Date : 20231026
Dossier : T-247-23
Référence : 2023 CF 1429
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2023
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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QSL CANADA INC.
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demanderesse/défenderesse reconventionnelle
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CLIFFS MINING COMPANY
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défenderesse/demanderesse reconventionnelle
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et
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UNITED STATES STEEL CORPORATION
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le présent litige concerne essentiellement des services d’acconage fournis au port de Québec par la demanderesse, QSL Canada Inc. [QSL], aux deux défenderesses, Cliffs Mining Company [Cliffs] et United States Steel Corporation [US Steel]. Dans le cadre de la présente requête, US Steel sollicite une ordonnance en vue d’obtenir l’exécution de la clause d’élection de for applicable qui selon elle lie la société et QSL, laquelle exige que les tribunaux de la Pennsylvanie soient saisis de tout litige entre les parties se rapportant à leur contrat d’acconage.
[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejette la présente requête. En bref, je ne suis pas convaincu que la clause contractuelle d’élection de for invoquée par US Steel lie les parties, ni que, conformément aux principes du forum non conveniens, les tribunaux de la Pennsylvanie constituent un for plus approprié pour trancher le litige sous-jacent. Enfin, je ne peux non plus souscrire au point de vue de US Steel selon lequel le genre de réparation sollicité par QSL, sous forme d’un jugement déclaratoire, est inapproprié en l’espèce.
II. Contexte
[3] QSL fournit des services d’acconage et de logistique, en particulier aux quais Q-52B et Q-53 de son terminal dans le secteur Beauport du port de Québec; les services de la société comprennent notamment la manutention de marchandises en vrac, y compris le chargement et le déchargement de navires, ainsi que l’entreposage de ces marchandises à son terminal.
[4] À la fin du mois de juillet 2022, environ 30 000 tonnes métriques de boulettes de minerai de fer Flex en vrac [les boulettes Flex] entreposées pour le compte de US Steel et environ 91 000 tonnes métriques de boulettes de minerai de fer Hibbing en vrac [les boulettes Hibbing] entreposées pour le compte de Cliffs étaient entassées côte à côte au quai Q-52B, et une partie des boulettes Hibbing était aussi entreposée dans des trémies au quai Q-53; les marchandises étaient arrivées au port de Québec au cours du mois à bord d’un certain nombre de lacquiers canadiens. QSL s’était occupée du déchargement et de l’entassage des cargaisons au terminal et dans les trémies. Le 31 juillet 2022, le navire océanique MAGIC THUNDER est arrivé au port de Québec dans le but de charger un peu moins de 82 000 tonnes métriques de boulettes Hibbing destinées au client de Cliffs à Hambourg. Cependant, QSL a plutôt chargé à bord du navire environ 61 000 tonnes métriques de boulettes Hibbing ainsi qu’environ 21 000 tonnes métriques de boulettes Flex de US Steel; le mélange des cargaisons de minerai de fer – qui aurait entraîné, du point de vue de US Steel, l’appropriation illicite de ses boulettes Flex – a été découvert par QSL au début du mois d’août, les défenderesses en ayant été informées peu après.
[5] Après un certain nombre d’échanges et de discussions, le ton s’est durci. À la fin du mois de janvier 2023, QSL a reçu une lettre de mise en demeure de Cliffs visant à lui réclamer des dommages-intérêts de 7 839 447,98 $ CA par suite du mélange de sa cargaison avec celle de US Steel, sous la menace d’une poursuite dans l’éventualité où QSL refuserait de payer la somme réclamée dans les 15 jours suivant la réception de la lettre. Ne voulant pas attendre d’être poursuivie, QSL a intenté l’action sous-jacente contre Cliffs devant la Cour le 7 février 2023, en vue d’obtenir notamment un jugement déclaratoire portant que, selon les termes de son contrat d’acconage avec Cliffs, QSL n’est pas responsable du préjudice découlant du mélange des cargaisons et, subsidiairement, que QSL avait le droit, en vertu du contrat, de limiter sa responsabilité envers Cliffs à 17 022,60 $ CA; Cliffs a déposé sa défense et une demande reconventionnelle afin de réclamer des dommages-intérêts à QSL.
[6] À la fin du mois de février 2023, QSL a reçu une mise en demeure de US Steel visant à lui réclamer des dommages-intérêts de 4 629 211,47 $ US, encore une fois sous la menace d’une poursuite dans l’éventualité où l’affaire ne serait pas réglée au plus tard le 15 mars 2023. Le 24 février 2023, QSL a modifié sa déclaration afférente à l’action sous-jacente afin d’inclure US Steel à titre de codéfenderesse, et elle a également sollicité un jugement déclaratoire portant qu’elle avait le droit de limiter sa responsabilité envers US Steel à 17 022,60 $ CA selon les termes de leur contrat d’acconage. À la demande de QSL, l’action sous-jacente se poursuit actuellement à titre d’instance à gestion spéciale conformément à l’article 384 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], à laquelle est affecté un juge responsable de la gestion de l’instance depuis le 6 septembre 2023.
[7] Pour ne pas être en reste, US Steel a fait deux choses. Tout d’abord, elle a déposé la présente requête le 21 avril 2023, en vue d’obtenir le rejet de l’action sous-jacente intentée à son encontre au motif que sa clause [traduction] « Droit applicable » – laquelle comporte un élément d’élection de for qui impose la compétence des tribunaux de la Pennsylvanie – a été incorporée par renvoi au contrat d’acconage qu’elle a conclu avec QSL. Cette clause est libellée ainsi :
[traduction]
Le bon de commande ainsi que ses termes et conditions sont régis exclusivement par les lois du Commonwealth de Pennsylvanie, à l’exclusion des dispositions relatives aux conflits de lois de la Pennsylvanie. LE VENDEUR ACCEPTE DE MANIÈRE IRRÉVOCABLE QUE TOUTE ACTION OU PROCÉDURE SOLLICITANT L’APPLICATION OU L’INTERPRÉTATION DU BON DE COMMANDE OU DE SES TERMES ET CONDITIONS PEUT ÊTRE INTENTÉE DEVANT LES TRIBUNAUX DU COMMONWEALTH DE PENNSYLVANIE DANS LE COMTÉ D’ALLEGHENY, EN PENNSYLVANIE, OU LA COUR DE DISTRICT FÉDÉRALE POUR LE DISTRICT OUEST DE LA PENNSYLVANIE À PITTSBURGH, EN PENNSYLVANIE. EN ACCEPTANT LE BON DE COMMANDE, LE VENDEUR PAR LES PRÉSENTES SE SOUMET IRRÉVOCABLEMENT À LA COMPÉTENCE DE CES TRIBUNAUX ET RENONCE IRRÉVOCABLEMENT À TOUTE OBJECTION QU’IL A OU POURRAIT AVOIR À L’ÉGARD DU LIEU OÙ SONT SITUÉS CES TRIBUNAUX ET AU DROIT DE RENVOYER CETTE ACTION OU PROCÉDURE DEVANT UN AUTRE TRIBUNAL.
[Non souligné dans l’original.]
[8] De plus, US Steel a déposé une plainte contre QSL en vue d’obtenir une indemnisation complète devant la cour de district des États-Unis pour le district ouest de la Pennsylvanie, laquelle siège à Pittsburgh [l’action intentée aux États-Unis]. Je signale que les détails de l’action intentée aux États-Unis ne sont pas clairs, sauf ce qui a été mentionné à l’égard de ces procédures dans le dossier et à l’audience devant moi. Cependant, le dossier révèle que, le 24 juillet 2023, la cour de district des États-Unis a rejeté sans motif la requête présentée par QSL en vue d’obtenir la suspension de l’action intentée aux États-Unis, l’affaire étant actuellement à l’étape des interrogatoires préalables.
