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Date : 20231124


Dossier : IMM-8972-22

Référence : 2023 CF 1560

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

LAKHWINDER SINGH

ARVIN SINGH

AMANDEEP KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Lakhwinder Singh, son épouse, Amandeep Kaur, et leurs fils, Arvin Singh, sont citoyens de l’Inde. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 22 août 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] les a déboutés de leur appel et a confirmé la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter leur demande d’asile. La SAR a conclu qu’aucun d’entre eux n’avait qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs sont arrivés au Canada en 2017 et ont demandé l’asile en 2019. Ils allèguent qu’en raison de l’opinion politique imputée à M. Singh comme partisan du parti Shiromani Akali Dal Badal [le parti SADB], ils craignent un député appartenant au parti au pouvoir, le Parti du congrès, ses hommes de main, ainsi que la police du Punjab. La question déterminante que devaient trancher la SPR et la SAR était celle de savoir s’il existait une possibilité de refuge intérieur [la PRI] à New Delhi.

[3] Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable pour deux principaux motifs. Premièrement, la SAR a commis une erreur en faisant abstraction de l’affidavit souscrit par le père de M. Singh et en ne reconnaissant pas que la police continuait de s’enquérir du lieu de séjour des demandeurs. Deuxièmement, la SAR n’a pas correctement évalué la preuve documentaire et a donc commis une erreur en concluant que l’arrestation de M. Singh était extrajudiciaire plutôt qu’arbitraire. Les demandeurs font valoir que l’arrestation de M. Singh était arbitraire plutôt qu’extrajudiciaire, et donc que ses renseignements personnels se trouvent consignés dans la base de données du Crime and Criminal Tracking Network and Systems [le CCTNS] [la base de données sur les systèmes et le réseau de surveillance du crime et des délinquants], ce qui signifie qu’ils peuvent être localisés partout sur le territoire de l’Inde.

[4] Le défendeur prétend que M. Singh était un simple partisan et bénévole du parti SADB qui n’a jamais été élu ni n’a occupé de fonction au sein du parti. Il affirme que M. Singh a même admis qu’il ne serait pas connu à l’extérieur de sa région. Le défendeur affirme qu’un renvoi imprécis à une « ancienne querelle » dans un affidavit antérieur souscrit par le père de M. Singh ne suffit pas à démontrer que la SAR a commis une erreur en concluant que rien ne démontrait que la police avait cherché à savoir où se trouvaient les demandeurs.

[5] Après avoir examiné le dossier dont est saisie la Cour – y compris les observations écrites et orales des parties, de même que le droit applicable –, les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la décision de la SAR est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Norme de contrôle

[6] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Il incombe à la partie demanderesse, qui conteste la décision de la SAR, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que les lacunes ou insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[7] La norme de la décision raisonnable est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). Ainsi, on doit faire preuve de retenue, tout particulièrement à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne devrait pas modifier les conclusions de fait. Ce n’est pas le rôle de la Cour, lors du contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». La cour de révision doit uniquement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov, aux para 102, 104).

III. Analyse

[8] Comme je l’énonce plus haut, la question déterminante que devaient trancher la SPR et la SAR portait sur l’existence d’une PRI viable. Si le demandeur d’asile dispose d’une PRI viable, sa demande d’asile présentée au titre des articles 96 ou 97 sera irrecevable, indépendamment du bien-fondé des autres aspects de la demande (Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 7). Il incombe aux demandeurs de démontrer que le lieu proposé comme PRI n’est pas viable.

[9] Le critère applicable permettant d’évaluer la viabilité d’une PRI comporte deux volets. Tous deux doivent être remplis pour pouvoir conclure qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI. Le premier volet consiste à établir, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne court pas de risque sérieux de persécution dans le lieu proposé comme PRI. Dans le contexte de l’article 97, il doit être démontré que le demandeur ne serait pas personnellement exposé à un risque ou à une menace prévu à cette disposition dans le lieu proposé comme PRI. Le deuxième volet exige que la situation dans le lieu proposé comme PRI soit telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris de la situation personnelle de ce dernier (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CAF) aux pp 597-598; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10-12; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 5; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17; Ifaloye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1110 au para 14). Il incombe au demandeur de réfuter l’un ou l’autre des deux volets (Chitsinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1066 au para 21).

[10] En l’espèce, la question en litige est de savoir si les agents de persécution ont « les moyens et la motivation » de retrouver les demandeurs. Dans le cadre du premier volet du critère relatif à la PRI, le demandeur d’asile peut prétendre qu’il continuera d’être exposé à un risque dans le lieu proposé comme PRI par les mêmes agents de persécution que ceux qui l’avaient menacé à l’origine. Dans ces situations, comme c’était le cas en l’espèce, le décideur qui évalue le risque tiendra compte de la question de savoir si les agents de persécution pourraient causer, et causeraient, un préjudice au demandeur d’asile dans le lieu proposé comme PRI, c’est-à-dire s’ils ont les « moyens » et la « motivation » de le faire (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 996 au para 8). Les moyens dont disposent les agents de persécution et leur motivation représentent donc un aspect que doit apprécier le décideur (Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 21 [Adeleye]). Cela suppose la conduite d’une analyse prospective, qui est menée du point de vue des agents de persécution, et non pas de celui du demandeur d’asile (Adeleye, au para 21; Aragon Caicedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 485 au para 12).

[11] Après avoir tenu compte de la preuve des demandeurs, de l’analyse relative aux moyens et à la motivation des agents de persécution figurant dans la décision ainsi que des observations des parties, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle. L’argumentation des demandeurs constitue, à mon sens, une demande inadmissible d’apprécier à nouveau la preuve examinée par la SAR (Vavilov, au para 125). En fin de compte, je conclus que l’évaluation du risque réalisée par la SAR, qui consistait à déterminer si la police du Punjab avait les moyens et la motivation de retrouver les demandeurs à New Dehli et de leur causer un préjudice, était justifiée compte tenu du dossier porté à sa connaissance. Les demandeurs demandent tout simplement à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente.

[12] Quant à l’argument des demandeurs sur le CCTNS, les parties ont longuement débattu à l’audience des capacités du système et des catégories de données qui y sont consignées. Les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas reconnu que l’arrestation était arbitraire, mais légale, plutôt qu’extrajudiciaire. Ils soulignent que la police a relevé les empreintes digitales de M. Singh au moment de sa détention et que la SAR aurait donc dû tenir compte de ce fait en évaluant la preuve documentaire. Selon les demandeurs, si les empreintes digitales ont été relevées, elles ont aussi été consignées dans la base de données.

[13] La SAR s’est livrée à une analyse longue et fouillée des arguments des demandeurs relatifs au CCTNS et à la nature de la détention de M. Singh. Elle a estimé que la preuve produite par M. Singh tenait au fait que ses empreintes digitales avaient été prélevées et qu’il avait été photographié et contraint de signer des papiers vierges. La SAR s’est abondamment reportée au cartable national de documentation [le CND] sur l’Inde et a examiné le profil de M. Singh. Elle a conclu que la SPR avait raison de juger que les demandeurs n’avaient pas produit d’éléments de preuve dignes de foi ou fiables démontrant que les agents de persécution avaient la motivation ou les moyens de les retrouver à New Delhi.

[14] J’ai pris en considération les sections du CND mises de l’avant par les demandeurs. Toutefois, je ne suis pas persuadée que la SAR a mis de côté des documents contradictoires au point de rendre la décision déraisonnable. La SAR s’est penchée sur les arguments des demandeurs concernant le CCTNS et a rendu des motifs intelligibles et justifiés quant aux raisons pour lesquelles elle a conclu que M. Singh ne figurerait pas dans la base de données. Je ne vois aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[15] En ce qui concerne les observations des demandeurs concernant la motivation de la police de les localiser, je conviens avec le défendeur que la SAR pouvait raisonnablement conclure qu’il n’y avait tout simplement pas assez d’éléments de preuve crédibles indiquant que la police cherchait à connaître leur lieu de séjour. La SAR a examiné les affidavits, a relevé qu’ils étaient lacunaires sur des points essentiels, et a conclu que, contrairement à leurs observations, les demandeurs n’avaient pas établi que les forces policières avaient les moyens et la volonté de les localiser.

[16] Comme l’a signalé le défendeur, les demandeurs avaient produit d’autres affidavits que la SAR a jugés admissibles, et ils ont eu tout le loisir d’y inclure des éléments de preuve portant sur la motivation des forces policières de les retrouver. La SAR était en droit de tirer ces conclusions, malgré le renvoi imprécis à un « vieux différend » et à une « ancienne querelle » dans deux affidavits.

IV. Conclusion

[17] Pour les motifs susmentionnés, je conclus que la décision contestée satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[18] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8972-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8972-22

INTITULÉ :

LAKHWINDER SINGH ET AUTRES c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 24 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Me Nilufar Sadeghi

POUR LES DEMANDEURS

Me Zoé Richard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Nilufar Sadeghi

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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