions en litige
[35] Par leur requête en injonction interlocutoire, les demandeurs demandent à la Cour :
i)De surseoir aux Avis d’expropriation enregistrés sur leurs lots;
ii)De surseoir au décret CP 2023-0567 (réduisant le délai pour la prise de possession);
iii)De permettre aux demandeurs d’avoir accès aux lots expropriés;
iv)D’empêcher les représentants de la Couronne de se rendre sur les lots expropriés;
[36] Le défendeur fait valoir à juste titre que les deux premiers remèdes recherchés ne devraient pas être accordés par la Cour puisqu’ils sont maintenant sans objet (Première Nation du Lac des Milles-Lacs c Chapman, 1998 CanLII 8004 (CF), au para 2). La Cour ne peut suspendre le transfert de propriété qui est complété depuis le 14 juin 2023; elle ne peut non plus surseoir au décret qui réduit le délai pour la prise de possession matériel des lots expropriés puisqu’en l’absence dudit décret, la prise de possession aurait tout de même eu lieu — par le simple effet du sous-alinéa 19(1)c)(i) de la LE — 90 jours après l’enregistrement des Avis d’expropriation, soit le 14 septembre 2023.
[37] L’analyse qui suit portera donc sur les ordonnances recherchées par les demandeurs qui ont toujours un objet.
[38] Le test applicable pour l’obtention d’une ordonnance d’injonction interlocutoire est celui édicté par la Cour suprême du Canada dans l’affaire RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 à la p 334. Les demandeurs doivent donc rencontrer les trois critères cumulatifs suivants :
a)Les demandeurs ont-ils démontré l’existence d’une question sérieuse à trancher dans le cadre de leur demande de contrôle judiciaire?
b)Les demandeurs ont-ils démontré qu’ils subiront un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accordée?
c)Les demandeurs ont-ils démontré que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la demande d’injonction?
IV. Analyse
[39] Avant d’aborder la question à savoir si les demandeurs rencontrent les critères pour l’octroi d’une injonction interlocutoire, je dois me pencher sur la demande qu’ils ont présentée en début d’audience pour déposer un affidavit supplémentaire du maire de la municipalité de Frontenac et membre du conseil des maires de la Municipalité régionale de comté [MRC] du Granit. Dans cet affidavit, le maire confirme l’adoption par la MRC du Granit, le 18 octobre 2023, d’une résolution visant la voie de contournement et confirmant le mandat donné à une firme indépendante afin d’étudier l’impact de l’augmentation de l’emprise de la voie ferrée sur les milieux humides. Il confirme également qu’une résolution similaire a été adoptée par la MRC de la Beauce.
[40] Bien que cet affidavit ait été signifié au défendeur la veille de l’audience, il semble que ses procureurs n’en aient pris connaissance qu’en début d’audience.
[41] Peu importe, je suis d’avis que cet affidavit est tardif, tant à l’égard de la date à laquelle il a été signé (23 octobre 2023), qu’à l’égard de la date de la résolution à laquelle il fait référence (18 octobre 2023). L’élargissement de l’emprise de la voie ferrée est discuté depuis au moins juin 2018. Il a notamment fait l’objet de la seconde décision de la CPTAQ, en date du 22 novembre 2022 (pièce SPAC-6), qui mentionne que la MRC du Granit est intervenue devant la CPTAQ pour appuyer la demande, tel qu’en fait foi sa résolution 2021-182 (voir paragraphe 19 de la décision).
[42] Cela dit, et pour les motifs exposés ci-après, le fait que la MRC du Granit ait demandé une expertise additionnelle à ce stade-ci n’a, à mon avis, aucun impact sur le sort de la requête des demandeurs. Je ne tiendrai donc pas compte de cet affidavit.
A. La question sérieuse à trancher
[43] Dans le cadre de cette première étape, il s’agit de se demander si le litige auquel les demandeurs veulent greffer une injonction interlocutoire soulève une question sérieuse à trancher, qu’elle ne soit ni futile, ni vexatoire. Elle nécessite donc que la Cour fasse une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige.
[44] Dans leur Avis de demande amendé, les demandeurs invoquent quatre principaux motifs pour contester les Avis d’expropriation :
Ÿ Ils reprochent à la Couronne d’avoir exercé le pouvoir d’exproprier prévu à l’article 4(1) de la loi plutôt que de suivre le processus prévu à son article 4.1 et qui débute par une demande formulée par la compagnie de chemin de fer;
Ÿ Ils plaident que le projet ne sert aucun intérêt public mais qu’il ne bénéficie qu’à des intérêts privés;
Ÿ Ils invoquent la prématurité des Avis d’expropriation alors que l’OTC n’a toujours pas approuvé la construction de la voie de contournement;
Ÿ Ils soulèvent de sérieux enjeux environnementaux et l’absence d’acceptabilité sociale liés au projet.
[45] Je suis d’avis que les deux premiers motifs de contestation sont le corollaire l’un de l’autre. Si le projet sert des intérêts publics, la Couronne pouvait exercer le pouvoir d’exproprier prévu à l’article 4 de la LE alors que s’il ne sert que les intérêts privés du CP, il ne peut qu’être fondé sur l’article 4.1 de la LE. Ces motifs de contestation seront donc examinés ensemble.
(1) Le fondement du pouvoir d’exproprier et l’intérêt public en cause
[46] La position des demandeurs à cet égard est quelque peu contradictoire. Au paragraphe 15 de leur Avis de demande amendé, ils exposent ce qui suit :
15. Dans les faits, cette voie ferroviaire est pour le seul bénéfice de la compagnie CENTRE DU MAINE ET DU QUÉBEC INC. (Ci-après la « C.M.Q. ») dont le principal actionnaire est la COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE (Ci-après « C.P. »), cette dernière n’ayant jamais demandé une telle voie de contournement et déclarant, par la voie de ses représentants à de nombreuses reprises, qu’elle n’avait nul besoin de cette dernière et surtout qu’elle ne déboursera aucun montant pour sa construction, ledit projet selon les estimations les plus réalistes coûterait au-delà d’un milliard de dollars;
[47] Il me semble que les demandeurs disent ici une chose et son contraire. Si le projet ne sert que les intérêts du CP, il faudrait au minimum que le CP y soit intéressé, ce qui n’est visiblement pas le cas.
[48] La voie ferrée existe et elle passe au centre-ville de Lac-Mégantic. Il ne s’agit pas de construire une toute nouvelle voie ferrée ou un nouveau tronçon de voie ferrée pour le bénéfice d’une compagnie ferroviaire — ce que vise l’article 4.1 de la loi — mais bien de déplacer la voie ferrée existante pour assurer une meilleure sécurité des résidents de Lac-Mégantic, sans pour autant condamner ce couloir ferroviaire.
[49] Le projet est d’abord dans l’intérêt de la ville de Lac-Mégantic et de ses résidents. Il est perçu comme le maillon essentiel de la relance de la ville et de la reconstruction de son centre-ville, en plus d’être nécessaire afin d’améliorer la sécurité des résidents. La voie ferrée est également vitale pour l’économie de la ville et de la MRC du Granit; elle est essentielle pour sept entreprises qui sont d’importants employeurs locaux. C’est pourquoi les autorités ne demandent pas qu’elle soit simplement démantelée.
[50] Le projet a donc pour objectif d’optimiser la sécurité en réduisant la pente et en atténuant les courbes, tout en assurant une connexion sécuritaire au parc industriel de Lac-Mégantic.
[51] Mais l’intérêt public s’étend au-delà des frontières de la ville. Transports Canada fait valoir que le transport ferroviaire est un maillon essentiel du réseau commercial du Canada et que ce chemin de fer fait partie d’un corridor ferroviaire reliant Montréal à Saint John (Nouveau-Brunswick), lequel est important sur le plan économique tant pour le Québec que pour le Canada.
[52] Outre le fait que la preuve présentée par le défendeur démontre prima facie l’intérêt public en cause, l’article 23 de la LE énonce une présomption à l’effet que l’ouvrage visé par un Avis d’intention d’exproprier est requis par la Couronne à une fin d’intérêt public. Cette présomption n’est réfragable que sur preuve de la mauvaise foi du ministre en autorité (R c Ladouceur, 1976 CarswellNat 509, [1976] FCJ No 415, au para 11, citant Calgary Power Ltd and Halmrast v Copithorne, 1958 CanLII 73(SCC), [1959] SCR 24. Or, la mauvaise foi de la Ministre en l’instance n’est ni prouvée, ni même alléguée.