[9] De son côté, et contrairement à ce qu’affirme US Steel, QSL allègue que ses termes et conditions standards, qui comportent une clause relative au droit applicable et à la juridiction, ont été intégrés au contrat d’acconage. La clause de QSL « Droit applicable et juridiction » est libellée ainsi :
Toutes les réclamations et tous les différends découlant de nos Services ou liés à ceux-ci, qu’ils soient contractuels ou délictuels, seront soumis à un tribunal ayant compétence en la matière dans la ville de Québec et conformément au droit maritime canadien tel qu’appliqué dans la province de Québec. Nonobstant ce qui précède, les réclamations ou les différends qui n’excèdent pas 50 000 $CAN seront soumis à un arbitrage final dans la ville de Québec, conformément à la procédure des petites créances alors en vigueur des règles de l’Association des arbitres maritimes du Canada.
[Non souligné dans l’original.]
[10] En plus de faire valoir l’application de sa propre clause d’élection de for, QSL affirme que la présente requête devrait être rejetée parce que la clause d’élection de for applicable qui lie les parties fait l’objet d’un litige et parce que la question de savoir ce qui constitue le contrat applicable est une question mixte de fait et de droit qui doit être tranchée sur le fond par le juge saisi de l’action sous-jacente, voire au moyen d’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire après les interrogatoires préalables conformément aux articles 213 et suivants des Règles.
III. Analyse
[11] Je dois d’abord mentionner que US Steel avait au départ formulé la présente requête comme une requête en radiation pour défaut de compétence au titre de l’alinéa 221(1)a) des Règles, selon le critère du caractère évident et manifeste – ce qui s’apparente à la manière dont les tribunaux du Québec appliquent les clauses d’élection de for. Bien qu’il convienne de saisir la Cour d’une requête en radiation des actes de procédure en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles lorsque la compétence d’attribution de la Cour est contestée (Black & White Merchandising Co Ltd c Deltrans International Shipping Corporation, 2019 CF 379 aux para 32-33; Hodgson c Bande indienne d’Ermineskin no 942, 2000 CanLII 15066 (CF), conf par [2000] ACF no 2042 (CAF), autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2001] SCCA No 67 (QL)), il n’y a aucun doute en l’espèce – du moins aucun n’est soulevé par US Steel – que la Cour ne jouit pas d’une compétence d’attribution compte tenu de la nature maritime de la réclamation sous-jacente pour les dommages causés aux facultés maritimes.
[12] Dans le contexte de l’application des clauses d’élection de for, il faut plutôt se référer à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi], une disposition qui habilite la Cour à suspendre les procédures – non pas à les rejeter – pour quelque raison que ce soit lorsque l’intérêt de la justice l’exige. L’article 50 de la Loi est libellé ainsi :
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A. Suspension de l’action sous-jacente conformément à la clause d’élection de for de US Steel
[13] Le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer des clauses d’élection de for tire son origine de la common law, et, pour reprendre les propos du juge Harrington dans la décision Hitachi Maxco Ltd c Dolphin Logistics Company Ltd, 2010 CF 853 [Hitachi Maxco], au paragraphe 23 : « la Cour, à sa discrétion, a toujours eu compétence pour entendre une cause sur le fond, nonobstant une clause [d’élection de for étranger] ». (Voir aussi The Eleftheria, [1969] 1 Lloyd’s Rep 237, [1969] 2 All ER 641 [The Eleftheria] à la p 645 (renvoi aux All ER); Uber Technologies Inc c Heller, 2020 CSC 16, [2020] 2 RCS 118 au para 272). Cela dit, « [t]outefois, la jurisprudence, particulièrement au Canada, avait évolué de telle sorte qu’un tribunal qui aurait autrement compétence devrait, à sa discrétion, accorder une suspension à la lumière d’une clause [d’élection de for étranger] »
(Hitachi Maxco, au para 23).
[14] Bref, en l’absence d’une disposition législative applicable s’apparentant à l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 [la LRMM], lequel ne s’applique pas en l’espèce, lorsqu’une partie présente une requête en suspension des procédures visant à donner effet à une clause d’élection de for – par opposition à une clause d’arbitrage – conformément au paragraphe 50(1) de la Loi, l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire est assujetti au critère des « motifs sérieux », lequel impose à la partie qui conteste l’application de la clause le fardeau de convaincre la Cour qu’un motif valable justifie qu’elle n’applique pas cette clause (The Eleftheria, à la p 645; ZI Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27, [2003] 1 RCS 450, aux para 19, 20 et 39; Arc-En-Ciel Produce Inc c BF Leticia (Navire), 2022 CF 843 au para 142). Le juge Fothergill a récemment résumé ce principe au paragraphe 3 de la décision General Entertainment and Music Inc c Gold Line Telemanagement Inc, 2022 CF 418 (conf par 2023 CAF 148) [Gold Line] :
Selon cet arrêt, une fois convaincue qu’[une clause d’élection de for incluse dans] un connaissement valablement conclu lie par ailleurs les parties, la cour doit faire droit à la demande de suspension, à moins que le demandeur ne fasse valoir des « motifs assez sérieux » pour lui permettre de conclure qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger que le demandeur se conforme à cette clause.
[Non souligné dans l’original.]
(Voir aussi Great White Fleet c Arc-En-Ciel Produce Inc, 2021 CAF 70 au para 14).
[15] Toutefois, en l’espèce, je n’ai pas besoin d’examiner les facteurs dont il faut tenir compte lorsqu’on examine le critère des « motifs sérieux » par rapport à la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel, ni de déterminer si QSL s’est acquittée de son fardeau de me convaincre de ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire afin de suspendre la présente action conformément à cette clause. En termes simples, je ne suis pas convaincu au vu du dossier à ma disposition, le fardeau de la preuve incombant à US Steel, que la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel a été dûment intégrée au contrat d’acconage des parties et que, par conséquent, elle lie les parties.
[16] À la lumière de la preuve, US Steel semble entretenir une relation d’affaires de longue date avec QSL, puisqu’elle expédiait ses cargaisons au moyen des installations de QSL au port de Québec depuis environ 2003. La nature des relations contractuelles entre les parties ne semble pas avoir beaucoup changé au fil du temps; dans son témoignage, M. Geoff Lemont, aujourd’hui vice-président des ventes à QSL, a déclaré que, vers la fin de chaque saison de transport maritime, ou au cours des trois premiers mois de l’année suivante, le gestionnaire des matières premières de US Steel – qui, depuis au moins 2019, si j’ai bien compris, est M. Nathaniel E. Joseph, aujourd’hui gestionnaire principal des matières premières à US Steel – communiquait avec lui afin de discuter de la quantité prévue de boulettes de fer qui devaient être expédiées au terminal de QSL dans le secteur Beauport pendant la saison de transport maritime suivante. Comme le font souvent les gens d’affaires, ils se concentraient principalement sur les tarifs d’acconage pour la saison suivante. Je tiens également à mentionner que la saison du transport maritime pour le commerce des Grands Lacs canadiens par la voie maritime du Saint-Laurent et le fleuve Saint-Laurent s’étend généralement chaque année de l’ouverture de la voie maritime vers la mi-mars jusqu’à la fermeture de la voie maritime vers la fin de décembre.
[17] Une fois les tarifs convenus, M. Lemont envoyait habituellement un courriel à M. Joseph pour confirmer les nouveaux tarifs pour la saison de transport maritime suivante, auquel il joignait aussi le contrat d’acconage de QSL [le projet d’entente de QSL] dans lequel sont énoncées diverses modalités, notamment l’étendue des travaux, la durée du contrat, les dispositions relatives à la responsabilité, les tarifs, la désignation du navire, les staries et surestaries, ainsi que les termes et conditions standards. Comme l’a confirmé M. Lemont dans son affidavit et lors de son contre-interrogatoire, du moins au cours des dernières années, US Steel n’avait pas l’habitude de signer le projet d’entente de QSL; US Steel ne conteste pas cette affirmation. Cependant, les cargaisons étaient expédiées par US Steel et les services d’acconage étaient fournis par QSL chaque année.
