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Date : 20231019


Dossier : IMM-3777-22

Référence : 2023 CF 1391

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

RUKHSANA FAROOQ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Rukhsana Farooq, est une citoyenne du Pakistan, âgée de 75 ans. Tous les membres de sa proche famille vivent au Canada; plus aucun ne vit au Pakistan. Après avoir vécu au Canada avec sa fille pendant environ deux ans et demi, sous le statut de visiteuse, Mme Farooq a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande s’appuyait sur son établissement au Canada, sur les difficultés auxquelles elle ferait face si elle devait retourner au Pakistan, et sur l’intérêt supérieur de ses deux petits-enfants canadiens.

[2] Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande de Mme Farooq fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Farooq conteste le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Elle fait valoir que l’agent a commis plusieurs erreurs, notamment en se méprenant sur sa preuve et sur ses observations, et en exigeant, de manière déraisonnable, qu’elle établisse le caractère [traduction] « exceptionnel » des difficultés auxquelles elle serait confrontée.

[3] Dans sa demande de contrôle judiciaire, Mme Farooq a soulevé un certain nombre de questions. Il n’est pas nécessaire que je les traite toutes. Dans le cadre de son appréciation, l’agent a accordé une importance excessive à la question de savoir si Mme Farooq serait en mesure, au Pakistan, d’engager une personne de soutien pour l’aider dans l’administration de ses médicaments. Il s’agit là d’une vision trop étroite d’un facteur pertinent. La question clé, soulevée par Mme Farooq et sa famille au Canada, était leur inquiétude quant au fait que Mme Farooq vive seule au Pakistan, à un âge avancé, avec des problèmes de santé, et sans aucun soutien familial. En outre, l’agent s’est exagérément appuyé sur des solutions de rechange qui, soit n’étaient pas encore accessibles à la famille, soit n’offraient qu’un soulagement temporaire, potentiel et incertain.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[5] La question déterminante, soulevée dans le cadre du présent contrôle judiciaire, est relative à l’appréciation, par l’agent, des considérations soulevées dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les parties conviennent avec moi du fait que je devrais effectuer le contrôle de la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait d’écarter cette présomption.

III. Analyse

[6] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour des considérations d’ordre humanitaire, dont l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire était d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[7] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’existe pas de liste limitée de facteurs justifiant d’en faire usage (Kanthasamy, au para 19). Les facteurs justifiant de faire usage du pouvoir discrétionnaire varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75).

[8] À mon avis, l’agent n’a pas suffisamment tenu compte du facteur des difficultés soulevées par Mme Farooq. L’évènement principal à l’origine de la demande de Mme Farooq fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était le décès soudain de son mari, survenu en janvier 2019. Les deux enfants de Mme Farooq, ses deux petits-enfants, ses sept frères et sœurs et ses cousins vivent tous au Canada. Plus aucun membre de sa proche famille ne vit au Pakistan. La principale préoccupation soulevée était relative au fait que Mme Farooq vive seule et sans famille au Pakistan, compte tenu de son âge et de son état de santé.

[9] Tout en notant qu’il serait [traduction] « plus facile pour toutes les personnes impliquées émotionnellement » que les membres de la famille puissent rester ensemble, l’agent a finalement conclu à [traduction] « l’insuffisance des éléments de preuve fournis pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure de faire face à ses problèmes de santé au Pakistan, ou qu’elle serait incapable de surmonter les difficultés qui pourraient survenir si elle devait y retourner ».

[10] Mme Farooq et sa famille avaient invoqué ses problèmes de santé (sa mauvaise vue, son hypertension artérielle, ses troubles de l’équilibre et son diabète) comme étant un facteur de difficultés si elle devait retourner seule au Pakistan. La famille avait expliqué que Mme Farooq avait autrefois pu compter sur son mari pour effectuer ses piqûres d’insuline quotidiennes et contrôler son taux de glycémie. L’agent a souligné que [traduction] « près d’un an s’[était] écoulé entre le décès du mari de la demanderesse, en janvier 2019, et le moment où la demanderesse [était] venue au Canada, en octobre 2019, et [que] peu d’éléments de preuve [avaient] été fournis pour démontrer que la demanderesse ne pouvait pas se débrouiller seule. »

[11] Mme Farooq conteste cette déclaration, en faisant valoir qu’elle est factuellement fausse. Elle avance que la preuve, présentée à l’agent, démontrait précisément qu’elle n’avait pas pu se débrouiller seule au cours de cette période de neuf mois. Pendant cet intervalle, la fille de Mme Farooq était venue et était restée auprès de sa mère pendant quelques semaines. Elle avait ensuite organisé un arrangement avec une personne du voisinage de Mme Farooq, afin que cette personne lui apporte ses repas et effectue ses injections ainsi que ses contrôles de glycémie quotidiens. Je suis d’accord avec Mme Farooq pour dire que la déclaration de l’agent, mentionnée ci-dessus, aurait pu être mieux formulée. Toutefois, au vu du reste des motifs de l’agent, je ne peux conclure que ce dernier aurait commis une erreur factuelle ou aurait omis de tenir compte de la preuve relative à cette question. L’agent a ensuite précisément relevé les faits qui, selon Mme Farooq, n’auraient pas été pris en considération dans le cadre de la déclaration mentionnée plus haut, soit que, pendant cette période de neuf mois, sa fille avait dû rester auprès d’elle et qu’une personne du voisinage avait ensuite été payée pour assurer sa surveillance médicale. Je ne pense pas que l’agent se soit mépris sur ces éléments de preuve.

[12] Dans le cadre de leur preuve, Mme Farooq et sa fille avaient expliqué que l’arrangement qui avait été trouvé avec la personne du voisinage ne pouvait être une solution de long terme. L’agent en a pris acte, mais il a ensuite noté que la famille n’avait fourni aucune preuve du fait qu’aucune autre solution n’était possible — par exemple, l’embauche d’une infirmière professionnelle ou d’une personne préposée aux services de soutien à la personne. Il est vrai qu’il n’y a aucune preuve à cet égard dans le dossier. Cette absence de preuve est devenue centrale dans l’analyse des difficultés effectuée par l’agent; la question est ainsi devenue celle de savoir si Mme Farooq avait fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’elle [traduction] « ne serait pas en mesure de faire face à ses problèmes de santé au Pakistan ». À mon avis, il s’agit là d’une approche exagérément étroite.

[13] Ce qui était au cœur des difficultés soulevées par Mme Farooq et sa famille, était l’inquiétude quant au bien-être de Mme Farooq, vivant seule et sans aucune famille. S’il est vrai qu’un préposé aux services de soutien à la personne ou une infirmière peuvent s’occuper d’administrer les médicaments, cela ne répond pas à la véritable préoccupation de la famille, soit le fait que la demanderesse vive seule et soit privée du soutien de ses proches. Les difficultés, dont Mme Farooq demande à être soulagée, sont les répercussions liées au fait d’être séparée de tous les membres de sa famille, à ce stade de sa vie. À mon avis, cet aspect de ses difficultés n’a pas été suffisamment pris en compte par l’agent.

[14] Le fait que l’agent se soit fortement appuyé sur l’existence d’autres demandes, perçues comme étant des solutions de rechange, a affecté la façon dont il a apprécié les répercussions liées à la séparation de la famille. Dans deux passages de son analyse, l’agent sous-entend que Mme Farooq disposerait d’autres moyens pour rester auprès de sa famille, au Canada. Il le fait d’abord quand il examine le facteur des liens familiaux dans le cadre de l’établissement de Mme Farooq, puis quand il examine ce facteur dans le cadre des difficultés. De fait, dans son appréciation globale, l’agent s’appuie sur ces moyens de rechange pour amoindrir l’importance du facteur lié à la séparation de la famille. À mon avis, la façon dont l’agent s’est appuyé sur ces moyens de rechange est erronée. Dans son appréciation globale des facteurs pertinents, l’agent a accordé une importance déraisonnable à l’existence de ces moyens de rechange.

[15] L’agent a noté que Mme Farooq et sa fille avaient déposé une demande dans le cadre du programme de parrainage des parents et grands-parents, mais qu’elles n’avaient pas été retenues par le système de tirage au sort. En outre, la preuve présentée à l’agent démontrait que Mme Farooq s’était vu refuser un super visa pour parents et grands-parents. L’agent a sous-entendu que le visa de résidente temporaire à entrées multiples de Mme Farooq, valide pendant une période maximale de dix ans, de même que l’accueil antérieur de deux demandes de fiche de visiteuse afin de prolonger son séjour au Canada, seraient autant d’indices de la possibilité qu’elle aurait de demander à demeurer au Canada à titre temporaire. L’agent a souligné qu’une demande de prolongation du visa de visiteuse de Mme Farooq était alors en cours de traitement, et que d’autres demandes pourraient être ultérieurement présentées.

[16] La seule solution de rechange à la résidence permanente, proposée par l’agent, était le programme de parrainage des parents et grands-parents. Or ni Mme Farooq ni sa famille n’ont accès à ce programme pour le moment. De plus, on ignore si cette situation changera et, le cas échéant, quand cela arrivera. Quant à l’autre proposition de l’agent, selon laquelle Mme Farooq pourrait continuer à demander des prolongations de son visa de visiteuse, elle ne constitue pas un substitut à la résidence permanente. Un statut de visiteuse temporaire est, par nature, incertain; L’issue d’une demande de prolongation ne dépend ni de l’agent ni de Mme Farooq. Dans ces circonstances, il était déraisonnable que l’agent s’appuie fortement sur des solutions de rechange qui étaient alors inaccessibles à la demanderesse ou étaient de nature temporaire (voir Polinovskaia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 FC 696 aux para 28, 29); Akinkugbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 819 aux para 12-15; Antoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 612 au para 13; Bernabe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 295 aux para 4, 33 (citant Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 84 au para 31); Greene c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 18 aux para 9, 10).

IV. La question à certifier

[17] La Cour d’appel fédérale a confirmé que, pour être certifiée, une question doit être une question sérieuse qui a) est déterminante quant à l’issue de l’appel; b) transcende les intérêts des parties au litige; c) porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46).

[18] Mme Farooq a proposé la certification de la question suivante :

[traduction]

Est-il incorrect ou déraisonnable, dans le cadre de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, d’exiger d’un demandeur qu’il établisse que les difficultés auxquelles il serait exposé en cas de renvoi sont exceptionnelles et différentes de celles auxquelles sont exposées les personnes se trouvant dans une situation semblable?

[19] Je n’ai pas tranché la présente affaire en considération du point soulevé par la question proposée pour certification. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’appréciation de l’agent n’a pas porté sur la question de savoir si la situation de Mme Farooq était exceptionnelle. Ce n’est pas cette question qui a fondé la décision de l’agent. Le qualificatif [traduction] « exceptionnel », utilisé une seule fois par l’agent dans ses motifs, ne lui a pas servi de seuil au regard duquel apprécier la situation de Mme Farooq. La question proposée n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Je refuse de la certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3777-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision datée du 8 avril 2022 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-3777-22

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

RUKHSANA FAROOQ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 19 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

Pour la demanderesse

 

Pavel Filatov

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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