[53] Dans l’affaire Squaw Point Ranching Co v Red Deer (City), 1989 CanLII 3380 (AB KB), la Cour du banc de la Reine (telle qu’elle se nommait alors) était saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la ville de Red Deer d’exproprier une terre appartenant à la demanderesse, afin de l’échanger avec une autre parcelle de terrain appartenant au CP et située au centre-ville de Red Deer; la ville tenait son pouvoir d’exproprier de la Expropriation Act, RSA 1980, c E-16 de l’Alberta.
[54] La demanderesse plaidait que c’est le CP qui aurait dû faire une demande d’expropriation du nouveau tracé de sa voie ferrée en se fondant sur la Loi sur les chemins de fer, LR (1985), ch R-3 (abolie en 1996 et remplacée notamment par l’article 4.1 de la LE) et sur la Loi sur les transports au Canada, LRC (1996), ch 10 (dans sa version antérieure à 1996, soit la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, chap. N-17). La Cour rejette cet argument et regarde plutôt le projet de la ville dans son ensemble — soit la création d’un corridor de transport urbain qui requiert de déloger la voie ferrée — pour conclure que l’expropriation sert un réel intérêt public.
[55] La Ministre peut donc exproprier des terres et les transférer au CP, dans la mesure où l’expropriation sert à des fins d’intérêt public (Vincorp Financial Ltd v Oxford (County), 2014 ONSC 2580, au para 84 (conf par 2014 ONCA 876, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36294 (21 mai 2015)), ce qui est présumé.
[56] Ce premier argument des demandeurs me semble donc plutôt futile.
(2) La prématurité des Avis d’expropriation
[57] L’article 98(1) et suivants de la Loi sur les Transports au Canada, LC 1996, ch 10, prévoit que la construction d’un chemin de fer est subordonnée à l’autorisation de l’OTC. Tel qu’indiqué plus haut, cette demande a été déposée à l’automne 2021 et elle est toujours pendante.
[58] Les demandeurs plaident que la Ministre « met la charrue avant les bœuf »
en publiant ses Avis d’expropriation avant même que l’OTC ne rende sa décision sur la demande du CP, et qu’un potentiel appel devant la Cour d’appel fédérale ne soit épuisé. Toutefois, les demandeurs n’invoquent aucune autorité confirmant que la procédure d’autorisation et la procédure d’expropriation ne puissent être menées en parallèle.
[59] Au contraire, dans l’affaire Red Deer City, l’expropriation des terrains pour la construction de la nouvelle ligne de chemin de fer a eu lieu parallèlement à la demande d’autorisation de construction du CP auprès de l’OTC, et la Cour a rejeté l’argument voulant que l’expropriation soit invalide puisque prématurée (au para 25).
[60] Compte tenu de l’ampleur du projet et des consultations nécessaires à sa mise en œuvre (intervention du BAPE et de la CPTAQ, consultations d’experts dont des professionnels en génie civil et infrastructure, en génie ferroviaire, en génie forestier, en génie hydraulique, en environnement, en géologie, en économie, en archéologie, en urbanisme, en biologie et en acoustique), il est difficile d’imaginer que les divers travaux de planification soient séquencés comme le suggèrent les demandeurs.
[61] Bien que l’OTC n’ait pas encore émis sa décision, il semble évident qu’il bénéficie des nombreux rapports d’impacts émis et nombreuses mesures d’atténuation recommandées préalablement par les divers intervenants fédéraux et provinciaux. Dans ses demandes de renseignements émis les 12 novembre 2022, 13 décembre 2022 et 9 février 2023, l’OTC y fait référence et requiert des compléments d’informations.
[62] Non seulement suis-je d’opinion que la prématurité des Avis d’expropriation n’est pas une question sérieuse justifiant l’émission d’une injonction interlocutoire, mais le fait que l’OTC n’ait toujours pas autorisé la construction de la voie de contournement a un impact direct sur le second critère pour l’émission d’une injonction interlocutoire, soit celui du préjudice irréparable allégué par les demandeurs. Nous y reviendrons.
(3) Enjeux environnementaux et acceptabilité sociale
[63] Bien qu’il semble indéniable que le projet de voie de contournement du centre-ville de Lac-Mégantic soulève des enjeux environnementaux et sociaux importants, ces enjeux ont été et sont encore scrutés par les divers décideurs administratifs fédéraux et provinciaux spécialisés et mandatés par les législateurs pour les évaluer.
[64] Il semble tout aussi indéniable qu’aucune des options évaluées, pas même le statu quo, n’est exempte d’impact environnemental ou n’atteint un consensus social. On en a pour preuve la catastrophe environnementale causée par le déraillement du train et l’impact de cette tragédie sur la santé physique et mentale des résidents de Lac-Mégantic, sur le centre-ville de Lac-Mégantic et sur les cours d’eau adjacents.
[65] Toutefois et avec beaucoup de respect pour toutes les personnes impactées par le projet, là n’est pas la question. La demande de contrôle judiciaire vise la décision de la Ministre de procéder à l’enregistrement des Avis d’expropriation; cette décision doit être analysée à la lumière des seules exigences de la LE et la compétence de cette Cour se limite à l’analyse du respect de ces exigences. Plusieurs décideurs administratifs ont examiné les enjeux environnementaux et sociaux; les décisions de la CPTAQ étaient du ressort du Tribunal administratif du Québec et de la Cour du Québec, celles du Ministre de l’environnement du Québec et des autres ministères provinciaux du ressort de la Cour supérieure du Québec, et la décision éventuelle de l’OTC, du ressort de la Cour d’appel fédérale.
[66] Après avoir examiné les motifs d’opposition et soupesé les intérêts concurrents, la Ministre conclut que le projet sert des fins d’intérêt public. À cet égard, rien dans la décision de la Ministre ou dans les observations des demandeurs ne permet de conclure qu’elle a agi de mauvaise foi.
[67] Dans son ouvrage intitulé The Law of Expropriation and Compensation in Canada (Carswell, 1992, 2e éd, aux pp 51 et 52), le professeur Eric C.E. Todd explique qu’à l’étape de la confirmation de l’intention d’exproprier (décision contestée par les demandeurs), l’autorité exerce une fonction de nature purement administrative et que les seules questions qu’une telle décision peut soulever sont celles de savoir si l’autorité a respecté l’obligation statutaire de tenir une audience publique en cas d’opposition et si l’autorité a considéré le rapport de l’enquêteur (qui énonce les motifs d’opposition).
[68] Or, ces obligations statutaires ont été respectées par la Ministre et les demandeurs ne prétendent pas le contraire.
[69] Dans l’affaire Walters c Essex County Board of Education, 1973 CanLII 20 (CSC), [1974] RCS 481, la Cour suprême du Canada confirme qu’il existe très peu de motif de contestation d’une expropriation à des fins d’intérêt public. Bien que le pouvoir d’exproprier de la Commission scolaire intimée prenait sa source dans la loi sur l’expropriation de l’époque de l’Ontario (1968-69 (Ont), c 36), les principes qui se dégagent de cet arrêt sont applicables en l’espèce. La procédure d’expropriation prévue dans cette loi est similaire à celle prévue au fédéral, à la différence près qu’en vertu de la loi ontarienne, l’enquêteur a pour mission de déterminer si la dépossession est équitable, juste et raisonnablement nécessaire pour atteindre les objectifs de l’autorité expropriante. Son rapport à l’autorité approbatrice doit donc inclure : i) un résumé de la preuve et des plaidoiries, ii) ses conclusions sur les faits, et iii) son opinion motivée sur le bien-fondé de la demande d’approbation.
[70] Le Conseil scolaire voulait exproprier un terrain faisant partie d’une ferme considérée comme très productive pour la construction d’une école. Or, l’enquêteur a conclu que l’expropriation était indéfendable, qu’elle n’était ni équitable, ni juste et que sur le fond elle ne devrait pas être approuvée. En dépit de ce fait, le Conseil a confirmé son intention d’exproprier. Voici comment la Cour s’exprime sur l’impact du rapport de l’enquêteur sur la décision de l’autorité approbatrice (aux pp 486 et 487) :
L’autorité approbatrice ne siège pas, sous le régime de l’art. 8 [l’équivalent de l’article 11 de la loi qui impose à la Ministre l’obligation d’examiner le rapport et de confirmer son intention d’exproprier ou d’y renoncer], à titre de tribunal d’appel ni à titre de tribunal de révision du rapport de l’enquêteur. Elle a un pouvoir indépendant d’approuver ou de refuser l’expropriation projetée, ou de l’approuver avec modifications, sujet seulement à une obligation « d’examiner » le rapport de l’enquêteur. Elle n’est liée ni par les conclusions sur les faits ni par une interprétation juridique quelconque contenue dans ce rapport. C’est ce qui ressort clairement de l’art. 8 dans le contexte du fonctionnement de la Loi dans son ensemble.