[18] Après que le projet d’entente de QSL était envoyé par courriel à US Steel, à des fins de planification, le service de l’approvisionnement de US Steel envoyait généralement ensuite à QSL les prévisions des expéditions entrantes pour les mois à venir, ainsi que des bons de commande de temps en temps au cours de l’année afin de déclencher certaines expéditions. Du moins selon M. Lemont, tout au long de la relation d’affaires entre les parties, y compris pendant la saison de transport maritime 2022, US Steel a agi comme si les parties étaient liées par le projet d’entente de QSL tel qu’il avait été soumis par QSL pour cette année-là, et à aucun moment US Steel n’a formulé une objection, un refus ou un commentaire quelconque à l’égard des modalités du projet d’entente de QSL, y compris les termes et conditions standards qui en faisaient partie intégrante, dont la clause de QSL « Droit applicable et juridiction ». D’ailleurs, QSL invoque la mise en demeure reçue de US Steel à la fin du mois de février 2023, dans laquelle celle-ci la menace vraisemblablement d’intenter une action en justice au Canada malgré le fait que la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel prévoit seulement la possibilité d’intenter une poursuite en Pennsylvanie, pour appuyer son argument portant que US Steel savait qu’elle était liée par la clause « Droit applicable et juridiction » de QSL et qu’elle était tenue de reconnaître la compétence des tribunaux canadiens.
[19] En ce qui a trait plus particulièrement à la saison de transport maritime 2022, M. Joseph a communiqué avec M. Lemont en novembre 2021 pour lui demander les tarifs du transport maritime pour la saison à venir; des discussions ont suivi puis, le 1er mars 2022, M. Lemont a envoyé un courriel à M. Joseph pour lui soumettre le projet d’entente de QSL avec les nouveaux tarifs d’acconage. Bien que M. Lemont ait signé la copie du projet d’entente de QSL qui a été transmise à M. Joseph, comme par le passé, l’entente n’a pas été signée par US Steel malgré le fait que le contrat comportait une ligne de signature qui nécessitait vraisemblablement une signature. De plus, la version de 2022 du projet d’entente de QSL qui a été transmise à US Steel comportait une modification récente à la deuxième clause, la disposition relative à la durée du contrat, laquelle était libellée ainsi : [traduction] « Si elle est signée avant le 18 mars 2022, la présente entente demeurera valide jusqu’au 31 décembre 2022 »
(je reviendrai sur cette question plus loin). Quoi qu’il en soit, conformément à la pratique courante, environ une semaine plus tard, Mme Carly DeSantis – qui, je crois comprendre, travaillait au sein du service de l’approvisionnement de US Steel – a envoyé à QSL les prévisions des expéditions entrantes pour la période s’étendant de mars à août 2022; QSL est d’avis que cela confirme que le projet d’entente de QSL avec les nouveaux tarifs avait été accepté par US Steel. Par la suite, conformément à la pratique courante, dans le cours normal de ses affaires, vers le 20 mars 2022, US Steel a envoyé un bon de commande à QSL sans aucune autre information ou explication; selon M. Lemont, nulle explication n’était nécessaire puisque les bons de commande visaient simplement à déclencher les expéditions et n’ont jamais eu pour but de modifier ou de changer le contrat d’acconage applicable. US Steel a envoyé un second bon de commande à QSL en mai 2022. Elle allègue que l’envoi de son bon de commande ne constituait pas, comme le prétend QSL, une acceptation tacite du projet d’entente de QSL, mais qu’il constituait plutôt une contre-offre. Selon US Steel, QSL a accepté sa contre-offre puisqu’elle a éventuellement fourni des services d’acconage.
[20] La preuve semble confirmer que les parties ont seulement négocié et conclu des ententes commerciales, mais que ni M. Lemont ni M. Joseph n’ont réfléchi à d’autres aspects de l’entente d’acconage, en particulier la clause d’élection de for de l’autre partie. Lors de l’audience qui s’est déroulée devant moi et dans ses observations écrites, US Steel s’est surtout concentrée sur son argument du [traduction] « rejet objectif » du projet d’entente de QSL, à savoir que US Steel n’a jamais accepté les termes et conditions du projet d’entente de QSL pour 2022, à l’exception des tarifs, comme le confirme la preuve objective au dossier. US Steel relève un certain nombre d’indices de l’intention permettant d’éclairer la question de savoir si elle avait accepté d’être liée par le projet d’entente de QSL et, bien qu’elle reconnaisse que M. Lemont et M. Joseph ont seulement [traduction] « mentalement » négocié et conclu des ententes commerciales auxquelles leurs textes standards respectifs ont simplement été rajoutés par la suite, US Steel soutient que la preuve prima facie révèle néanmoins ce qui serait considéré par une personne raisonnable, compte tenu de la chronologie des événements, comme étant l’intention des parties (voir Ethiopian Orthodox Tewahedo Church of Canada St Mary Cathedral c Aga, 2021 CSC 22 aux para 35-37), et que cette preuve prima facie confirme que les parties avaient accepté d’être liées par la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel.
[21] Comme le bon de commande est dépourvu de plusieurs des modalités figurant habituellement dans un contrat d’acconage – des modalités comme l’étendue des travaux, la durée du contrat, les dispositions relatives à la responsabilité, la désignation du navire, les staries et surestaries – US Steel soutient également que, même si je n’étais pas d’avis que le bon de commande constituait un contrat entièrement distinct (à l’exception des tarifs qui avaient été convenus), le bon de commande pourrait tout de même être considéré comme une contre-offre aux termes et conditions expressément visés, notamment la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel dont la disposition relative à l’élection de for prévoit la compétence des tribunaux de la Pennsylvanie.
[22] Cependant, ce n’est pas exactement ce que M. Joseph a déclaré dans son affidavit du 23 avril 2023; après avoir mentionné le courriel de QSL en date du 1er mars 2022 auquel étaient joints la lettre et le projet d’entente de QSL pour 2022, M. Joseph a déclaré au paragraphe 9 de son affidavit : [traduction] « U
.S. Steel a fait une contre-offre à QSL au sujet des services d’acconage à fournir par QSL en 2022 »
. M. Joseph a ensuite précisé que le bon de commande numéro 21268567 avait été remis à QSL, mais il n’a pas fourni d’autres explications ou détails. M. Joseph n’affirme pas non plus que QSL a officiellement accepté cette « contre-offre » – ce que QSL nie de toute façon. US Steel avance simplement la présomption d’acceptation tacite contenue dans le bon de commande même, et elle plaide devant moi son [traduction] « rejet objectif » du projet d’entente de QSL par l’envoi du bon de commande.
[23] Lors de son contre-interrogatoire, M. Joseph a admis n’avoir jamais réfléchi aux modalités du bon de commande, ce qui soulève la question suivante : comment le bon de commande peut-il constituer une contre-offre officielle au projet d’entente de QSL, à l’exception des tarifs, si M. Joseph ne savait pas à quoi il s’opposait? D’après ce que je peux voir, la nature et l’objet du bon de commande, fondamentaux pour déterminer son application, ne sont pas clairs. Par exemple, si le bon de commande était véritablement censé constituer une contre-offre au projet d’entente de QSL, pourquoi était-il nécessaire d’envoyer de multiples bons de commande à QSL au cours de la même année? À tout le moins une partie de la preuve tend à corroborer le témoignage de M. Lemont selon lequel les bons de commande devaient simplement servir d’outil administratif aux fins de la comptabilité pour confirmer à QSL les numéros à utiliser pour émettre ses factures pour le paiement des services fournis à US Steel. D’ailleurs, dans son affidavit en date du 31 mai 2023, M. Lemont confirme que, en 2018, QSL a dû talonner US Steel pour obtenir son bon de commande, apparemment après l’arrivée du navire et après que les opérations de manutention de la cargaison eurent été terminées, afin d’être en mesure d’émettre sa facture pour des services d’acconage. Par ailleurs, M. Lemont affirme également que, en 2016 et en 2019, US Steel n’a envoyé aucun bon de commande, ce qui soulève la question de savoir comment QSL a été payée ces années-là. Quoi qu’il en soit, US Steel a confirmé au moins une fonction du bon de commande, la fonction comptable, lorsqu’elle a reconnu devant moi que, afin d’être payée, QSL devait émettre ses factures en fonction d’un bon de commande envoyé par US Steel.
