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Date : 20231024


Dossier : T-402-23

Référence : 2023 CF 1411

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) ,  le 24 octobre 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

EDDY TALLMAN

demandeur

et

PREMIÈRE NATION DE WHITEFISH LAKE no 459

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La question qui se pose dans le cadre du présent contrôle judiciaire est l’incidence des refus répétés de délivrer une lettre de preuve de résidence au demandeur, Eddy Tallman, membre de la Première Nation de Whitefish Lake no 459 [Whitefish]. Les refus ont empêché M. Tallman de présenter sa candidature pour le poste de chef lors de l’élection de Whitefish tenue le 12 avril 2022.

[2] M. Tallman demande un recours de la nature d’un bref de mandamus obligeant le directeur du logement de Whitefish à lui délivrer une lettre de preuve de résidence conformément au règlement sur les élections de Whitefish. M. Tallman cherche également à obtenir une ordonnance enjoignant à Whitefish de tenir une nouvelle élection pour le poste de chef.

[3] Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’ai conclu que la décision de réexamen du directeur du logement était déraisonnable et j’ai conclu qu’il y avait eu violation des droits à l’équité procédurale de M. Tallman. Dans les circonstances, j’accorde la réparation demandée par M. Tallman.

I. Contexte

[4] M. Tallman est membre de Whitefish, une bande au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, située à Atikameg, en Alberta.

[5] M. Tallman est né et a grandi à Whitefish et parle couramment le cri. Il relate qu’il a un lien profond avec les territoires traditionnels, la réserve et la communauté de Whitefish. Bien qu’il dirige une entreprise à Edmonton, il considère Whitefish comme son foyer.

[6] Pendant diverses périodes entre 1986 et 2014, M. Tallman a été chef de Whitefish. Son nom a été retenu pour des postes élus dans la plupart des élections de Whitefish au cours des 40 dernières années. De 1997 à 2000, il a été grand chef du Traité no 8.

[7] En mars 2021, Whitefish a promulgué le Customary Election Regulations of White Lake First Nation #459 (Règlement électoral coutumier de la Première Nation de Whitefish Lake no 459) [Règlement électoral]. Les articles 4.1 et 4.2 du Règlement électoral prévoient que Whitefish est gouverné par un conseil composé d’un chef et de quatre conseillers dont le mandat est de quatre ans.

[8] L’alinéa 8.15e) du Règlement électoral stipule qu’un candidat à l’élection doit soumettre au directeur des élections [traduction] « une lettre du directeur du logement confirmant sa résidence dans la réserve pour la période de douze (12) mois précédant la date de mise en candidature ».

[9] Le 9 mars 2021 – plus de 12 mois avant la date de mise en candidature du 29 mars 2022 – M. Tallman a demandé au directeur du logement une lettre de preuve de résidence pour que son nom soit retenu pour le poste de chef lors de l’élection prévue le 12 avril 2022.

[10] En mars 2021, le nom de M. Tallman figurait sur la liste de résidence de Whitefish et il a fourni une déclaration solennelle indiquant qu’il a continué à résider à Whitefish avec sa fille au cours de la période d’un an précédant la période de mise en candidature. Mis à part quelques semaines en avril 2021 lorsqu’il était à Edmonton pour un traitement médical, M. Tallman estime qu’il était à son domicile de Whitefish environ 60 % du temps.

[11] Le 28 février 2022, le directeur du logement de Whitefish, David Thunder, a retiré le nom de M. Tallman de la liste de résidence et a refusé de lui délivrer une lettre de preuve de résidence. M. Tallman n’a donc pas pu participer à l’élection de Whitefish du 12 avril 2022 pour le poste de chef.

[12] M. Tallman a interjeté appel des résultats de l’élection relativement au poste de chef au motif qu’il lui a été injustement et déraisonnablement interdit de présenter sa candidature.

[13] L’article 16.1 du Règlement électoral prévoit qu’un appel doit être interjeté dans les cinq jours suivant l’élection. L’arbitre de l’appel relatif à l’élection a trois jours pour déterminer si une audience aura lieu et une date d’audience doit être fixée dans les 21 jours suivant l’expiration de la période d’appel. Le Règlement électoral dispose qu’une décision doit être prise dans les cinq jours suivant l’audience (Règlement électoral, articles 16.9, 16.11 et 16.18). En effet, selon le Règlement électoral, l’arbitre doit terminer le processus d’appel dans les 31 jours suivant l’élection.

[14] L’arbitre a entendu l’appel de M. Tallman les 6 mai, 2 juin, 13 juin et 14 juin 2022.

[15] Sept mois après l’élection, le 14 novembre 2022, l’arbitre a rendu sa décision accueillant l’appel de M. Tallman. L’arbitre a conclu que M. Tallman ne s’est pas vu accorder l’équité dont le directeur du logement devait faire preuve envers lui sous la forme d’un avis, de la possibilité de présenter des observations et d’un examen complet et équitable de ses observations. L’arbitre a également indiqué que le directeur du logement avait de la difficulté à se rappeler ses communications avec M. Tallman et n’était pas certain de l’année au cours de laquelle certaines réunions avaient eu lieu.

[16] En fin de compte, l’arbitre a conclu que le retrait de M. Tallman de la liste de preuve de résidence par le directeur du logement et le refus de ce dernier de fournir une lettre de preuve de résidence étaient déraisonnables. L’arbitre a ordonné la tenue d’une nouvelle élection, mais celle-ci était conditionnelle à ce que le directeur du logement réexamine sa décision de retirer M. Tallman de la liste de preuve de résidence et son refus de fournir une lettre de preuve de résidence.

[17] Plus précisément, l’arbitre a ordonné ce qui suit :

[traduction]
132. Pour les motifs exposés ci-dessus, je prends la décision suivante :

a. L’appel est accueilli.

b. Par la présente, je demande la tenue d’une nouvelle élection, pour le poste de chef seulement, conformément à l’alinéa 16.18c) du Règlement.

c. L’appel à une nouvelle élection est soumis aux conditions suivantes :

[…]

vi. Si, après réexamen, le directeur du logement détermine que M. Tallman n’était pas « résident » dans la réserve pendant les 12 mois précédant le 29 mars 2022, mais que la décision de réexamen est par la suite infirmée pour quelque raison que ce soit (par exemple, à la suite d’un contrôle judiciaire ou d’un nouvel examen par le directeur du logement), la suspension de l’appel à une nouvelle élection prendra fin immédiatement et automatiquement, et je donnerai les instructions requises en vertu de l’article 16.23.

La décision faisant l’objet du contrôle – La décision de réexamen du directeur du logement

[18] Le 1er décembre 2022, le conseiller juridique de Whitefish a envoyé un courriel au conseiller juridique de M. Tallman qui indiquait ce qui suit :

[traduction]

Nous vous écrivons au nom du directeur du logement de la Première Nation de Whitefish Lake no 459 pour vous informer qu’il a choisi de réexaminer à la fois (1) la décision prise en février 2022 de retirer M. Tallman de la liste de preuve de résidence et (2) la décision selon laquelle, en date du 29 mars 2022, M. Tallman n’avait pas été « résident » dans la réserve au cours des 12 mois précédents.

[19] Avant de recevoir l’avis que le directeur du logement réexaminerait sa décision, le 23 novembre 2022, le conseiller juridique de M. Tallman a présenté des observations écrites et une déclaration solennelle au directeur du logement et a demandé qu’une lettre de preuve de résidence soit délivrée. Il a également demandé au directeur du logement de donner avis de tout élément de preuve sur lequel il entendait s’appuyer et de donner à M. Tallman la possibilité de répondre.

[20] De plus, le 27 février 2023, M. Tallman a soumis les déclarations de 32 membres de Whitefish confirmant sa résidence dans Whitefish.

[21] Trois mois après la décision de l’arbitre, le directeur du logement a rendu sa décision de réexamen le 28 février 2023. Le directeur du logement a de nouveau refusé la demande de lettre de preuve de résidence de M. Tallman. Le directeur du logement formule certaines constatations et conclut en ces termes :

[traduction]

En conclusion, je ne vous enverrai pas de lettre confirmant votre résidence en vertu du code électoral de la Première Nation de Whitefish Lake no 459.

[22] Il s’agit de la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire.

II. La preuve

[23] Le 1er mars 2023, le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 28 février 2023 par le directeur du logement de Whitefish.

[24] Le dossier du demandeur comprend les affidavits suivants :

  • Affidavit d’Eddy Tallman souscrit le 3 avril 2023;

  • Affidavit de Catherine Heron souscrit le 29 mars 2023;

  • Affidavit de Jimmy Gladue souscrit le 31 mars 2023.

[25] Le dossier de la défenderesse Whitefish comprend la transcription du contre‑interrogatoire de Catherine Heron et la transcription du contre-interrogatoire d’Eddy Tallman. Elle n’a pas déposé de preuve par affidavit.

[26] Le 28 mars 2023, conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106), un dossier certifié du tribunal [DCT] a été fourni par Anita Thompson de Thompson, Laboucan & Epp LLP. Je note que Mme Thompson est membre du même cabinet d’avocats que l’avocat inscrit au dossier dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[27] Le DCT comprend les documents suivants :

· Le Customary Election Regulations of Whitefish Lake First Nation #495;

· Les listes de résidence de mars 2021 et de mars 2022;

· La demande de résidence de M. Tallman datée du 9 mars 2021, avec la déclaration solennelle ci-jointe de M. Tallman faite sous serment le 10 mars 2021 et celle de Tanya Tallman faite sous serment le 10 mars 2021;

· La déclaration solennelle de M. Tallman faite sous serment le 22 novembre 2022;

· La lettre de l’avocat de M. Tallman au directeur du logement datée du 27 février 2023;

· Les messages texte entre « Darren » et le directeur du logement;

· Les messages texte entre Mme Tallman et le directeur du logement;

· Des images des notes manuscrites du directeur du logement.

III. Questions en litige

[28] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, M. Tallman soulève un certain nombre de questions que j’examinerai, soit :

  1. La décision de réexamen du 28 février 2023 est-elle raisonnable?

  2. Y a-t-il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

  3. Quelle est la réparation appropriée?

  4. Les dépens.

IV. Norme de contrôle

[29] Pour évaluer le caractère raisonnable de la décision d’un administrateur, la Cour doit examiner « la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question » (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 61 [Mason]).

[30] Le but d’exiger les motifs de l’administrateur est d’établir « la justification de la décision [ainsi que] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel », et le défaut de démontrer une justification transparente et intelligible rendra la décision déraisonnable (Mason, aux para 59-60). Les deux lacunes fondamentales qui rendraient une décision administrative déraisonnable sont : (1) un manque de rationalité interne au processus de raisonnement; et (2) une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 101 [Vavilov]).

[31] Les questions d’équité procédurale sont évaluées selon la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]). La Cour doit déterminer « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » et indique « qu’on doit faire preuve de déférence à l’égard du choix fait par le décideur en matière de procédure au moment de décider du degré de l’obligation d’équité, mais qu’il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence lorsqu’il est question de décider si le décideur s’est acquitté de cette obligation » (Canadien Pacifique, au para 45).

V. Analyse

A. La décision de réexamen du 28 février 2023 est-elle raisonnable?

[32] Le demandeur souligne certaines constatations dans la décision de réexamen du directeur du logement qui, selon lui, sont déraisonnables. Je me pencherai sur ces constatations ci-dessous.

(i) Les messages texte avec Tanya Tallman

[33] Dans sa déclaration solennelle du 10 mars 2021, Tanya Tallman a affirmé que son père, M. Tallman, vivait à sa résidence à elle au 1er mars 2021. À ce moment-là, Mme Tallman a également accordé la permission à l’administration de Whitefish de visiter sa résidence pour vérifier la résidence de M. Tallman.

[34] En février 2023, dans le cadre du réexamen de sa décision de 2021 relative à la résidence de M. Tallman, le directeur du logement a eu une série d’échanges de messages texte avec Mme Tallman. Les captures d’écran de ces messages texte sont incluses dans le DCT.

[35] Ces messages texte du directeur du logement à Mme Tallman provenaient des demandes qu’ils se rencontrent pour discuter de sa déclaration solennelle, pour ensuite demander [traduction] « permettez-moi de vérifier l’unité de logement ». Il ressort clairement de ses réponses que Mme Tallman n’était pas certaine de ce que le directeur du logement lui demandait. Dans l’un de ses textes, elle insiste pour que son père (le demandeur) et son avocat assistent à toute rencontre. Enfin, Mme Tallman affirme qu’elle ne veut rien avoir à faire avec le directeur du logement après ce qu’il a fait à son père.

[36] Le contexte entourant ces messages texte est pertinent. La déclaration solennelle de Mme Tallman était datée du 10 mars 2021. La période de résidence pertinente pour l’élection était de mars 2021 à mars 2022. Une visite sur place de la part du directeur du logement en février 2023 pour tenter de vérifier la résidence de M. Tallman en mars 2021, quelque 23 mois auparavant, nécessitait une plus grande justification.

[37] Nonobstant les demandes par message texte peu claires du directeur du logement, celui-ci s’appuie sur les réponses par message texte de Mme Tallman pour conclure que sa déclaration solennelle assermentée 23 mois auparavant n’était [traduction] « pas crédible » en raison de son « refus de se rencontrer » et de son refus de lui permettre de « vérifier sa maison ».

[38] Dans l’ensemble, à mon avis, le directeur du logement a interprété déraisonnablement les communications avec Mme Tallman et il n’était pas raisonnable que le directeur du logement ne tienne pas compte de sa preuve sous serment.

(ii) Les constatations relatives à la crédibilité du directeur du logement

[39] La deuxième question soulevée par M. Tallman est la constatation suivante du directeur du logement :

[traduction]
J’ai eu l’occasion d’examiner votre déclaration solennelle datée du 22 novembre 2023 [sic]. Je ne crois pas que vous résidiez dans la réserve 60 pour cent du temps 12 mois avant l’élection. Au cours de l’audience de l’appel relatif à l’élection, vous avez dit que vous viviez dans la réserve 60 pour cent du temps, mais que vous ne pouviez pas nous dire approximativement combien de jours par semaine ou par année cela représentait ou fournir plus de détails. Vous n’arrêtiez pas de répéter 60 pour cent. Cela ne semblait pas crédible.