Que comporte donc son devoir « d’examiner » le rapport? Il est certain que le conseil doit avoir le rapport devant lui, et la preuve fait voir que chaque membre du Conseil en avait un exemplaire au moins trois jours avant la réunion d’approbation. […] Dans la présente affaire, la séance d’étude du rapport en comité plénier du Conseil a duré environ une heure et demie, et le Conseil avait devant lui un exposé crucial de motifs opposés qu’il a, en fin de compte acceptés. […] À moins que la bonne foi, et même l’honnêteté, des membres du conseil soit mise en question, le fait qu’ils soient informée ou conseillés à l’avance en vue du rejet du rapport ne suffit pas pour conclure qu’ils ne l’ont pas « examiné ». Je n’interprète pas l’obligation « d’examiner comme imposant à une autorité approbatrice une obligation, si sa décision est contraire à l’opinion exprimée dans le rapport, d’établir par ses motifs écrits que sa décision contraire repose sur des motifs raisonnables et de s’exposer par là à une révision par les cours si celles-ci devaient conclure que tel n’est pas le cas.
[71] Dans le contexte où le législateur fédéral n’a imposé à l’enquêteur qu’une obligation de faire rapport sur les motifs d’opposition, sans toutefois prendre position, l’obligation statutaire de la Ministre ne saurait excéder celle imposée à l’autorité approbatrice par la loi ontarienne.
[72] Dans le cas qui nous occupe, la Ministre a considéré le rapport de l’enquêtrice et l’ensemble des motifs d’opposition. Les Avis d’expropriation contiennent tous un sommaire de la nature et des motifs des oppositions présentées, ainsi qu’un énoncé plus détaillé des représentations faites par les opposants devant l’enquêtrice.
[73] En ce qui a trait à l’acceptabilité sociale, la Ministre note qu’un « projet de la complexité de celui-ci […] ne peut se faire sans impact sur certains résidents et même sur l’environnement »
. Elle rappelle que le projet vise essentiellement à aider la communauté de Lac-Mégantic à aller de l’avant et ainsi à atténuer les effets traumatiques liés à l’accident de 2013. D’une part, elle tient compte du référendum tenu par la municipalité de Frontenac et du fait que le conseil de la municipalité de Nantes a retiré son appui au projet. D’autre part, elle retient que le conseil municipal de Lac-Mégantic demeure fermement engagé dans le projet et que Transports Canada a reçu plusieurs lettres de citoyens en faveur du projet.
[74] Quant aux enjeux environnementaux et de sécurité ferroviaire, elle constate que le tracé retenu est le résultat de nombreuses études spécialisées menées sur le terrain, mais également de plusieurs consultations publiques qui ont spécifiquement abordé ces composantes. Elle retient que le tracé retenu est le plus avantageux sur le plan environnemental et le plus sécuritaire.
[75] Finalement, la Ministre répond aux préoccupations relatives aux impacts potentiels sur la qualité et la quantité d’eau dans les puits, elle prend en compte les mesures d’atténuation des risques et elle explique que les pertes de milieux humides et hydriques occasionnées par la réalisation du projet devront être compensées par le versement d’un montant au Fonds de protection de l’environnement et du domaine hydrique de l’État, lequel permettra de financer des projets de restauration et de préservation de milieux humides dans la région.
[76] Bien qu’à première vue les enjeux environnementaux et d’acceptabilité sociale soulèvent des questions fort sérieuses, elles n’entrent pas dans les motifs très étroits de contestation d’un Avis d’expropriation et partant, ne sont pas du ressort de cette Cour.
[77] Je suis donc d’avis que les demandeurs ne rencontrent pas le premier critère pour l’émission d’une injonction interlocutoire.
B. Le préjudice irréparable
[78] Les demandeurs doivent faire la preuve, de manière détaillée et concrète, qu’ils subiront un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard (Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-I LLC, 2020 CAF 3, aux paras 11-12); seul le préjudice subi par les demandeurs personnellement peut être pris en compte (Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92, aux paras 29-30).
[79] Dans leur mémoire, les demandeurs allèguent comme préjudices irréparables :
1. La violation de leur droit de propriété reconnu par l’article 947 du Code civil du Québec, chapitre CCQ-1991 et par l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, chapitre C-12;
2. Un préjudice environnemental basé, disent-ils, sur les divers rapports d’expert qui émettent des réserves à l’égard de la voie de contournement : Risques de diminution et de contamination de l’eau potable, risques d’affaissement du sol et destruction de milieux humides et hydriques;
3. Le coût exorbitant du projet, augmenté par la présence de milieux humides et le relief du terrain;
4. Une augmentation de l’emprise de la voie ferrée (second rapport AECOM) faisant passer la superficie expropriée de 83 à 143 hectares, sans fournir d’explication;
5. La prématurité des Avis d’expropriation; Transport Canada a requis des études supplémentaires et l’OTC n’a toujours pas approuvé la construction.
[80] Or seuls les demandeurs Kurt Lucas et Sylvain Côté ont déposé des affidavits. Ils réitèrent les cinq points susmentionnés et ajoutent que la continuation des mesures d’expropriation fera en sorte que leurs « terrains ne pourront jamais être remis en état, ce qui justifie la demande de sursis des procédures »
.
(1) Le droit de propriété des demandeurs
[81] L’article 947 du CCQ se lit comme suit :
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[82] L’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c-12 quant à lui, prévoit que :
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[83] Les demandeurs allèguent que la violation de leur droit de propriété ainsi garanti leur cause un préjudice irréparable. Toutefois, comme il appert de ces dispositions, ce droit n’est sans limite et une de ces limites est justement prévue dans les lois provinciale et fédérale sur l’expropriation.
[84] Ce préjudice allégué est donc essentiellement l’effet habituel d’une expropriation. L’application de la loi ne saurait être en soi un préjudice irréparable (Fortius Foundation c Canada (Revenu national), 2022 CAF 176, au para 32). Il s’agit d’un préjudice quantifiable du point de vue pécuniaire auquel il peut être remédié. Les articles 25 et suivants de la LE prévoient expressément l’octroi d’indemnités et de dommages pour compenser les pertes subies en lien avec l’expropriation, incluant les débours en cas de demande de conciliation ou de contestations devant la Cour du quantum des indemnités offertes. La loi prévoit pour ainsi dire la remise en état des expropriés.
[85] À nouveau, la procédure d’expropriation est complétée et ne peut être suspendue. Dans leurs affidavits, messieurs Lucas et Côté n’indiquent pas les dommages qu’ils subiraient personnellement aux parcelles de leur terrain exproprié, entre maintenant et le moment ou la Cour tranchera leur demande de contrôle judiciaire, en l’absence d’un sursis. Ils n’exposent pas en quoi le fait de ne pas avoir accès à ces parcelles de terrain leur causera un préjudice irréparable.
[86] Pour ceux des demandeurs qui verront leur terre scindée par la voie ferrée (dont le témoin Kurt Lucas), les offres d’indemnité incluent une compensation pour la perte de valeur du résidu de la propriété et pour la construction de chemins et des passages donnant accès à la portion résiduelle des propriétés.
[87] Finalement, et comme nous le verront plus loin, les travaux de constructions ne pourront commencer tant que l’OTC n’aura pas donné son autorisation. Tant que ce processus administratif (et judiciaire si tant est qu’il y ait appel devant la Cour d’appel fédérale) n’est pas complété, les demandeurs n’ont pas à craindre que leurs « terrains ne [puissent] jamais être remis en état »
. La preuve de Transports Canada est plutôt à l’effet que dans l’attente de toutes les approbations requises, seuls des travaux de piquetage et de relevés se font sur les terrains expropriés et que des travaux préalables doivent également être faits par la ville. Même une fois toutes les approbations émises, le CP devra procéder par voie d’appel d’offres, ce qui occasionnera un délai additionnel.
[88] Les demandeurs ne m’ont donc pas convaincue que le simple effet de l’expropriation sur leur droit de propriété leur cause un préjudice irréparable.
(2) Le préjudice environnemental
[89] Cette question a été analysée dans la section précédente mais qu’il suffise de dire ici que les demandeurs n’allèguent pas en quoi les impacts environnementaux du projet leur causeront personnellement, et non collectivement, un préjudice irréparable. Leurs procureurs ont d’ailleurs reconnu lors de l’audience qu’il ne s’agissait pas d’un préjudice personnel.
[90] Cette question ne peut donc justifier l’émission d’une injonction interlocutoire en faveur des demandeurs.