[24] Afin de démontrer qu’il existe une preuve de son [traduction] « rejet objectif » du projet d’entente de QSL, US Steel m’a conduit sur un chemin quelque peu tortueux pour comparer et différencier le libellé des contrats d’acconage et des lettres d’accompagnement que QSL a envoyés à Cliffs et ceux qu’elle a envoyés à US Steel; elle souligne le fait que le projet d’entente de QSL nécessitait une signature en guise d’acceptation, et elle allègue que sans la signature de US Steel on ne saurait affirmer que US Steel a accepté ses termes et conditions, notamment la clause de QSL « Droit applicable et juridiction ». De plus, selon US Steel, le fait que Cliffs a toujours signé son contrat mais que US Steel ne le faisait jamais est une autre indication objective de la non-acceptation par US Steel des termes et conditions de QSL. Enfin, US Steel fait remarquer la différence à la deuxième clause entre les contrats d’acconage respectifs de Cliffs et de US Steel avec QSL, en soulignant le fait que la deuxième clause figurant dans la version de 2022 du projet d’entente de QSL qui a été transmise à US Steel, tel qu’il est mentionné précédemment, comporte une disposition relative à la durée du contrat, qui semble nécessiter que le contrat soit signé par US Steel avant le 18 mars 2022 pour prendre effet – un élément qui n’est pas présent dans le contrat d’acconage avec Cliffs. US Steel allègue que QSL s’attendait à ce que sa cocontractante – US Steel – signe le contrat afin d’être liée. À la lumière de la preuve à ma disposition, j’estime qu’une telle affirmation relève de la conjecture et que US Steel semble faire abstraction du fait que, plus récemment du moins, elle avait l’habitude de ne pas signer le contrat d’acconage pour les raisons énoncées dans l’affidavit de M. Lemont.
[25] Pour sa part, QSL évoque un courriel envoyé par M. Lemont à M. Joseph le 22 novembre 2021 dans lequel M. Lemont indique les tarifs révisés pour l’année suivante et termine avec la phrase [traduction] « L’ensemble des termes et conditions demeure inchangé »
; selon QSL, cela montre clairement que US Steel savait pertinemment que le projet d’entente de QSL s’appliquait. QSL allègue également que la seule lecture de la deuxième clause dans la version de 2022 du projet d’entente de QSL confirme que la souscription du contrat au moyen d’une signature ne constituait pas une exigence pour donner effet au contrat, mais seulement une exigence pour geler les tarifs proposés par QSL pour la durée du contrat, ce qui évitait à US Steel d’être exposée à des augmentations de tarifs pour les diverses expéditions au cours de la saison de transport maritime 2022. De plus, lors de son contre-interrogatoire, M. Joseph a confirmé qu’il présumait que les tarifs pour l’année étaient gelés, et ce, sans avoir signé le projet d’entente de QSL; par conséquent, QSL allègue que, du point de vue de US Steel, cela ne faisait aucune différence si le projet d’entente de QSL était signé ou non puisque US Steel considérait quand même que les tarifs étaient fixés pour l’année et s’estimait donc liée par le projet d’entente de QSL. QSL évoque également la présomption d’acceptation (clause 15) dans son projet d’entente en vertu de laquelle, après le début des opérations de manutention de la cargaison, US Steel était réputée avoir accepté le rajout des termes et conditions, tant sur le plan commercial que non commercial.
[26] Dans les circonstances, je dois me ranger à l’avis de QSL selon lequel la question de savoir ce qui constitue les termes et conditions du contrat d’acconage liant US Steel et QSL, en particulier les clauses d’élection de for concurrentes, est une question mixte de fait et de droit qui sera mieux tranchée sur le fond par le juge saisi de l’action sous-jacente, voire au moyen d’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire après les interrogatoires préalables conformément aux articles 213 et suivants des Règles, lorsqu’un dossier complet sur cette question sera préparé et mis à la disposition de la Cour. La preuve relative à l’historique des ententes entre US Steel et QSL n’est pas entièrement devant la Cour, et le dossier dont dispose la Cour est restreint par le fait que M. Joseph n’occupe son poste actuel que depuis quelques années. Pendant l’audience qui s’est déroulée devant moi, il est rapidement devenu évident que nous étions réduits à des suppositions, à des spéculations et à des conjectures pour évaluer raisonnablement l’intention historique des parties à l’égard des modalités véritables de leur entente d’acconage, en particulier en ce qui a trait à la clause d’élection de for applicable.
[27] Aux fins de la présente requête, cependant, je n’ai pas à déterminer si US Steel a accepté la clause de QSL « Droit applicable et juridiction » et si elle était liée par celle-ci, ni plus particulièrement quelle clause d’élection de for lie les parties; il ne s’agit pas en l’espèce d’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire. Qu’il suffise de dire que je ne suis pas convaincu, compte tenu de la preuve dont je dispose, que la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel a été valablement intégrée au contrat d’acconage liant les parties. Comme le juge Fothergill l’a exprimé clairement dans la décision Gold Line, pour procéder à l’examen des facteurs montrant apparemment des motifs sérieux pour lesquels je ne devrais pas exercer mon pouvoir discrétionnaire et suspendre l’instance sous-jacente au profit d’une clause d’élection de for, je dois tout d’abord être « convainc[u] qu’[une clause d’élection de for incluse dans] un connaissement valablement conclu lie par ailleurs les parties »
(Gold Line, au para 3). En l’espèce, au vu du dossier à ma disposition, je ne le suis pas. Par conséquent, il est préférable que je ne dise rien d’autre à ce sujet, puisqu’il sera peut-être bien nécessaire de trancher plus tard la question de savoir ce qui constitue les termes et conditions du contrat d’acconage liant les parties en l’espèce, en particulier ses dispositions relatives au droit applicable et à la juridiction. Cela ne veut pas dire que je conclus que la clause « Droit applicable et juridiction » de QSL lie les parties. Encore une fois, lors de son contre-interrogatoire, M. Lemont a également déclaré qu’il n’avait jamais réfléchi à cette disposition particulière des termes et conditions standards de QSL.
B. Suspension de l’action pour cause de forum non conveniens
[28] À titre subsidiaire, US Steel allègue que l’action sous-jacente devrait néanmoins être suspendue, car les tribunaux de la Pennsylvanie constituent un for plus approprié pour entendre la présente affaire. Cependant, il me semble peut-être prématuré de procéder à une analyse du forum non conveniens dans ce contexte. Habituellement, nous ne procéderions pas à une telle analyse lorsqu’il existe une clause d’élection de for valide à moins que cette clause ne soit rendue inopérante par une disposition législative applicable comme l’article 46 de la LRMM. Autrement dit, soit il existe une clause d’élection de for qui lie les parties et la Cour considère les facteurs pertinents pour le critère des « motifs sérieux », ou aucune clause d’élection de for ne s’applique et une analyse du forum non conveniens est effectuée au vu de son propre ensemble de facteurs. À cela j’ajouterais qu’une analyse du forum non conveniens peut néanmoins s’avérer nécessaire si une partie qui cherche à convaincre la Cour de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur d’une clause d’élection de for par ailleurs exécutoire obtient gain de cause dans une contestation fondée sur le critère des « motifs sérieux » et lorsque le for le plus approprié est situé dans un autre ressort que celui qui est désigné dans la clause d’élection de for.
[29] En l’espèce, le problème est que la clause d’élection de for applicable fait l’objet d’un litige, un problème qui devra éventuellement être réglé d’une façon ou d’une autre. Lorsque ce sera fait, cela rendra l’ensemble de l’analyse du forum non conveniens purement théorique. En l’espèce, et bien que l’article 46 de la LRMM n’entre pas en jeu, une analyse du forum non conveniens pourrait néanmoins s’avérer nécessaire dans l’éventualité où la Cour serait convaincue qu’il existe des motifs sérieux pour ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire et suspendre l’action en raison de la clause d’élection de for, ou si la Cour décidait, à la lumière de la preuve, que les parties n’ont jamais dûment incorporé l’une ou l’autre des clauses d’élection de for dans leur entente d’acconage. Par conséquent, comme les parties ont présenté un plaidoyer relativement à la question du forum non conveniens, je vais me pencher sur cette question au cas où il deviendrait éventuellement nécessaire qu’elle soit tranchée.
