oui
Date : 20231107
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Dossier : T-1624-17
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Référence : 2023 CF 1480
[TRADUCTION FRANÇAISE]
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Toronto (Ontario), le 7 novembre 2023
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En présence de monsieur le juge adjoint Trent Horne
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ENTRE :
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MCCAIN FOODS LIMITED
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demanderesse /
défenderesse reconventionnelle
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et
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J.R. SIMPLOT COMPANY ET
SIMPLOT CANADA (II) LIMITED
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défenderesses /
demanderesses reconventionnelles
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] L’article 52.5 des Règles exige que les objections aux rapports d’expert soient formulées le plus tôt possible. L’article n’exige pas qu’une requête pour décider de l’admissibilité d’un rapport d’expert soit également présentée le plus tôt possible. Bien que les juges chargés de la gestion de l’instance aient le pouvoir de radier une preuve d’expert dans le cadre d’une requête préliminaire, ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé avec beaucoup de retenue. Si la question de savoir si le critère de l’arrêt Mohan a été satisfait peut faire l’objet d’un débat, ce débat devrait être tranché par le juge de première instance.
[2] Je ne suis pas convaincu que la demanderesse a démontré que l’un des rapports d’expert signifiés par les défenderesses devait être radié par le juge chargé de la gestion de l’instance dans le cadre d’une requête préalable au procès.
II. Contexte
[3] Il s’agit d’une action pour contrefaçon de brevet. La demanderesse (McCain) affirme que son brevet visant un procédé servant à traiter des légumes et des fruits avant leur cuisson a été violé par les défenderesses. Les défenderesses (Simplot) nient la contrefaçon et ont présenté une demande reconventionnelle visant à faire déclarer que les revendications invoquées sont invalides. Les dates de procès n’ont pas été fixées et le juge du procès n’a pas été désigné.
[4] Les interrogatoires préalables sont terminés. Les parties s’échangent des rapports d’expertise le 14 juin 2023. Simplot a signifié les rapports de deux experts, M. Eugène Vorobiev et M. Sudhir Sastry.
[5] Les deux rapports sont plutôt différents. Le rapport de M. Sastry porte sur le brevet en cause ainsi que sur les revendications. Ce rapport fournit une opinion sur l’interprétation des revendications (y compris les éléments essentiels), l’anticipation, l’évidence, l’utilité, la portée excessive, la suffisance et l’ambiguïté.
[6] Le rapport de M. Vorobiev indique qu’on lui a demandé de faire quatre choses :
a)examiner le brevet 841;
b)décrire les compétences, l’éducation, la formation et l’expérience de la personne versée dans l’art du brevet 841 (la personne versée dans l’art) au 27 décembre 2001 (dont on me dit qu’il s’agit de la date de publication du brevet 841);
c)décrire les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art au 27 décembre 2001;
d)commenter ce qu’une personne versée dans l’art, à la lecture du brevet 841, comprendrait des enseignements que le brevet enseigne en ce qui concerne la technologie et son utilisation divulguée et revendiquée dans le brevet 841.
[7] M. Vorobiev résume ainsi ses opinions :
[traduction]
18. La personne versée dans l’art détiendrait un baccalauréat (ou l’équivalent européen) en génie des procédés alimentaires et plusieurs années d’expérience en industrie. Subsidiairement, la personne versée dans l’art posséderait une expérience académique plus substantielle, comme une maîtrise en génie des procédés alimentaires, ou au moins plusieurs années d’expérience comme technicien en recherche académique ou autre domaine semblable.
19. Les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art comprendraient la connaissance des concepts biologiques et d’ingénierie pertinents quant à l’industrie de la transformation alimentaire et à leur application, la connaissance de la théorie et du fonctionnement d’équipements tels que les systèmes de champ électrique pulsé, les systèmes de chauffage ohmique et les texturomètres, et la connaissance des travaux antérieurs dans les technologies électriques de champ pour la transformation alimentaire ainsi que les avancées générales dans ce domaine.
20. La personne versée dans l’art ne lirait pas le brevet 841 et ne concluait pas qu’il visait la technologie des champs électriques pulsés et, de toute façon, le mémoire descriptif du brevet 841 ne contient pas suffisamment de renseignements pour que la personne versée dans l’art puisse effectuer un procédé de champ électrique pulsé et obtenir les résultats divulgués sans une grande quantité d’essais et d’expériences de type erreur.
[8] Selon McCain, le rapport de M. Vorobiev consiste principalement en une discussion abstraite de l’histoire de la recherche scientifique dans divers domaines et des principes introductifs liés à certains sujets de science électrique. McCain soutient que le rapport ne comporte que quelques paragraphes liés à une discussion sur la façon dont la personne versée dans l’art lirait le brevet, et sur la question de savoir si le brevet permettrait à cette personne d’exécuter le processus qu’il envisage.
[9] McCain soutient que le rapport Vorobiev ne relie jamais les opinions des experts aux questions que le juge du procès sera appelé à trancher. En particulier, McCain affirme que M. Vorobiev n’avait aucun mandat lui demandant son avis sur l’interprétation des revendications. Il n’avait pas le mandat de se pencher précisément sur les revendications du brevet, il ne discute aucunement des revendications dans son rapport et il n’avait aucun mandat concernant quelque motif d’invalidité ou autre moyen de défense invoqué par Simplot.
[10] McCain demande, en vertu de l’article 52.5 et de l’alinéa 279a) des Règles des Cours fédérales, DORS-98-106 (les Règles), la radiation du rapport Vorobiev.
[11] Simplot soutient que le rapport Vorobiev fournit des éléments de preuve sur des questions techniques qui sont au cœur des questions en litige dans l’instance, et que la preuve proposée est pertinente, qu’elle aiderait le juge du procès, qu’elle n’est pas exclue par une règle d’exclusion et que M. Vorobiev est un expert dûment qualifié. En plus de s’opposer à la requête sur le fond, Simplot soutient que la requête est prématurée et que la question devrait être tranchée par le juge du procès.
III. Objections à la preuve d’expert
[12] L’article 52.5 des Règles oblige une partie à soulever, le plus tôt possible, toute objection quant à l’habileté à témoigner du témoin expert de la partie adverse. Le paragraphe 52.5(2) prévoit la façon de soulever une objection. Bien que la disposition exige la signification et le dépôt d’un document contenant les détails et le fondement de l’objection, il n’exige pas expressément que la partie qui s’oppose présente une requête pour faire déterminer la régularité d’une objection, ou l’admissibilité de la preuve d’expert, au moment où l’objection est formulée.
[13] Les parties sont divisées sur l’interprétation et l’application du paragraphe 52.5(2) des Règles. Simplot fait valoir que cette disposition exige seulement que les parties s’avisent mutuellement de toute objection le plus tôt possible, mais n’envisage pas de requêtes immédiates pour déterminer le bien-fondé de toute objection, et l’admissibilité de la preuve. McCain affirme qu’une telle approche n’a aucun sens parce que rien ne justifierait que les Règles exigent expressément des parties qu’elles soulèvent des objections « le plus tôt possible »
si les parties ne parvenaient pas à régler ces objections avant la clôture du procès. McCain soutient qu’en exigeant expressément qu’une partie soulève des objections « le plus tôt possible »
(expression qui n’apparaît dans aucune autre disposition des Règles), les Règles visaient clairement à encourager les parties à régler les questions relatives à la preuve d’expert contestée bien avant le procès, notamment en présentant une requête pour obtenir une décision sur l’admissibilité d’une preuve d’expert précise.
[14] Je commence par le texte de l’article 52.5 des Règles. Bien que les objections à la preuve d’expert doivent être formulées le plus tôt possible dans l’instance, la disposition n’exige ni n’encourage les requêtes pour décider de la validité d’une objection, seules la partie adverse et la Cour doivent être avisées de l’objection. L’article 52.5 des Règles dispose également qu’une objection peut être soulevée conformément au paragraphe 262(2) ou à l’alinéa 263c), si elle est connue avant la conférence préparatoire.
[15] Les articles 262 et 263 des Règles visent les conférences préparatoires. L’article 262 prévoit l’obligation pour les parties qui n’ont pas déposé de demande de conférence préparatoire de signifier et de déposer un mémoire relatif à la conférence préparatoire. Le paragraphe 262(2) exige que le mémoire relatif à la conférence préparatoire fasse état de toute objection connue quant à l’habileté à témoigner du témoin expert de la partie qui demande la conférence ainsi que le fondement de l’objection. L’article 263 dispose que les participants à la conférence préparatoire doivent être disposés à traiter, entre autres, des questions soulevées par tout affidavit ou déclaration d’un témoin expert. Les articles 262 et 263 n’exigent pas que des requêtes soient présentées à la conférence préparatoire pour déterminer le bien-fondé des objections ou l’admissibilité de la preuve d’expert. Si la présomption veut que les objections à la preuve d’expert soient discutées avant le procès, cela ne milite pas en faveur d’une interprétation de l’article 52.5 qui exige que ces objections soient tranchées immédiatement.