(3) Le coût du projet
[91] La facture de ce projet, aussi salée soit-elle, n’aura aucun impact direct sur les demandeurs. Une entente entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial prévoit que les coûts du projet seront financés par les deux paliers de gouvernement, à 60%/40%.
[92] Les demandeurs ne démontrent pas en quoi ils subiraient un préjudice personnel irréparable sans l’ordonnance recherchée.
(4) Augmentation inexpliquée de l’emprise de la voie ferrée
[93] D’abord, cette décision n’est pas inexpliquée. Elle a notamment fait l’objet d’une modification à l’étude d’impact de la ville en juin 2018, d’un rapport complémentaire d’AECOM en avril 2020, et elle a été analysée par et a fait l’objet de la seconde décision de la CPTAQ en novembre 2022.
[94] À nouveau, les demandeurs n’expliquent pas en quoi l’élargissement de l’emprise, dont le transfert de propriété est complété, est susceptible de leur causer un préjudice irréparable en l’absence d’une ordonnance de la Cour.
(5) La prématurité du recours
[95] Cette question a également été traitée dans la section précédente.
[96] Toutefois et tel qu’indiqué précédemment, le fait que le début des travaux ne soit ni certain (l’OTC pourrait ne pas donner son autorisation) ni imminent (plusieurs étapes doivent encore être franchies) confirme que les préjudices allégués par les demandeurs ne sont qu’hypothétiques. Ils ne sauraient justifier l’émission d’une ordonnance d’injonction interlocutoire.
C. La balance des inconvénients
[97] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada indique que ce critère consiste « à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l
’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond »
(à la p 342). Puisque les demandeurs n’ont fait aucune preuve de préjudice personnel, ils n’ont pas démontré que la prépondérance des inconvénients penche en leur faveur.
[98] Par ailleurs, lorsqu’une partie demande la suspension d’une loi ou d’une mesure gouvernementale pendant l’instance au cours de laquelle on conteste sa validité, il existe une présomption selon laquelle la suspension porterait atteinte à l’intérêt public. Voici comment la Cour suprême s’exprime à ce sujet dans RJR-MacDonald (à la p 346) :
Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contesté. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.
[99] L’intérêt public milite donc également en faveur du rejet de la requête.
D. L’intitulé de la cause
[100] Aux termes de la règle 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, le défendeur à une demande de contrôle judiciaire est généralement le PGC. Le défendeur demande donc que l’intitulé de la cause sont modifié pour y retirer la Ministre comme défendeur. Cette demande est accordée.
E. Les dépens
[101] À la fin de l’audience, j’ai demandé aux parties de discuter entre elles du montant des dépens qu’il serait juste d’accorder à la partie qui a gain de cause et elles se sont entendues sur un montant de 2 700 $.
V. Conclusion
[102] Puisque je suis d’avis que la requête des demandeurs ne rencontre aucun des trois critères pour l’émission d’une injonction interlocutoire, elle est rejetée et les dépens au montant de 2 700 $ sont accordés au défendeur.
ORDONNANCE dans T-1450-23
LA COUR ORDONNE que :
La demande d’injonction interlocutoire est rejetée;
L’intitulé de la cause est modifié pour que seul le Procureur général du Canada y soit désigné comme défendeur;
Les dépens sont fixés au montant de 2 700 $ en faveur du défendeur.
« Jocelyne Gagné »
Juge en chef adjointe
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1450-23 |
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INTITULÉ :
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DENIS VACHON (SUCCESSION DE), FRANÇOIS GENDRON, KURT LUCAS, MONIQUE LACROIX, JOSEPH VALLÉE, YOLANDE BOULET, COOP DE VIE COMMUNAUTAIRE LA CHAINE, JOSÉE MORIN, SYLVAIN CÔTÉ, LES INVESTISSEMENTS RAYPI INC c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Québec (Québec) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 24 octobre 2023 |
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ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 27 NOVEMBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Jean-Claude Boutin Daniel E. Larochelle Frédéric Paré |
Pour les demandeurs |
Caroline Laverdière Andréane Joanette-Laflamme Béatrice Stella Gagné Meriem Barhoumi |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jean-C. Boutin Avocat Lac-Mégantic (Québec) Daniel E. Larochelle, L.L.B. Avocat Inc. Lac-Mégantic (Québec) Cliche, Laflamme, Loubier inc. Saint-Joseph-de-Beauce (Québec) |
Pour les demandeurs |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |