Dossier : IMM-3262-22
Référence : 2023 CF 1400
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2023
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE : |
ALIAKSANDR TARASEVICH |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, M. Aliaksandr Tarasevich, a demandé la résidence permanente par l’intermédiaire de son épouse, Mme Alena Tarasevich, qui a présenté une demande de parrainage d’un époux à l’étranger (la demande de parrainage
). Un agent de migration à l’ambassade du Canada à Varsovie a rejeté la demande après avoir conclu que M. Tarasevich était interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations, criminalité et grande criminalité. En raison de la conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité, le rejet par l’agent de la demande de parrainage ne peut pas être porté en appel devant la Section d’appel de l’immigration [la SAI] aux termes du paragraphe 64(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] Le demandeur soulève de nombreuses questions dans le cadre du contrôle judiciaire. À mon avis, la question déterminante se rapporte à la conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité tirée par l’agent. Les brefs motifs que l’agent a fournis sur la question ne permettent pas d’expliquer son raisonnement et ne sont pas adaptés aux observations présentées par le demandeur et son épouse. Il s’agit d’une question déterminante parce qu’elle a empêché le demandeur de porter la décision de l’agent en appel devant la SAI.
[3] Puisque je ne suis pas convaincue que la conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité est raisonnable, l’affaire doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Étant donné que le demandeur pourrait finir par avoir le droit d’interjeter appel sur le fond de la décision devant la SAI au titre du paragraphe 63(1) de la LIPR, je me limiterai à examiner la conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité tirée par l’agent.
[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.
II. Questions préliminaires
A. Demandeur légitime
[5] La demande de contrôle judiciaire a initialement été présentée par Mme Alena Tarasevich, épouse de M. Aliaksandr Tarasevich, et désignait celle-ci comme demanderesse. Dans ses documents écrits, le défendeur a soulevé des doutes en ce qui concerne la qualité de Mme Tarasevich pour introduire la présente demande de contrôle judiciaire puisque la demande de résidence permanente sous-jacente est celle de M. Tarasevich et non celle de son épouse, qui est déjà citoyenne du Canada. Les parties ont convenu que l’affaire pourrait se poursuivre si M. Aliaksandr Tarasevich confirmait qu’il souhaitait être constitué comme demandeur et adopter les observations et les éléments de preuve précédemment déposés par son épouse.
[6] La Cour a reçu la confirmation de M. Aliaksandr Tarasevich qu’il consentait à être constitué comme demandeur et qu’il souscrivait aux observations présentées par Mme Alena Tarasevich. Par conséquent, en vertu de l’article 104 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], la Cour ordonne avec effet immédiat que M. Aliaksandr Tarasevich soit constitué comme demandeur dans la présente affaire et que Mme Alena Tarasevich soit mise hors de cause. L’intitulé est modifié avec effet immédiat de manière à désigner M. Aliaksandr Tarasevich à titre de seul demandeur.
[7] En l’espèce, j’ai aussi modifié la règle énoncée à l’article 119 des Règles, qui prévoit qu’une personne physique peut agir seule ou se faire représenter par un avocat. J’ai accepté les observations écrites et orales présentées par Mme Alena Tarasevich, l’épouse du demandeur.
B. Éléments de preuve exclus
[8] Le défendeur a fait valoir que l’affidavit supplémentaire de Mme Tarasevich, daté du 11 février 2023, contient des renseignements dont la Cour n’a pas été dûment saisie. Je reconnais que l’affidavit et les pièces jointes contiennent de nouveaux éléments de preuve concernant la situation de l’un des fils de Mme Tarasevich qui n’ont pas été présentés à l’agent. Les éléments de preuve dont le décideur n’était pas saisi ne sont admissibles que dans des circonstances très limitées, dont aucune ne s’applique en l’espèce (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17–20; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 791 au para 28).
[9] Je n’ai pas tenu compte des renseignements énoncés à partir du deuxième paragraphe de la page 5 de l’affidavit supplémentaire de Mme Tarasevich.
III. Contexte du processus de parrainage d’un époux
[10] La chronologie de la relation entre le demandeur et son épouse est longue, et il n’est pas nécessaire de la répéter dans la présente décision. Je n’examinerai que les faits importants et incontestés qui ont trait à la question déterminante dans le cadre du contrôle judiciaire.
[11] Mme Tarasevich a été mariée au frère du demandeur et a eu cinq enfants avec cet homme. Les deux plus jeunes enfants ont été conçus après leur séparation, alors que Mme Tarasevich était mariée au demandeur, le frère de son ex-mari.
[12] La conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité se rapporte aux certificats de naissance des deux plus jeunes enfants, qui désignent le demandeur à titre de père. Ces certificats de naissance ont été joints à la demande de parrainage.
[13] En février 2020, le demandeur a reçu une première lettre d’équité procédurale en lien avec la demande de parrainage. Dans la lettre, l’agent faisait état de doutes concernant l’authenticité de la relation, la possibilité que le demandeur ait fait une fausse déclaration en raison de son défaut de déclarer qu’il avait déjà présenté une demande de résidence permanente qui a été rejetée, et la filiation biologique entre le demandeur et les deux enfants.
[14] Le demandeur et son épouse ont répondu à la lettre d’équité procédurale en mai 2020. Ils ont admis que le demandeur n’était pas le père biologique des deux plus jeunes enfants. Ils ont expliqué qu’à la naissance des deux enfants en question, Mme Tarasevich était déjà divorcée du frère du demandeur, qui était dans une nouvelle relation, et le demandeur et Mme Tarasevich avaient décidé d’élever les enfants ensemble. Le demandeur et Mme Tarasevich ont expliqué que c’était dans ce contexte qu’ils avaient indiqué le nom du demandeur à titre de père dans les documents d’enregistrement de la naissance.
[15] Le demandeur a reçu une autre lettre d’équité procédurale en juillet 2020. Dans la nouvelle lettre, l’agent se penchait sur la question de la possible interdiction de territoire du demandeur pour grande criminalité par application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, en raison des certificats de naissance joints à la demande de parrainage. L’agent a précisément fait référence à l’article 368 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, qui porte sur l’emploi, la possession ou le trafic d’un document contrefait.
[16] Le demandeur et son épouse ont répondu à la lettre au cours du même mois. Dans leurs observations, ils ont contesté l’application de l’article 368 du Code criminel à leur situation. Plus précisément, ils ont nié que les certificats de naissance étaient des « documents contrefaits »
.
IV. Décision faisant l’objet du contrôle
[17] Le 8 février 2022, l’agent a rejeté la demande de parrainage après avoir conclu que le demandeur était interdit de territoire pour divers motifs. L’agent a conclu que, puisque le demandeur avait fourni de faux renseignements au Bureau du registraire général de l’Ontario (en indiquant qu’il était le père de deux des enfants de sa répondante) et puisqu’il avait ensuite présenté les certificats de naissance qui le désignaient comme père dans la demande de parrainage, il était interdit de territoire pour fausses déclarations aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, pour criminalité aux termes de l’alinéa 36(2)c) de la LIPR et pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.
[18] L’agent a précisé que, puisque le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité par application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, ni lui ni sa répondante ne pouvaient interjeter appel de la décision auprès de la SAI. En effet, dans les situations où un étranger ou son répondant a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité par application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, le paragraphe 64(1) de la LIPR prévoit qu’il n’est pas possible d’interjeter appel de la décision.
V. Question en litige et norme de contrôle applicable
[19] Comme je l’ai mentionné précédemment, la seule question que j’examinerai est la conclusion de l’agent quant à l’interdiction de territoire de M. Tarasevich pour grande criminalité. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.
[20] La Cour suprême du Canada a indiqué qu’une « décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Le décideur administratif doit veiller à ce que l’exercice de tout pouvoir public soit « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet »
(Vavilov, au para 95).
VI. Conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité
[21] Les motifs de l’agent se rapportant à sa conclusion d’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR sont succincts. La décision de l’agent est déraisonnable, parce que celui-ci n’a pas procédé à l’analyse requise et n’a pas traité des observations du demandeur.
[22] Suivant l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, le fait de « commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans » emporte interdiction de territoire pour grande criminalité »
.
[23] Pour conclure que l’article 36(1)c) de la LIPR s’applique, il faut procéder à une analyse complexe, qui nécessite de se poser un certain nombre de questions : Qui a commis les actes en question? Où les actes allégués ont-ils commis? Les actes allégués constituent-ils une infraction à l’endroit où ils ont été commis? Les actes constitueraient-ils une infraction s’ils avaient été commis au Canada? De quelle infraction s’agirait-il au Canada? Est-ce que cette infraction au Canada est punissable d’une peine maximale d’emprisonnement d’au moins 10 ans?
[24] Les motifs de l’agent en lien avec la conclusion d’interdiction de territoire pour grande criminalité se limitent à ce qui suit :
[traduction]
Vous avez fourni de faux renseignements au Bureau du registraire général de l’Ontario selon lesquels vous êtes le père d’au moins deux des enfants de votre répondante [noms des enfants]… Je suis convaincu que vous avez intentionnellement fourni des renseignements trompeurs pour obtenir les certificats de naissance qui ont ensuite été soumis à IRCC dans le but d’étayer une relation qui n’existe peut-être pas en réalité.
Cet acte constitue une infraction sous le régime des lois du lieu où il a été commis. S’il avait été commis au Canada, cet acte constituerait une infraction aux termes du paragraphe 377(1) du Code criminel du Canada, qui porte sur les documents endommagés :
377(1) Est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque illégalement, selon le cas :
b) insère ou fait insérer, dans un registre ou une copie que mentionne l’alinéa a), une inscription qu’il sait être fausse au sujet d’une naissance, d’un baptême, d’un mariage, d’un décès ou d’une sépulture, ou efface de ce registre ou de cette copie toute partie essentielle;
Ensuite, sachant que ces documents contenaient de faux renseignements, vous les avez présentés comme étant authentiques, ce qui constitue une infraction aux termes des articles 366 et 368 du Code criminel du Canada.
[25] Les motifs de l’agent soulèvent de nombreuses questions : Est-ce que les actes en question ont été commis par le demandeur ou par sa répondante, qui est citoyenne canadienne? Où les actes ont-ils été commis? Plus précisément, ont-ils été commis à l’étranger? Quels sont les actes précis qui auraient été commis à l’étranger? Si les actes allégués ont été commis à l’étranger, quelle est l’infraction applicable dans le lieu où ils ont été commis?
[26] Les motifs de l’agent soulèvent également de nombreuses questions en ce qui concerne les infractions canadiennes équivalentes. L’agent n’a pas expliqué en quoi les actions du demandeur seraient visées par les dispositions du Code criminel citées. Je souligne d’abord que l’article 377 du Code criminel prévoit une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans. Il n’est donc pas pertinent dans le contexte de l’application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, qui exige que l’infraction équivalente soit punissable d’une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans.
[27] Les articles 366 et 368 du Code criminel prévoient tous les deux une peine maximale d’emprisonnement d’au moins dix ans et sont donc pertinents, mais l’agent n’a pas expliqué comment ces dispositions s’appliqueraient aux actes commis par le demandeur. Ces deux dispositions concernent respectivement la fabrication de faux documents, notamment par altération, addition ou enlèvement, et la possession et l’emploi d’un document contrefait. Le demandeur et son épouse ont répondu directement à l’allégation formulée dans la lettre d’équité procédurale selon laquelle ils avaient employé un « faux »
document. Ils ont soutenu que les certificats de naissance n’étaient pas des « faux »
, mais qu’il s’agissait de documents valides. L’agent n’a pas traité de cette observation dans ses motifs.
[28] L’interdiction de territoire pour grande criminalité a des conséquences importantes pour le demandeur et sa famille. Elle a eu pour effet immédiat de priver la répondante du demandeur de la possibilité de faire appel du rejet de la demande de parrainage auprès de la SAI. Étant donné les conséquences importantes de sa décision, l’agent avait une obligation accrue de fournir des motifs adaptés aux questions soulevées pour justifier sa décision au demandeur (Vavilov, au para 133).
[29] Je conclus que la décision de l’agent concernant l’interdiction de territoire pour grande criminalité ne présente pas les caractéristiques d’une décision raisonnable. Les motifs de l’agent ne sont pas adaptés aux observations du demandeur et n’expliquent pas de manière transparente, intelligible et justifiée pourquoi le demandeur a été jugé interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.
[30] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3262-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
M. Aliaksandr Tarasevich est constitué comme demandeur dans la présente affaire et Mme Alena Tarasevich est mise hors de cause. L’intitulé est modifié avec effet immédiat de manière à désigner M. Aliaksandr Tarasevich à titre de seul demandeur.
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision du 8 février 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’IRCC pour nouvelle décision.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3262-22 |
INTITULÉ :
|
ALIAKSANDR TARASEVICH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 18 AVRIL 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SADREHASHEMI
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 20 OCTOBRE 2023
|
COMPARUTIONS :
Alena Tarasevich |
POUR LE DEMANDEUR |
Prathima Prashad |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |