Dossier : T-1410-05
Montréal (Québec), le 13 septembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX
ENTRE :
Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu
et
Dans l'affaire d'une cotisation ou des cotisations établies
par le ministre du Revenu national
en vertu d'une ou plusieurs des lois suivantes :
la Loi de l'impôt sur le revenu, le Régime de pensions du Canada
et la Loi sur l'assurance-emploi
et
7065, rue Jogues
Montréal (Québec) H4E 2W9
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Le 17 août 2005, un de mes collègues, sur demande ex parte d'urgence du Ministre du Revenu national (le Ministre) en vertu de l'article 225.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la Loi), a autorisé le Ministre à prendre immédiatement toutes les mesures visées à l'article 225.1(1) de la Loi afin de percevoir et/ou de garantir le paiement des sommes dues par Jean Gravel aux termes de ladite loi suite à de nouvelles cotisations émises en novembre 2001 pour les années fiscales de 1997 et 1998. Ces nouvelles cotisations sont contestées présentement par M. Gravel devant la Cour canadienne de l'impôt.
[2] L'ordonnance d'autorisation a été émise uniquement sur la base de l'affidavit et pièces jointes d'un agent de recouvrement au bureau des services fiscaux de l'Agence des douanes et du revenu du Canada (l'Agence) ainsi que les prétentions écrites au soutien de la requête ex parte.
[3] L'article 225.2(8) de la Loi dispose que le contribuable visé par l'autorisation émise ex parte peut demander à un juge de cette Cour de réviser l'autorisation, ce que Jean Gravel a fait.
[4] L'article 225.2(11) de la Loi prévoit que le juge en révision peut confirmer, annuler ou modifier l'autorisation et rendre toute autre ordonnance qu'il juge indiquée.
[5] Hier, après avoir entendu les procureurs et pour motifs énoncés que, par les présentes, je confirme, j'ai annulé l'ordonnance autorisant le Ministre de prendre des mesures d'exécution immédiate contre Jean Gravel.
[6] Dans l'arrêt Canada (ministre du Revenue national - M.R.N.) c. Services M.L. Marengère Inc., [1999] A.C.F. no1840, cette Cour a résumé les principes entourant l'octroi ex parte d'une ordonnance d'exécution immédiate de mesures de recouvrement.
[7] Au paragraphe 63 de cet arrêt, cette Cour décrit les objectifs de l'article 225.2 et certains principes sous-jacents comme suit :
(1) La disposition concernant le recouvrement de protection porte sur la question de savoir si le délai qui découle normalement du processus d'appel compromet le recouvrement. Il ressort du libellé de la disposition qu'il est nécessaire de montrer qu'en raison du délai que comporte l'appel, le contribuable sera moins capable de verser le montant de la cotisation. En d'autres termes, il ne s'agit pas de déterminer si le recouvrement lui-même est compromis, mais plutôt s'il est en fait compromis en raison du délai à la suite duquel il sera vraisemblablement effectué.
(2) En ce qui concerne le fardeau de la preuve, la personne qui présente une requête en vertu du paragraphe 225.2(8) a le fardeau initial de prouver qu'il existe des motifs raisonnables de croire que le critère prévu au paragraphe 225.2(2) n'a pas été respecté, c'est-à-dire que l'octroi d'un délai pour payer le montant de la cotisation compromettrait le recouvrement de tout ou partie de ce montant. Toutefois, la Couronne a le fardeau ultime de justifier l'ordonnance de recouvrement de protection accordée sur une base ex parte.
(3) La preuve doit démontrer que, selon toute probabilité, il est plus probable qu'autrement que l'octroi d'un délai compromette le recouvrement. Il ne s'agit pas de savoir si la preuve démontre au-delà de tout doute raisonnable que le délai accordé au contribuable compromettrait le recouvrement du montant en question.
(4) Le ministre peut certainement agir non seulement dans les cas de fraude ou dans les situations qui s'y apparentent, mais aussi dans les cas où le contribuable risque de dilapider, liquider ou autrement transférer son patrimoine pour se soustraire au fisc : bref, pour parer à toute situation où les actifs d'un contribuable peuvent, à cause de l'écoulement du délai, fondre comme neige au soleil. Toutefois, le simple soupçon ou la simple crainte que l'octroi d'un délai puisse compromettre le recouvrement n'est pas suffisant en soi. Comme le juge Rouleau l'a dit dans la décision 1853-9049 Québec Inc., supra, il s'agit de savoir si le ministre a des motifs raisonnables de croire que le contribuable dilapiderait, liquiderait ou transférerait autrement son patrimoine, de façon à compromettre le recouvrement du montant qui est dû. Le ministre doit démontrer que les actifs du contribuable peuvent entre temps être liquidés ou faire l'objet d'une saisie de la part d'autres créanciers et ainsi lui échapper.
(5) Une ordonnance de recouvrement ex parte est un recours exceptionnel. Revenu Canada doit faire preuve d'une extrême bonne foi et faire une divulgation franche et complète. Sur ce point, le juge Joyal a fait les remarques suivantes dans la décision Peter Laframboise c. La Reine, [1986] 3 C.F. 521, à la page 528:
L'argument des avocats du contribuable pourrait être défendable si les éléments de preuve dont je dispose se limitaient à ce seul affidavit. Mais, comme les procureurs de la Couronne me l'ont rappelé, j'ai le droit de prendre connaissance de tous les éléments que renferment les autres affidavits. Ceux-ci pourraient aussi faire l'objet d'une savante analyse quant aux motivations profondes du déposant, mais je trouve que, dans l'ensemble, les éléments essentiels que renferment ces affidavits ainsi que la preuve qu'ils apportent satisfont aux critères établis et sont suffisamment étayés pour justifier les mesures prises par le Ministre.
Dans la décision Duncan, supra, après avoir cité les remarques que le juge Joyal avaient faites dans la décision Laframboise, supra, le juge en chef adjoint Jérome a dit que le ministre doit faire une divulgation suffisante (raisonnable).
[8] La divulgation franche et complète de tous renseignements pertinents par le Ministre est une condition sine qua non pour l'obtention d'une telle autorisation.
[9] Dans l'arrêt Services M.L. Marengère précité, cette Cour s'exprime :
[72] Compte tenu de ces décisions, le ministre doit faire une divulgation franche et complète des faits connus, pertinents et importants afin d'obtenir une ordonnance de recouvrement de protection ex parte. [¼]
[10] À mon avis, le dossier de requête du Ministre déposé devant mon collègue pour obtenir l'autorisation ex parte renfermait plusieurs lacunes qui, si j'avais été lui, m'auraient induit en erreur parce que ces lacunes m'auraient fait croire que M. Gravel dilapidait ses actifs pour frustrer le recouvrement de sa dette présumée à l'Agence.
[11] Tel fut le cas, par exemple, concernant la valeur nette d'immeubles dont il était propriétaire, sa possession de certaines voitures et l'existence d'un navire dans lequel il avait possiblement un intérêt.
[12] Je suis très reconnaissant à la procureure du Ministre d'avoir reconnu, durant l'audience, les problèmes dans ce dossier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que l'autorisation accordée le 17 août 2005 par le juge von Finckenstein est annulée avec dépens en faveur de M. Gravel. Je demande aux parties de s'accorder sur le quantum des dépens et en cas de désaccord je retiens compétence pour trancher cette question.
JUGE
INTITULÉ: Dans l'affaire de la Loi de l'impôt sur le revenu
et
Dans l'affaire d'une cotisation ou des cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu d'une ou plusieurs des lois suivantes : la Loi de l'impôt sur le revenu, le Régime de pensions du Canada et la Loi sur l'assurance-emploi
et
JEAN GRAVEL
7065, rue Jogues
Montréal (Québec) H4E 2W9
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 12 septembre 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE LEMIEUX
DATE DES MOTIFS : Le 13 septembre 2005
COMPARUTIONS:
Julie Mousseau POUR LA CRÉANCIÈRE JUDICIAIRE
Michel Labelle POUR LE DÉBITEUR JUDICIAIRE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
John H. Sims, c.r. POUR LA CRÉANCIÈRE JUDICIAIRE
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
MICHEL LABELLE AVOCATS POUR LE DÉBITEUR JUDICIAIRE
Montréal (Québec)