[30] Le point de départ de l’analyse a été décrit par le juge Harrington dans la décision Hitachi Maxco au paragraphe 43 : « [
l]a règle de base, qu’il ne faut pas oublier, est que le choix du for appartient au demandeur »
. J’ajouterais que, pour déterminer si une affaire devrait faire l’objet d’une suspension pour qu’elle soit tranchée dans un autre ressort, il ne suffit pas que la partie requérante, en l’occurrence US Steel, établisse qu’un autre for est également approprié ou tout aussi approprié que la Cour pour connaître de l’affaire; la partie qui sollicite une suspension pour cause de forum non conveniens doit démontrer, à la satisfaction de la Cour, que l’autre tribunal est « plus commode et plus approprié à la poursuite de l’action et à la réalisation des fins de la justice » (Antares Shipping c Le Navire « Capricorn » et autres, [1977] 2 RCS 422 à la p 448). Autrement dit, il faut établir clairement qu’un autre tribunal est plus approprié pour que soit écartée la Cour (Mazda Canada Inc c Mitsui OSK Lines, Ltd, 2008 CAF 219, [2009] 2 RCF 382 [Le Cougar Ace] au para 12).
[31] Bref, lorsqu’on évalue les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et suspendre une action dont elle est par ailleurs dûment saisie, si les facteurs ne sont pas plus favorables à une partie qu’à l’autre, c’est la partie s’opposant à la requête en suspension de l’instance qui a gain de cause. Comme l’a déclaré le juge Sopinka dans l’arrêt Amchem Products Incorporated c Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), 1993 CanLII 124 (CSC), [1993] 1 RCS 897 à la page 921 : « tout
comme les tribunaux anglais, j’estime qu’il faut établir clairement qu’un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu’a choisi le demandeur »
[non souligné dans l’original] (voir aussi Hitachi Maxco, aux para 24-25; Alpha Trading Monaco Sam c Sarah Desgagnés (Navire), 2010 CF 695 au para 18).
[32] Dans l’arrêt Le Cougar Ace, au paragraphe 11, la Cour d’appel fédérale [la CAF] a repris la liste non exhaustive des dix facteurs de rattachement que doit soupeser la Cour lorsqu’elle analyse le forum non conveniens – les mêmes facteurs mentionnés précédemment par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Magic Sportswear Corp c OT Africa Line Ltd, 2006 CAF 284, [2007] 2 RCF 733 [Le Mathilde Maersk], au paragraphe 92, et énumérés par la Cour suprême dans l’arrêt Spar Aerospace Ltée c American Mobile Satellite Corp, 2002 CSC 78, [2002] 4 RCS 205, au paragraphe 71 :
1) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;
2) la situation des éléments de preuve;
3) le lieu de formation et d’exécution du contrat;
5) la situation des biens appartenant au défendeur;
6) la loi applicable au litige;
7) l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;
8) l’intérêt de la justice;
9) l’intérêt des deux parties;
10) la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.
[33] Dans la décision de première instance dans l’affaire Cougar Ace (2007 CF 916), au paragraphe 33, le juge Harrington avait ajouté trois autres facteurs à la liste non exhaustive susmentionnée qui selon lui, dans le contexte de cette affaire-là, devaient être examinés dans le cadre d’une analyse du forum non conveniens : 1) la politique officielle exprimée au paragraphe 46(1) de la LRMM; 2) bien qu’elle relève de la rubrique de l’emplacement des biens des défendeurs, l’action in rem qui est intentée devant la Cour, laquelle méritait une mention spéciale selon le juge Harrington; et 3) la clause d’élection de for dans le contrat de transport applicable. En appel, la CAF s’est dite en désaccord avec le juge Harrington quant à savoir si le paragraphe 46(1) de la LRMM avait supplanté une politique qui favoriserait les demandeurs canadiens par rapport au for qu’ils choisissent, et elle a aussi estimé que les éventuels avantages de l’action in rem devant la Cour étaient dépourvus de pertinence, puisque cette action n’est possible que « si le Canada se déclare compétent, mais pas dans le cas contraire »
(Le Cougar Ace, au para 23). En ce qui concerne la mention de la clause d’élection de for dans le contrat de transport applicable, la CAF s’est dite en désaccord seulement en ce qui a trait au poids accordé à ce facteur dans le cadre de l’évaluation globale effectuée par la Cour (Le Cougar Ace, aux para 22-24). Quoi qu’il en soit, les facteurs additionnels 1 et 2, soit les considérations d’intérêt public en lien avec l’article 46 de la LRMM et l’accès à la compétence in rem de notre Cour, ne s’appliquent pas en l’espèce.
[34] Cela dit, US Steel m’invite à prendre en considération un autre facteur dans le cadre de mon analyse du forum non conveniens, à savoir le caractère opportun du jugement déclaratoire sollicité par QSL dans le cadre de l’instance sous-jacente. Par conséquent, après avoir évalué les facteurs de rattachement pertinents pour une analyse du forum non conveniens, je tire les conclusions qui suivent.
1) Le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts
[35] Chacune des deux parties réside à l’endroit préconisé par sa clause d’élection de for respective. Les parties ont également abordé la question de savoir si US Steel faisait affaire au Québec compte tenu du fait qu’elle expédie des cargaisons du port de Québec depuis un certain temps; cependant, au bout du compte, cette question importe peu. US Steel allègue que le premier facteur de rattachement milite fortement en faveur du district ouest de la Pennsylvanie étant donné que QSL a reconnu sa responsabilité pour la perte de la cargaison et que, en conséquence, les témoins – situés à Pittsburgh – devraient vraisemblablement s’en tenir à la question du préjudice subi par US Steel. Pour sa part, QSL allègue que la principale question en l’espèce consiste à déterminer si elle a le droit de limiter sa responsabilité, ce qui aura une incidence considérable sur le montant des dommages-intérêts recouvrables par US Steel, et que pour déterminer si elle peut se prévaloir de la clause de limitation de responsabilité il faudra non seulement les dépositions des témoins qui ont joué un rôle dans les circonstances ayant conduit au mélange des cargaisons – qui sont au Québec – mais qu’une visite sur place au terminal de QSL à Québec pourrait être nécessaire pour aider la Cour à comprendre les questions factuelles pouvant éclairer son jugement. En ce qui concerne le montant des dommages-intérêts, dans l’éventualité où la clause de limitation de responsabilité ne pourrait être invoquée, QSL fait valoir que le lieu où sont situés les témoins experts ou autres des parties peut varier.
[36] Pour ma part, je ne puis me ranger à l’opinion de US Steel selon laquelle l’action sous-jacente porte principalement sur le montant de ses dommages-intérêts et que, en conséquence, ce facteur milite fortement en faveur des tribunaux de la Pennsylvanie. Il se peut fort bien que l’instance se poursuive sur la base d’un exposé conjoint des faits; j’estime que des témoins sont nécessaires des deux côtés afin de peindre le paysage factuel, notamment en ce qui a trait à la question de l’intégration de la bonne clause relative au droit applicable et à la juridiction sur laquelle reposera substantiellement la conclusion quant à la possibilité pour QSL de limiter sa responsabilité. Je conviens avec US Steel qu’il n’y aura pas un grand nombre de témoins; cependant, il y aura vraisemblablement des interrogatoires préalables et possiblement d’autres contre-interrogatoires relatifs aux affidavits, avec des témoins des deux côtés afin d’en arriver à un exposé conjoint des faits. De plus, le contexte est important, et je reconnais qu’une visite sur place au terminal de QSL au port de Québec pourrait apporter des réponses à un certain nombre de questions, ce qui aiderait la Cour à évaluer les facteurs sous-tendant le droit de QSL de limiter sa responsabilité. Enfin, en ce qui concerne les dommages-intérêts, les témoins experts peuvent venir de partout. Somme toute, je ne puis affirmer que ce facteur favorise US Steel dans ses efforts pour s’acquitter du fardeau qui lui incombe dans le cadre de la présente requête. Il s’agit tout au plus d’un facteur neutre.
2) La situation des éléments de preuve
[37] À part une éventuelle visite sur place tel qu’il est mentionné ci-dessus, les parties conviennent qu’il est prévu que l’ensemble de la preuve sera documentaire; par conséquent, US Steel concède que ce facteur n’a pas beaucoup de poids dans l’analyse. Je suis du même avis.
3) Le lieu de formation et d’exécution du contrat
[38] US Steel allègue que ce facteur n’a pas beaucoup de poids dans l’analyse puisque le contrat a été négocié par courriel, que la proposition de QSL a été reçue par US Steel à Pittsburgh et que le contrat a été exécuté au Québec. QSL allègue que le contrat d’acconage a été conclu au Québec lorsque QSL a transmis l’entente à US Steel, laquelle a ensuite reconnu l’entente en envoyant les prévisions des expéditions pour les mois suivants. De plus, selon QSL, il ne fait aucun doute que le contrat d’acconage a été entièrement exécuté au Québec, étant donné que le prix a été fixé en dollars canadiens et que les actes ou omissions qui auraient entraîné le préjudice sont survenus au Québec.
[39] Tout d’abord, je ne suis pas convaincu, au vu du dossier à ma disposition, que le contrat d’acconage a été conclu au Québec, puisqu’il n’apparaît pas clairement si l’entente que QSL a envoyée à US Steel au début du mois de mars 2022 constituait seulement une proposition ou s’il s’agissait d’une entente confirmée, ou si l’envoi des prévisions d’expéditions puis des bons de commande constituait une « reconnaissance » du contrat, une « approbation » du contrat ou, dans le cas du bon de commande, une « contre-offre ». Ce sont là des questions auxquelles le dossier à ma disposition ne donne pas de réponse satisfaisante; ces questions demeurées sans réponse sont la raison pour laquelle, tel qu’il a été mentionné ci-dessus, US Steel n’a pas réussi à me convaincre que sa clause [traduction] « Droit applicable » a été valablement intégrée à l’entente. Quoi qu’il en soit, US Steel concède que ce facteur n’a pas beaucoup de poids dans l’analyse; je n’ajouterai donc rien à ce sujet.
4) L’existence d’une autre action intentée à l’étranger
[40] Une instance a effectivement été introduite dans le district ouest de la Pennsylvanie, d’où la possibilité de décisions contradictoires si la revendication de QSL est autorisée à suivre son cours devant notre Cour et que l’action intentée aux États-Unis n’est pas finalement rejetée; US Steel soutient que cela milite fortement en faveur de la compétence des tribunaux de la Pennsylvanie. QSL allègue essentiellement que US Steel fait preuve d’hypocrisie en adoptant cette position puisqu’elle est à l’origine de la multiplicité des instances compte tenu du fait que l’action intentée aux États-Unis est postérieure à la présente action que QSL a intentée devant notre Cour; par conséquent, QSL allègue que ce facteur milite fortement en sa faveur.
[41] Je tiens à préciser que QSL n’allègue pas que, parce qu’elle a intenté son action en premier, la compétence de la Cour doit prévaloir; il est évident que cela ne doit pas devenir une course aux tribunaux. En l’espèce, les deux parties ont intenté une action devant ce qu’elles pensaient être, à tort ou à raison, le tribunal compétent conformément à leur clause d’élection de for applicable. Il faudra trancher la question de la litispendance à un certain moment, et je suppose que selon le sort de la clause d’élection de for applicable – laquelle comporte dans les deux cas une clause désignant le droit applicable – cela permettra de déterminer le ressort à privilégier. Bien qu’il eut pu en être tout autrement si l’action intentée aux États-Unis avait précédé l’action sous-jacente dont est saisie la Cour, je ne suis pas convaincu que ce facteur milite en faveur de la juridiction de la Pennsylvanie comme l’allègue US Steel.
5) La situation des biens appartenant aux défenderesses
[42] En l’espèce, c’est la situation des biens de QSL qui serait pertinente. US Steel allègue que QSL est plus susceptible d’avoir des biens tant au Canada qu’aux États-Unis; ce facteur n’a donc pas beaucoup de poids dans l’analyse. QSL affirme que ses principales activités se déroulent dans la province de Québec et que, de toute façon, elle n’exerce aucune activité et n’effectue aucune opération dans l’État de Pennsylvanie et qu’elle n’y a pas de biens. Il ne fait aucun doute que les principaux biens de QSL sont au Québec; cependant, comme US Steel a concédé que ce facteur n’a pas beaucoup de poids dans l’analyse qui doit être effectuée, je ne dirai rien d’autre à ce sujet à part que je ne suis pas convaincu que cela milite en faveur des tribunaux de la Pennsylvanie.
6) La loi applicable au litige
[43] US Steel allègue que le droit applicable trouve son fondement dans la clause [traduction] « Droit applicable » figurant dans son bon de commande qui, selon elle, lie les parties, et que, en conséquence, cela milite fortement en faveur du district ouest de la Pennsylvanie. QSL affirme que le droit applicable est le droit maritime canadien conformément à sa clause « Droit applicable et juridiction », et que ce facteur milite donc fortement en faveur de notre Cour. Une chose est claire, c’est l’absence d’entente sur ce qui constitue le droit applicable. Toutefois, en ce qui concerne ce facteur, il est présumé qu’aucune clause d’élection de for n’est exécutoire. Si cela s’avère le cas, je dois en conclure qu’il est probable, bien qu’incertain, que le droit applicable soit le droit maritime canadien étant donné que QSL résidait au Québec et, surtout, que les événements qui ont conduit à la perte se sont déroulés au Québec. Quoi qu’il en soit, je ne puis affirmer que ce facteur milite en faveur des tribunaux de la Pennsylvanie.
7) L’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi
[44] US Steel allègue qu’elle profiterait du fait que le mode substitutif de résolution des différends est encouragé en Pennsylvanie. US Steel allègue qu’elle n’effectue aucune opération au Canada et que le fait de recevoir les conseils d’avocats américains serait avantageux pour elle; par conséquent, ce facteur milite à son avis fortement en faveur des tribunaux de la Pennsylvanie. Toutefois, la « demanderesse » en l’espèce est QSL, soit la partie qui a intenté les procédures sous-jacentes. En l’espèce, QSL allègue que les règles de la Cour favorisent la résolution des différends en prévoyant que la médiation peut être ordonnée en tout temps, sans frais pour les parties, et que, en conséquence, ce facteur milite fortement en faveur de la compétence de notre Cour.
[45] Je dois donner raison à QSL sur ce point. Notre Cour, si je puis me permettre, est l’un des chefs de file au pays lorsqu’il est question de gestion active de l’instance et d’accessibilité à des modes substitutifs de résolution des différends. Du point de vue de QSL, notre Cour offre également le recours à différents modes substitutifs de résolution des différends. Sans rien enlever à la cour de district des États-Unis, je ne suis pas convaincu que ce facteur favorise US Steel.
[46] Soit dit en passant, et bien que cela n’ait pas beaucoup de poids dans mon analyse, j’ai trouvé intéressant l’argument de QSL selon lequel la cour de district des États-Unis traite l’application du droit étranger comme une question de compétence, alors que la Cour traite le droit étranger comme une question de preuve. Autrement dit, dans l’éventualité où la cour de district des États-Unis se prononcerait en fin de compte en faveur de l’application de la clause « Droit applicable et juridiction » de QSL, il appert que la cour rejetterait ensuite l’action intentée aux États-Unis pour défaut de compétence. Cela diffère de l’approche de notre Cour selon laquelle, abstraction faite de toute question de compétence d’attribution qui, je le rappelle, ne se pose pas en l’espèce, le droit étranger peut être prouvé devant notre Cour en tant que question de fait, et que si la Cour devait éventuellement décider que la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel liait les parties mais que QSL réussissait à établir l’existence de motifs sérieux empêchant la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de suspendre l’action sous-jacente, il serait loisible à la Cour d’appliquer néanmoins les lois du Commonwealth de Pennsylvanie, à l’exclusion des dispositions de la Pennsylvanie en matière de conflit de lois conformément à la clause [traduction] « Droit applicable » de US Steel, ces lois pouvant être prouvées au moyen du témoignage d’experts.
8) L’intérêt de la justice
[47] Selon US Steel, il serait plus probable que le différend fasse l’objet d’une médiation en Pennsylvanie; ce facteur milite donc fortement en faveur du district ouest de la Pennsylvanie. QSL adopte un point de vue plus large et affirme qu’il est dans l’intérêt de la justice d’instruire ensemble les actions intentées contre Cliffs et US Steel puisqu’elles sont interreliées, ce qui éviterait la multiplication des instances et le risque que des décisions contradictoires soient rendues; essentiellement, vu le mélange des cargaisons à bord du MAGIC THUNDER, Cliffs pourrait avoir vendu par inadvertance une partie de la cargaison de US Steel et QSL subirait un grave préjudice si elle devait plaider dans deux ressorts distincts. Bien que le siège de Cliffs soit situé en Ohio, la réclamation présentée par QSL contre Cliffs va de l’avant devant notre Cour.
[48] À mon avis, comme je l’ai mentionné ci-dessus, la possibilité de différents modes substitutifs de résolution des différends est aussi grande devant notre Cour que celle qui, aux dires de US Steel, existe devant la cour de district des États-Unis. Toutefois, fait plus important encore, le préjudice subi par QSL si elle devait effectivement être forcée de se battre sur deux fronts serait considérable. Que cela plaise ou non à US Steel, sa réclamation contre QSL est rattachée à celle de Cliffs. Les questions relatives aux deux réclamations sont intimement liées, et les témoins nécessaires pour reconstituer la nature et l’ampleur du préjudice subi par une défenderesse peuvent provenir en réalité de l’autre défenderesse; je ne me prononce pas sur la question de savoir si l’efficacité d’une éventuelle mise en cause serait accrue du fait que les défenderesses sont toutes deux parties à la présente action. Quoi qu’il en soit, il faut comprendre ici que l’intérêt de la justice fait pencher la balance en faveur de la compétence de notre Cour.
9) L’intérêt des deux parties
[49] US Steel concède que, comme le siège social des parties est situé dans des pays distincts, chacune a intérêt à ce que le litige soit tranché à proximité de son siège; ce facteur n’a donc pas beaucoup de poids dans l’analyse. QSL répète qu’elle a un intérêt légitime à ce que les deux réclamations soient instruites ensemble afin de ne pas avoir à retenir les services d’avocats dans deux ressorts distincts et à faire participer les témoins à des interrogatoires préalables à deux reprises et à deux endroits différents; ce facteur milite donc fortement en faveur de notre Cour. J’aurais pensé que ce facteur milite aussi en faveur de QSL; comme US Steel concède que ce facteur n’a pas beaucoup de poids dans l’analyse, il n’est pas nécessaire que je m’attarde davantage sur cette question.
10) La nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger
[50] US Steel allègue que ce facteur n’aurait pas beaucoup de poids dans l’analyse; un jugement rendu en Pennsylvanie ne nécessiterait vraisemblablement pas de reconnaissance officielle puisque QSL effectue des opérations considérables tant aux États-Unis qu’au Canada. Comme la seule réparation est pécuniaire, un jugement n’aurait pas à être reconnu dans un ressort étranger dans un cas comme dans l’autre. QSL soutient que l’adjudication par la Cour de dommages-intérêts à l’encontre de QSL ne nécessiterait pas sa reconnaissance dans un ressort étranger et que, par ailleurs, comme elle n’a pas d’opérations, d’activités ou de biens dans l’État de Pennsylvanie, tout jugement de la cour de district des États-Unis nécessiterait sa reconnaissance soit au Canada ou dans un autre État américain.
[51] Rien dans le dossier n’indique quelles mesures US Steel devrait prendre pour faire reconnaître une décision rendue par la cour de district des États-Unis pour le district ouest de la Pennsylvanie dans un autre État où QSL pourrait avoir des biens; ce qui est certain c’est que QSL n’a pas de biens en Pennsylvanie. Il ressort également clairement que la reconnaissance d’un éventuel jugement rendu par notre Cour contre QSL ne serait pas nécessaire pour grever les biens de QSL situés au Québec. À la lumière du dossier, j’estime que ce facteur milite en faveur de la compétence de notre Cour; cependant, comme US Steel a concédé que cela ne devrait pas avoir beaucoup de poids dans l’analyse, je n’ai pas besoin d’en dire plus.
11) Le genre de réparation demandé par QSL en l’espèce
[52] Tel que je l’ai mentionné ci-dessus, US Steel allègue que, même si la manière dont QSL sollicite un jugement déclaratoire n’est pas nécessairement irrégulière, elle est néanmoins inappropriée puisque QSL n’était pas la « demanderesse naturelle » dans le cadre de la réclamation sous-jacente, et que cela devrait influer sur mon analyse de la règle du forum non conveniens. US Steel allègue que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en l’espèce et conclure que le jugement déclaratoire n’est pas une réparation appropriée dans ce contexte. Je ne suis pas de cet avis.
[53] US Steel invoque l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30 [Ewert], pour faire valoir qu’un jugement déclaratoire constitue une réparation discrétionnaire, que le tribunal devrait habituellement refuser d’accorder lorsque la loi prévoit un autre moyen approprié de régler le litige ou de protéger les droits en question (Ewert, au para 83), et que la possibilité pour QSL de faire valoir les arguments du choix du droit applicable et de la limitation de responsabilité en défense contre l’action intentée aux États-Unis constitue un autre moyen prévu par la loi.
[54] Je ne vois pas en quoi l’arrêt Ewert de la Cour suprême est utile à US Steel en l’espèce. L’arrêt Ewert mettait en cause un mécanisme prévu par la loi, soit la procédure de règlement de griefs créée par l’article 90 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC], lequel, dans ce cas-là, accordait à M. Ewert un autre moyen pour contester la façon dont le Service correctionnel du Canada s’acquittait de son obligation énoncée au paragraphe 24(1) de la LSCMLC, au lieu de solliciter un jugement déclaratoire de la Cour. Dans l’arrêt Ewert, la Cour suprême a confirmé de nouveau le principe selon lequel le recours traditionnellement reconnu lorsqu’une autorité publique manque à son obligation légale est la demande de contrôle judiciaire pour invalidité. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême a néanmoins conclu dans cette affaire qu’un jugement déclaratoire était justifié malgré l’existence d’un autre mécanisme législatif. En l’espèce, il ne m’a pas été démontré que la possibilité pour QSL de plaider qu’elle a le droit de limiter sa responsabilité en défense contre l’action intentée aux États-Unis équivaut à recourir à un mécanisme législatif en substitution à une requête en jugement déclaratoire dans l’action sous-jacente. Je souscris au principe posé par l’arrêt Ewert, mais je ne vois pas comment il s’appliquerait en l’espèce.
[55] Par ailleurs, US Steel invoque les arrêts Amtim Capital Inc v Appliance Recycling Centers of America, 2014 ONCA 62 [Amtim Capital], et Vale Canada Limited v Royal & Sun Alliance Insurance Company of Canada, 2022 ONCA 862 [Vale Canada], pour faire valoir que les tribunaux canadiens rejettent vivement la stratégie d’une partie qui sollicite un jugement déclaratoire en vue d’empêcher un droit d’action direct par la partie lésée, et que la structure du présent litige requiert que US Steel soit la demanderesse naturelle et que QSL soit la défenderesse naturelle.
[56] Dans l’arrêt Amtim Capital, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré : [traduction] « Les tribunaux ontariens ont refusé de reconnaître un jugement déclaratoire défavorable lorsque la procédure vise à faire obstacle à la réclamation du demandeur naturel dans le ressort ayant les liens les plus étroits avec le litige »
[non souligné dans l’original] (Amtim Capital, au para 19). Abstraction faite du fait que dans cette affaire il existait une clause d’élection de for valide et incontestée qui liait les parties aux tribunaux de l’Ontario (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), l’action que la défenderesse a intentée aux États-Unis pour faire valoir sa réclamation après que la demanderesse eut valablement présenté sa réclamation en Ontario a été considérée par la Cour d’appel de l’Ontario comme une [traduction] « course pour pouvoir invoquer en premier l’autorité de la chose jugée » (Amtim Capital, au para 19). Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que la question relative à la clause d’élection de for applicable est encore contestée avec vigueur en l’espèce et, par conséquent, je ne vois pas en quoi l’arrêt Amtim Capital est utile à US Steel. De toute manière, comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a expliqué clairement, il faut d’abord déterminer le [traduction] « ressort ayant les liens les plus étroits avec le litige »
pour que ce principe trouve application.
[57] Quant à l’arrêt Vale Canada, il portait sur une série de litiges complexes opposant un assuré et ses divers assureurs relativement à des problèmes de couverture, au paiement d’une indemnité en raison de son exposition à des problèmes environnementaux et aux frais engagés par l’assuré pour se défendre en Ontario. L’assuré et l’un de ses principaux assureurs en responsabilité civile générale ont accepté de porter leur différend devant les tribunaux en Ontario immédiatement après qu’un autre assureur a pris les choses en main et a intenté une action aux États-Unis pour tenter de résoudre le même différend. La motion présentée par les assureurs qui ont intenté une action aux États-Unis et qui cherchaient à faire rejeter l’action intentée contre eux par l’assuré en Ontario pour cause de forum non conveniens a été rejetée. US Steel cite les commentaires de la Cour d’appel de l’Ontario au paragraphe 10 de l’arrêt :
[traduction]
Bien que le scénario présenté dans ces appels soit plus complexe sur le plan factuel, les questions relatives à l’assurance découlent d’une structure ordinaire en matière de litige dans laquelle Vale est la demanderesse naturelle et ses assureurs sont les défendeurs naturels. Cette structure ne peut être remplacée de manière juste ou adéquate par une poursuite dans laquelle Travelers est la demanderesse artificielle et Vale est la défenderesse artificielle dans le cadre de l’exercice de reconstitution du litige que Travelers a entrepris dans l’État de New York.
US Steel prétend qu’elle est la demanderesse naturelle dans le cadre du litige sous-jacent et que, par conséquent, il est en quelque sorte contre nature de permettre à QSL de solliciter un jugement déclaratoire.
[58] En fait, la Cour d’appel de l’Ontario a expliqué son raisonnement au paragraphe 6 :
[traduction]
Notre décision finale peut être exposée brièvement. Un assureur en responsabilité civile générale, auprès duquel est souscrite une couverture d’assurance principale ou complémentaire pour des risques en Ontario, se rattache à l’Ontario aux fins de la compétence et s’engage donc à défendre en Ontario les réclamations découlant de ces risques. Aucune autre issue n’est raisonnable sur le plan commercial dans le cadre des activités du marché international de l’assurance ni conforme aux règles de la courtoisie. Aucun ressort ne jouit d’une compétence universelle.
[59] Il ressort clairement de l’arrêt Vale Canada que la Cour d’appel de l’Ontario avait constaté la complexité du litige, et je suis d’avis que ses commentaires selon lesquels Vale Canada Inc. était la [traduction] « demanderesse naturelle » doivent être interprétés au regard de ce contexte. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, et contrairement à la situation dans l’affaire Vale Canada qui a amené la Cour d’appel de l’Ontario à évoquer la notion de « demanderesse naturelle », en l’espèce, les deux parties ont intenté leur recours dans le ressort qu’elles pensaient, à tort ou à raison, obligatoire en raison de la clause d’élection de for dans le contrat d’acconage. Aucun impératif de principe n’est défavorable à ce que QSL sollicite un jugement déclaratoire, et certainement aucun impératif juridique ne l’en empêche. Dans l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623, la Cour suprême du Canada a énoncé, au paragraphe 143 : « Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte. Il peut être obtenu sans cause d’action, et les tribunaux rendent des jugements déclaratoires, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée. »
US Steel n’a pas réussi à me convaincre que les circonstances de la présente affaire ne permettent pas, du moins en principe, l’octroi d’une réparation de la nature de celle qui est sollicitée par QSL.
[60] Tel que je l’ai mentionné ci-dessus, pendant l’audience, US Steel a soutenu, d’une part, que, même si la manière dont QSL a procédé (à savoir en sollicitant un jugement déclaratoire) n’est pas nécessairement irrégulière, elle est néanmoins inappropriée puisque US Steel n’était pas la « demanderesse naturelle », et, d’autre part, que la manière dont QSL a procédé devrait influer sur l’analyse de la règle du forum non conveniens. Je suis d’accord pour dire qu’il faut prendre en considération la nature de la procédure dans l’analyse de la règle du forum non conveniens, mais seulement lorsque la procédure est irrégulière, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Bien qu’il soit plus approprié d’examiner cette question lors de l’audience sur le fond, US Steel n’a pas démontré que les critères pour la délivrance d’un jugement déclaratoire, même à première vue, n’ont pas été respectés par QSL (SA c Metro Vancouver Housing Corp, 2019 CSC 4, [2019] 1 RCS 99 aux para 60-61).
[61] Du point de vue de QSL, son action sous-jacente visant à obtenir un jugement déclaratoire est assimilable à une action en limitation de responsabilité sur le fondement des articles 32 et 33 de la LRMM, et c’est donc QSL, non US Steel, qui serait la « demanderesse naturelle » compte tenu du contexte de la réparation demandée. Bien que je ne souscrive pas nécessairement à l’argument de QSL, étant donné que l’action en limitation de responsabilité est expressément prévue par la LRMM, contrairement à la réparation demandée par QSL dans l’action sous-jacente, je tiens à souligner que dans l’arrêt Le Cougar Ace la CAF a considéré le fait que le transporteur avait intenté une action au Japon en vue d’obtenir un jugement déclaratoire en exonération de responsabilité – une réparation similaire à celle que QSL sollicite dans l’action sous-jacente – comme un facteur important qui milite pour la suspension de l’action au Canada en faveur du tribunal japonais, malgré que l’action avait été intentée au Canada avant celle au Japon qui visait à obtenir un jugement déclaratoire (Le Cougar Ace, au para 16). Dans les circonstances, je ne vois pas en quoi l’arrêt Vale Canada peut être utile à US Steel.
[62] Somme toute, US Steel n’a pas réussi à me convaincre que la cour de district des États-Unis est un for plus approprié que notre Cour pour trancher la présente affaire et que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et suspendre la présente action en raison de la règle du forum non conveniens.
IV. Conclusion
[63] Dans les circonstances, je suis d’avis de rejeter la présente requête, avec dépens. Si ce n’est pas déjà clair, ma décision est rendue sous réserve du droit de chacune des parties de procéder par voie de requête en jugement sommaire ou en procès sommaire ou de solliciter une audience sur le fond quant à la question de la clause d’élection de for applicable.
JUGEMENT dans le dossier T-247-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La requête en radiation est rejetée.
United States Steel Corporation dispose de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour déposer sa défense.
Les dépens sont adjugés en faveur de QSL Canada Inc.
« Peter G. Pamel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-247-23
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INTITULÉ :
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QSL CANADA INC. c CLIFFS MINING COMPANY
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MontrÉal (quÉbec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 7 SEPTEMBRE 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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Le 26 OCTOBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Danièle Dion
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POUR LA DEMANDERESSE/
DÉfendERESSE RECONVENTIONNELLE
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Elizabeth Desrochers
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POUR LA DÉfendERESSE/
DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE
Cliffs Mining Canada
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Doug Mitchell
John Chedid
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POUR LA DÉFENDERESSE
United States Steel Corporation
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Brisset Bishop s.e.n.c.
Montréal (Québec)
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POUR LA DEMANDERESSE/
DÉfendERESSE RECONVENTIONNELLE
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Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.
Montréal (Québec)
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POUR LA DÉfendERESSE/
DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE
Cliffs Mining Canada
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IMK s.e.n.c.r.l./LLP
Montréal (Québec)
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POUR LA DÉFENDERESSE
United States Steel Corporation
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