[16] En lisant ensemble les articles 52.5 et 258 à 263, je ne peux pas conclure que les Règles exigent une requête anticipée pour déterminer le bien-fondé de toute objection à la preuve d’expert ou l’admissibilité du rapport d’un expert. Ces dispositions prévoient plutôt une obligation d’avis afin qu’aucune partie ne soit prise par surprise et que la question puisse être abordée, mais pas nécessairement tranchée, lors de la conférence préparatoire.
[17] McCain s’appuie sur la décision Crocs Canada, Inc v Double Diamond Distribution Ltd, 2022 FC 1443 (Crocs), une décision sur le bien-fondé d’une procédure de conception industrielle. Au cours du procès, la défenderesse a soulevé une objection à la preuve d’expert de la demanderesse. Le fait que l’objection n’a été soulevée qu’en première instance a été critiqué par la juge Fuhrer. Elle a fait remarquer que la Cour décourage fortement la présentation des objections à la preuve d’expert pour la première fois au procès, que la défenderesse n’a pas soulevé d’objection plus tôt et n’a présenté aucune requête préalable au procès en vertu de l’article 52.5 des Règles pour empêcher l’expert de témoigner (para 29-34).
[18] Je n’interprète pas la décision Crocs comme acceptant ou exigeant qu’une objection en temps opportun à la preuve d’expert en vertu de l’article 52.5 soit accompagnée d’une requête. La véritable question en litige dans l’affaire Crocs était que la défenderesse a attendu dans l’ombre pendant un an pour soulever son objection de quelque manière que ce soit.
[19] Les parties ont renvoyé à l’arrêt Biogen Canada Inc c Pharmascience Inc, 2022 CAF 143 (Biogen), qui ne m’est d’aucun secours. L’affaire Biogen ne concernait pas une requête préalable au procès entendue par un juge chargé de la gestion de l’instance, mais plutôt le traitement de la preuve d’expert au procès. Dans l’arrêt Biogen, le juge du procès a expressément ordonné que toutes les requêtes préliminaires soient portées à son attention au plus tard à une date déterminée. Aucune requête n’a été présentée pour exclure la preuve d’expert, et aucune demande n’a été présentée à cet égard avant qu’un rapport d’expert n’ait été accepté au dossier, et le témoin était à la barre en contre-interrogatoire (para 49-53). À l’instar de la décision Crocs, l’arrêt Biogen n’invite pas les juges chargés de la gestion de l’instance à rendre des décisions sur l’admissibilité de la preuve d’expert, elle renforce plutôt l’aversion de la Cour pour les objections imprévues à la preuve d’expert formulées pour la première fois au procès.
[20] McCain soutient qu’elle ne devrait pas se retrouver coincée dans une situation sans issue, dans laquelle une requête immédiate visant à contester le rapport Vorobiev serait rejetée parce qu’elle est prématurée, mais ensuite, comme dans l’affaire Crocs, elle se heurterait à une objection selon laquelle une requête devrait être rejetée parce qu’elle n’a pas été présentée à la première occasion. Je ne suis pas convaincu que McCain soit confrontée à un tel risque. Contrairement aux faits dans l’affaire Crocs, McCain a rapidement formulé une objection détaillée. S’étant opposée à cette requête au motif qu’elle est prématurée, je ne vois pas comment Simplot pourrait, de façon crédible, soumettre au juge du procès le fait que la requête aurait dû être présentée et tranchée plus tôt.
[21] McCain invoque également l’article 279 des Règles et soutient que cette disposition reflète la position par défaut selon laquelle la preuve d’expert n’est pas admissible. Elle est formulée par la négative : la preuve d’un expert n’est admissible que si la question sur laquelle porte la preuve a été définie dans les actes de procédure. McCain fait valoir que l’article 279 des Règles dispose donc qu’une évaluation préliminaire tôt dans une instance peut être nécessaire pour déterminer si une preuve d’expert est admissible. Je ne peux pas être de cet avis.
[22] Je précise en particulier l’endroit où l’article 279 des Règles est placé dans le contexte de la partie 4 des Règles. La partie 4 (articles 169 à 299 des Règles) s’applique aux actions. La séquence des Règles de la partie 4 suit généralement le déroulement d’une action : actes de procédure, jugement sommaire, communication de documents, interrogatoires préalables, conférence préparatoire au procès, et procès. Les articles relatifs au procès lui-même débutent à l’article 274 (ordre de présentation). L’article 279 fait partie des dispositions relatives aux procès et ne permet pas de conclure qu’il devrait y avoir une évaluation préliminaire de l’admissibilité d’une preuve d’expert par les membres de la Cour qui ne sont pas juges du procès. L’emplacement de cette disposition laisse entendre que le juge du procès devrait déterminer quelle preuve d’expert est admissible et laquelle ne l’est pas.
[23] McCain n’a pas présenté de requête en vertu de l’alinéa 220(1)b), qui permet à une partie, par voie de requête présentée avant l’instruction, de demander à la Cour de statuer sur tout point concernant l’admissibilité « d’un document, d’une pièce ou de tout autre élément de preuve »
; toutefois, la jurisprudence qui interprète l’alinéa 220(1)b) ne favorise pas une détermination anticipée de l’admissibilité d’une preuve d’expert par le juge chargé de la gestion de l’instance comme étant une question de routine.
[24] La Cour fédérale a toujours déterminé que le pouvoir discrétionnaire d’autoriser qu’il soit statué à titre préliminaire sur une question d’admissibilité doit être exercé avec beaucoup de retenue. Les ordonnances d’autorisation devraient se limiter aux questions générales d’admissibilité plutôt qu’aux questions plus particulières d’admissibilité de la preuve, lorsqu’il est nécessaire d’analyser le contexte dans lequel se situe la preuve. En outre, elles ne devraient être prononcées que si la Cour est convaincue que cette mesure exceptionnelle est nécessaire pour trancher les questions d’une façon qui soit juste et la plus expéditive et économique possible (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Jozepovic, 2021 CF 536 au para 7, citant Cantwell v. Canada (Minister of the Environment), 1990 CarswellNat 1316, 2 WDCP (2d) 44 et Kirkbi AG c. Gestion Ritvik Inc, [1998] ACF no 254).
[25] L’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des critères suivants : a) la pertinence; b) la nécessité d’aider le juge des faits; c) l’absence de toute règle d’exclusion; d) la qualification suffisante de l’expert (R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 (Mohan), à la p 20). McCain a raison de dire qu’il n’y a pas de règle ni de jurisprudence selon laquelle les objections à la preuve d’expert doivent être tranchées par le juge du procès, mais la convention veut que ce soit le juge du procès qui prenne ces décisions.
[26] Les parties ne sont pas au courant d’une décision dans laquelle un juge adjoint de la Cour fédérale (qu’il agisse comme juge chargé de la gestion de l’instance ou autrement) a rendu une ordonnance radiant un rapport d’expert qui devait être présenté lors d’un procès. Il y a des décisions publiées dans lesquelles on a demandé à des juges adjoints de rendre des ordonnances concernant l’admissibilité de la preuve d’expert dans le contexte de l’ancien Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (par exemple Shire Canada Inc c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2015 CF 458). À cette époque, les procédures sur les MB(AC) étaient entendues par voie de requête (plutôt que d’action) et des rapports d’experts étaient déposés au dossier avant l’audience. Dans des actions comme celle-ci, les rapports d’experts ne sont pas déposés avant le procès. Dans les actions actuelles sur les MB(AC), les requêtes relatives à l’admissibilité d’une contre-preuve d’expert sont tranchées par le juge du procès comme il se doit.
[27] Les Lignes directrices sur la gestion des instances et des instructions pour les procédures complexes et les procédures visées par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) de la Cour, dont la dernière modification remonte au 18 octobre 2023 (les Lignes directrices), traitent des différends relatifs à la preuve d’expert :
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[28] Les Lignes directrices n’interdisent pas aux juges chargés de la gestion de l’instance de rendre des ordonnances préalables au procès à l’égard de la preuve d’expert, mais n’exigent pas que ces requêtes soient présentées au juge chargé de la gestion de l’instance. En fait, les Lignes directrices prévoient que les objections seront entendues et tranchées par le juge du procès.
[29] Si des requêtes anticipées visant à déterminer l’admissibilité de la preuve d’expert au procès étaient régulièrement tranchées par des juges adjoints (qu’ils agissent ou non à titre de juges chargés de la gestion de l’instance), cela introduirait la possibilité d’un appel en vertu de l’article 51 des Règles et le délai connexe, délai qui ne se produirait pas si le juge du procès entendait de telles requêtes.
[30] Bien que les Règles et la jurisprudence examinées ci-dessus fassent ressortir le fait qu’il n’est pas souhaitable que les juges chargés de la gestion de l’instance rendent une décision préliminaire sur les objections à la preuve d’expert, il existe une exception notable sur laquelle McCain s’appuie : Masterpiece Inc c Alavida Lifestyles Inc, 2011 CSC 27 (Masterpiece).
[31] L’arrêt Masterpiece a repoussé la pratique courante qui consiste à présenter des éléments de preuve provenant d’enquêtes dans le cadre de procédures relatives à des marques de commerce. La Cour suprême a notamment déclaré :
[98] Je ne connais pas les circonstances exactes dans lesquelles la preuve d’expert a été introduite en l’espèce ni ce qui a été demandé au juge de première instance et rien ne suggère que le juge de première instance a erré en l’admettant. Néanmoins, je crois qu’il est évident, particulièrement en ce qui concerne le sondage, que la preuve n’a pas été d’une grande utilité pour le juge du procès et qu’elle a en fait distrait de l’analyse requise en matière de confusion.
[99] Lorsque des parties se proposent de présenter une preuve d’expert, le juge du procès devrait s’interroger sur la nécessité et la pertinence de la preuve eu égard aux critères énoncés dans l’arrêt Mohan avant de l’admettre. Comme je l’ai déjà souligné, si le juge du procès conclut que la preuve d’expert n’est pas nécessaire ou qu’elle détournera l’attention des questions à trancher, il devrait refuser que cette preuve soit présentée.
[100] Je dirais en outre qu’il serait salutaire qu’un juge responsable de la gestion de l’instance évalue l’admissibilité et l’utilité de la preuve d’expert et d’arpentage proposée à un stade précoce de manière à éviter d’importantes dépenses en ressources pour une preuve de peu d’utilité.
[32] Pour les affaires dont la Cour fédérale est saisie, il semble y avoir une certaine tension entre les décisions interprétant l’article 220 des Règles (« beaucoup de retenue »
et « circonstances exceptionnelles »
) et le paragraphe 100 de l’arrêt Masterpiece, qui décrit l’intervention précoce comme une pratique salutaire des juges chargés de la gestion de l’instance.
[33] Selon CanLII, le paragraphe 100 de l’arrêt Masterpiece a été cité dans cinq décisions subséquentes. Dans deux de ces affaires (CMC Engineering and Management Limited v Pinnacle Renewable Energy Inc, 2018 BCSC 2457 et Sidhu v Hiebert, 2020 BCSC 418), des requêtes relatives à la preuve d’expert ont été tranchées, et ce, par le juge du procès. Les trois autres décisions (Cheah c. McDonald’s Corporation, 2013 CF 774, Gemological Institute of America c Gemology Heads International, 2014 CF 1153, et Bodum USA, Inc c Meyer Housewares Canada Inc, 2012 CF 1450) portaient sur la preuve par sondage, et non sur des requêtes préliminaires visant à examiner l’admissibilité d’une preuve d’expert.
[34] Dans l’arrêt Harrop v Harrop, 2010 ONCA 390, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné la détermination de l’admissibilité de la preuve d’expert par les juges des requêtes, concluant :
[2] À notre avis, les considérations de principe pertinentes quant à cette question orientent toutes vers la détermination de cette question par le juge de première instance. Elle évite le risque d’une multiplication des procédures dans un dossier donné. Elle assure un contexte complet dans lequel la décision peut être prise. Elle évite le risque que des mesures préliminaires soient prises pour des raisons purement tactiques. Et elle évite de créer des droits d’appel différents selon que la décision est prise par un juge des requêtes à titre d’ordonnance interlocutoire ou par le juge du procès.
[3] Ainsi, même si un juge des requêtes a une telle compétence, celle-ci ne devrait être exercée que dans les cas les plus rares. Rien ne nous a été démontré pour placer le présent dossier dans cette catégorie.
[35] Je ne connais qu’un seul cas où un rapport d’expert a été radié par un juge chargé de la gestion de l’instance dans le cadre d’une requête préliminaire : Condominium Corporation No 0321365 v Prairie Communities Corp, 2017 ABQB 359. Contrairement aux Règles, l’alinéa 4.14(1)g) des Alberta Rules of Court, Alta Reg 124/2010, autorise précisément un juge chargé de la gestion de l’instance à exercer les pouvoirs dont dispose un juge de première instance en statuant sur toute question qui peut être tranchée avant l’ouverture de l’instance. du procès, y compris celles liées à l’admissibilité des éléments de preuve et des témoins experts. Le juge Hall a exprimé l’avis que la disposition devait être utilisée avec prudence (para 5), mais que, d’après les faits, le rapport contesté était inadmissible parce qu’il assumait un rôle d’appréciation des faits et qu’il était truffé d’opinions selon lesquelles certains défendeurs contrevenaient à leurs obligations contractuelles ou légales (para 10 et 13). La permission a été accordée de signifier un nouveau rapport d’expert proposé conforme à l’ordonnance (para 17). La question et l’analyse sont semblables à celles de l’affaire Association of chartered Certified accountants c. Institut canadien des comptables agréés, 2016 CF 1076. Dans cette affaire, le juge Diner (le juge du procès) a conclu, dans une ordonnance préalable au procès, que certains témoignages d’experts étaient inadmissibles. L’une des questions à trancher au procès était de savoir si les défendeurs étaient des « autorités publiques »
au sens de la Loi sur les marques de commerce, LRC, 1985, c T-13. Les demanderesses avaient l’intention de présenter une preuve d’expert qui portait sur les faits applicables à chaque défendeur, puis appliquait la jurisprudence relative au statut d’autorité publique à ces faits. Bien que les rapports d’expert aient pu être utiles dans la mesure où ils présentaient un aperçu des textes applicables aux parties, des renseignements relatifs au financement et une évaluation des autres renseignements accessibles au public, cela ne signifiait pas qu’ils étaient nécessaires (para 22). De plus, les rapports ont tiré des conclusions sur la législation intérieure, ce qu’il appartient à la Cour de déterminer, et non à un expert (para 43).
[36] En fin de compte, dans la mesure où l’arrêt Masterpiece a invité les juges chargés de la gestion de l’instance à jouer un rôle rapide et actif dans la détermination de l’admissibilité de la preuve d’expert, il n’a pas été accepté.
[37] Soit dit en passant, l’arrêt Masterpiece n’a pas signalé la disparition de la preuve par sondage dans les affaires de marques de commerce. Dans la décision Diageo Canada Inc c Heaven Hill Distilleries, Inc, 2017 CF 571 (Diageo) au paragraphe 92, le juge de première instance a fait référence à une requête en exclusion de la preuve par sondage présentée avant le procès qui a été rejetée, concluant que le critère énoncé dans l’arrêt Mohan avait été satisfait. Ce qui est nécessaire pour aider le juge des faits comporte un élément subjectif. Il en ressort que les juges des faits sont mieux placés pour déterminer ce qu’ils estiment nécessaire ou inutile.
[38] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que les juges chargés de la gestion de l’instance peuvent trancher les requêtes préliminaires en exclusion de la preuve d’expert, mais qu’ils doivent faire preuve de beaucoup de retenue lorsqu’ils rendent une telle ordonnance. Pour emprunter une expression tirée des requêtes en radiation, une partie qui présente une requête doit [traduction] « frapper avec force »
. Si la question de savoir si le critère de l’arrêt Mohan a été satisfait peut faire l’objet d’un débat, ce débat devrait être tranché par le juge de première instance.
IV. Analyse
[39] Bien que le rapport Vorobiev soit inhabituel et que McCain soulève un certain nombre de critiques valables, je ne peux pas conclure qu’il doit être radié.
[40] Ni les Règles ni les directives de pratique de la Cour ne prévoient de modèle détaillé ou de guide stylistique pour le format des rapports d’experts. De nombreux rapports suivent généralement la structure du rapport Sastry : les qualifications, la technologie, la personne versée dans l’art, les connaissances générales courantes, les interprétations des revendications et la validité. Puisque les revendications sont interprétées du point de vue du lecteur versé dans l’art, à la date de publication, compte tenu des connaissances générales courantes (Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66 aux para 44 à 54 (Free World Trust)), un expert affirme généralement qu’il s’agit d’une personne versée dans l’art, au fait des connaissances générales courantes, puis donne son opinion sur l’interprétation des revendications.
[41] Le rapport Vorobiev traite de la personne versée dans l’art et des connaissances générales courantes, mais ne prend pas en compte les revendications. Du tout. Bien qu’il décrive son mandat à au moins trois endroits comme donnant son opinion sur ce qui est décrit et revendiqué dans le brevet 841, il n’y a aucune considération ou analyse de quelque nature que ce soit des revendications.
[42] Le rôle d’un témoin expert est de « fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler »
(R c Abbey, [1982] 2 RCS 24, à la p 42, cité dans Mohan, à la p 23). L’un des principaux points de désaccord est de savoir si un expert doit donner une opinion sur l’ensemble d’une question (par exemple, l’interprétation des revendications) ou s’il peut donner son opinion sur certains des facteurs qui font partie de l’analyse, mais pas sur tous. Au risque de simplification, McCain affirme que, en traitant uniquement de la personne versée dans l’art et des connaissances générales courantes, le rapport Vorobiev ne fournit pas une « conclusion toute faite »
sur l’interprétation des revendications et est fondamentalement déficient. Simplot fait valoir qu’un expert peut fournir un témoignage d’opinion sur une partie de l’analyse de l’interprétation de la revendication, comme un élément constitutif, ce qui permettra au juge du procès de tirer une conclusion finale.
[43] Je ne connais aucun cas où un expert dans une affaire de brevet a exprimé une opinion sur la personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes prises isolément, sans tenir compte des revendications. Mais cela ne veut pas dire qu’une telle approche est interdite. La Cour reçoit régulièrement une preuve d’expert sur la personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes. La Cour n’est pas tenue de choisir entre les opinions sur l’interprétation des revendications offertes par les témoins experts et peut interpréter les revendications d’une manière qui se situe à mi-chemin entre les interprétations offertes par les experts (Canamould Extrusions Ltd c Driangle Inc, 2003 CFPI 244 au para 46, conf par 2004 CAF 63). Je ne puis éliminer la possibilité que le juge du procès puisse décider que le témoignage de M. Vorobiev est pertinent et nécessaire dans l’interprétation des revendications. Je ne suis donc pas en mesure de conclure que le rapport doit être radié pour ce motif.
[44] Concernant les opinions de M. Vorobiev sur la validité, McCain a bien fait valoir ses arguments à cet égard. M. Sastry tient compte directement de l’évidence, de l’utilité, de la portée excessive, de la suffisance et de l’ambiguïté des revendications et donne son avis sur ces éléments. Comme on pourrait s’y attendre, les revendications sont examinées de façon précise. En revanche, M. Vorobiev ne précise pas à quel motif d’invalidité son rapport se rapporte et ne mentionne pas les revendications. McCain soutient que le rapport Vorobiev a la forme d’un cheval de Troie, qui mènera à une embuscade et à une surprise au procès lorsque le ou les motifs d’invalidité en cause seront révélés pour la première fois. Dans ses arguments écrits et oraux sur la requête, Simplot soutient que le rapport Vorobiev porte sur la portée excessive et la suffisance.
[45] La portée de l’objet d’une revendication sera excessive si elle excède l’invention qui a été faite ou si elle excède l’invention divulguée dans le mémoire descriptif (Pfizer Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 11 aux para 45-46; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2018 CF 736 au para 131).
[46] De façon très générale, le brevet en cause vise un procédé qui peut être utilisé pour la transformation des pommes de terre dans la production de frites françaises. Le processus utilise l’électricité pour traiter les pommes de terre avant la cuisson afin de réduire la résistance à la coupe. Il existe plusieurs façons d’utiliser l’électricité dans la transformation des aliments. Cela inclut le chauffage ohmique, qui utilise l’électricité pour produire de la chaleur, et les traitements à champ électrique élevé, qui visent à réduire la quantité de chaleur produite. Un sous-ensemble du traitement par champ électrique élevé est le champ électrique pulsé, ou « CEP »
, qui utilise des champs électriques relativement puissants et une série d’impulsions plus courtes pour contrôler l’énergie délivrée au produit alimentaire.
[47] Le rapport de M. Vorobiev porte sur la divulgation et conclut que le brevet ne concerne pas un procédé par CEP, ne décrit pas une réalisation concernant l’utilisation du CEP et n’enseigne pas non plus à la personne versée dans l’art les paramètres du CEP qui pourraient être utilisés pour atteindre les objectifs de l’invention. Si McCain propose une interprétation selon laquelle les allégations sont dirigées vers un processus par CEP, Simplot peut tenter de s’appuyer sur le témoignage de M. Vorobiev dans le cadre d’un argument selon lequel ce qui est revendiqué est plus large que ce qui est divulgué. Bien qu’il puisse être inhabituel qu’un expert fournisse des éléments de preuve pertinents concernant la portée excessive sans tenir compte des revendications, l’invention divulguée fait partie de cette analyse. **Je ne peux éliminer la possibilité que le juge du procès puisse décider que le témoignage de M. Vorobiev est pertinent et nécessaire par rapport à la portée excessive.
[48] Concernant le caractère suffisant, la personne versée dans l’art doit pouvoir produire l’invention en utilisant que les instructions contenues dans la divulgation et ses propres connaissances générales courantes. Une divulgation est insuffisante si le mémoire descriptif requiert la résolution d’un problème. La divulgation doit enseigner à la personne versée dans l’art la manière de mettre toutes les réalisations de l’invention en pratique, sans devoir faire preuve d’ingéniosité inventive ni procéder à une expérimentation excessive, quoiqu’une certaine expérimentation non inventive par essai et erreur puisse être requise (Merck Sharp & Dohme Corp c Pharmascience Inc, 2022 CF 417 au para 252).
[49] M. Vorobiev estime que le mémoire descriptif ne contient pas suffisamment de renseignements pour que la personne versée dans l’art puisse effectuer un processus par CEP et obtenir les résultats divulgués sans une grande quantité d’essais et d’expériences de type erreur. Encore une fois, je ne peux éliminer la possibilité que le juge du procès puisse déterminer que le témoignage de M. Vorobiev est pertinent et nécessaire par rapport à la suffisance.
[50] McCain peut avoir une critique valable selon laquelle les instructions données à M. Vorobiev étaient insuffisantes. Je ne considère pas cela comme une inadmissibilité, mais plutôt le poids qui peut être accordé à la preuve.
[51] Dans la mesure où McCain subira un préjudice du fait du rejet de sa requête, ce préjudice est susceptible d’être indemnisé au titre des dépens. Si McCain est convaincue que le rapport Vorobiev ne sera d’aucune utilité pour le juge de première instance, il n’est pas nécessaire qu’il présente un rapport en réponse. Il est prévu que McCain signifiera un rapport en réponse qui traite de la personne versée dans l’art, des connaissances générales courantes, de l’interprétation des revendications, de l’état de la technique, de la portée excessive et de la suffisance de l’information de toute façon, particulièrement en réponse à M. Sastry. Si McCain choisit de retenir les services d’un autre expert et de signifier un rapport qui ne répond qu’à M. Vorobiev, il peut demander le recouvrement de tous les coûts associés à ce rapport au cas où le témoignage de M. Vorobiev serait exclu ou n’aurait aucun poids.
[52] McCain a une plainte valable selon laquelle les motifs de validité que le rapport Vorobiev était censé aborder n’étaient pas évidents. À la lecture des documents, qui se sont avérés inexacts, j’ai eu l’impression qu’ils visaient l’utilité. Dans ses observations écrites et orales, Simplot a limité l’applicabilité du rapport Vorobiev à la personne versée dans l’art, aux connaissances générales courantes, à l’interprétation des revendications, à l’état de la technique, à la portée excessive et à la suffisance de la divulgation. Outre l’interprétation des revendications, qui est antérieure à la validité et à la violation (Free World Trust, au para 19), on s’attend donc à ce que le rapport Vorobiev ne soit pas invoqué au procès pour cause d’anticipation, d’évidence, d’utilité ou d’ambiguïté.
[53] La décision sur la présente requête est seulement que le rapport Vorobiev ne sera pas radié de façon préliminaire. Il appartient au juge du procès de décider de l’admissibilité ultime du rapport Vorobiev et du poids qu’il convient de lui accorder, le cas échéant.
V. Dépens
[54] La Cour a un plein pouvoir discrétionnaire sur le montant et la répartition des dépens (paragraphe 400(1)).
[55] À la fin de l’audience, les parties ont convenu que les dépens devraient être fixés à 5 000 $, payables à la partie qui obtient gain de cause quelle que soit l’issue de l’affaire.
[56] Ce montant est supérieur à ce qui pourrait être accordé à l’extrémité supérieure de la colonne V du Tarif (3 470 $). Dans le contexte de ce litige de longue date entre des parties averties, je suis convaincu qu’une dérogation au Tarif est justifiée, et que le montant proposé par les parties est raisonnable.
ORDONNANCE dans le dossier T-1624-17
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
La requête de la demanderesse est rejetée.
Les parties devront signifier tout rapport d’expert en réponse au plus tard le 8 décembre 2023, y compris tout rapport d’expert en réponse par la demanderesse au sujet de l’interprétation et de la validité des revendications et tout rapport d’expert en réponse par les défenderesses au sujet de l’interprétation des revendications et de la contrefaçon.
La demanderesse doit signifier et déposer une demande de conférence préparatoire et un mémoire relatif à la conférence préparatoire au plus tard le 22 décembre 2023.
Les dépens sont payables par la demanderesse aux défenderesses, fixés à 5 000 $, quelle que soit l’issue de la cause.
vide
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« Trent Horne »
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vide
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Juge adjoint
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Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1624-17
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INTITULÉ :
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MCCAIN FOODS LIMITED c J.R. SIMPLOT COMPANY ET AUTRES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 27 octobre 2023
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ORDONNANCE et MOTIFS :
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Le juge adjoint HORNE
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DATE DES MOTIFS :
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Le 7 novembre 2023
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COMPARUTIONS :
Mark Davis
Kassandra Shortt
Steven Henderson
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Pour la demanderesse /
Défenderesse reconventionnelle
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Daniel Davies
Matthieu Norton
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Pour les défenderesses /
Demanderesses reconventionnelles
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
CASSELS BROCK & BLACKWELL
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse /
Défenderesse reconventionnelle
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SMART & BIGGAR LLP
Avocats
Ottawa (Ontario)
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Pour les défenderesses /
Demanderesses reconventionnelles
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