[40] Pour mettre cette constatation en contexte, l’alinéa 2.29c) du Règlement électoral dispose ceci :

[traduction]

« Résident » Électeur qui réside dans les réserves de la Première Nation. Une personne ne peut résider que dans un seul lieu à la fois et une personne réside dans ce lieu jusqu’à ce qu’un autre lieu de résidence soit acquis. La résidence habituelle d’une personne peut être décrite en ces termes :

a) l’endroit où la personne mange et dort normalement;

b) le lieu où la personne reçoit son courrier;

c) la résidence de la famille immédiate de la personne;

une personne peut également s’absenter temporairement d’un lieu de résidence pour des raisons d’éducation, de santé, d’emploi temporaire ou d’emploi qui l’obligent à vivre sur un lieu de travail ou un camp de travail, à condition que le membre conserve sa résidence principale dans la réserve et qu’il puisse toujours être considéré comme résident aux fins du présent règlement.

[41] Cette définition reconnaît qu’un [traduction] « résident » peut se trouver à la [traduction] « résidence de sa famille immédiate » et que des [traduction] « raisons de santé » et des [traduction] « raisons d’emploi temporaire » peuvent entraîner une absence temporaire d’une personne, sans avoir d’incidence sur son statut de résident.

[42] Dans sa déclaration solennelle du 22 novembre 2022, M. Tallman a déclaré ce qui suit :

[traduction]

16. Au cours de l’année précédant la réunion de mise en candidature de 2022, le 29 mars 2022, WLFN était ma résidence principale. J’ai partagé mon temps entre Edmonton et WLFN, mais j’ai passé environ 60 % de mon temps à WLFN.

17. À la fin de mars 2021, j’ai reçu un diagnostic de cancer de la prostate de stade 4. J’ai dû subir une radiothérapie complète, qui a dû être effectuée au Cross Cancer Institute situé à Edmonton. Par exemple, au cours du mois d’avril 2021, j’ai dû être hospitalisé pendant 20 jours d’affilée, ce qui m’a obligé à être à Edmonton.

[43] Malgré cette preuve sous serment de M. Tallman, le directeur du logement conclut [traduction] « je ne vous crois pas » et [traduction] « cela ne semblait pas crédible ». Mises à part les conclusions personnelles du directeur du logement, qui sont examinées ci-dessous, il ne fait référence à aucun autre élément de preuve ou fait à l’appui de sa conclusion selon laquelle M. Tallman n’est pas crédible.

[44] Il est bien connu que les témoignages sous serment sont présumés véridiques à moins qu’il y ait des raisons de douter de leur véracité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) au para 5 [Maldonado]). En outre, tel qu’il est indiqué dans Maldonado, une explication doit être fournie si le témoignage sous serment n’est pas accepté. Ici, le directeur du logement n’a fourni aucune justification ou explication quant à ses constatations. Ses constatations sont donc déraisonnables.

(iii) Les observations personnelles du directeur du logement

[45] La troisième question soulevée par M. Tallman est la déclaration du directeur du logement : [traduction] « Je ne vous vois jamais dans la réserve et vous avez dit que c’était parce que vous vivez à Edmonton […] ». M. Tallman soutient que cela est contraire à son témoignage sous serment et que cela n’est pas par ailleurs étayé par un élément de preuve fiable au dossier.

[46] La défenderesse s’appuie sur les notes manuscrites du directeur du logement à l’appui de cette constatation. Cependant, à mon avis, ces notes ne sont pas fiables et je ne leur accorde aucun poids pour les motifs suivants. En premier lieu, il n’y a pas de témoignage sous serment du directeur du logement indiquant que ce sont ses notes ou indiquant le moment où elles ont été prises. En deuxième lieu, il y a des irrégularités à première vue dans les notes, à savoir des couleurs de stylo différentes et une écriture différente. De plus, la note concernant M. Tallman qui vivait à Edmonton figure sur une page distincte et n’est pas datée. Quoi qu’il en soit, même si j’accepte qu’il s’agisse des notes du directeur du logement en date du 13 décembre 2022, la note suivante du directeur du logement est particulièrement préoccupante : [traduction]
« Je lui ai dit que je ne changerai pas ma décision qu’il n’avait pas de résidence au cours de l’année qui a précédé l’élection. » Cette note est préoccupante puisque le directeur du logement a pris jusqu’au 28 février 2023 pour rendre sa décision de réexamen.

[47] Les observations personnelles du directeur du logement selon lesquelles il n’a pas vu M. Tallman dans Whitefish pour expliquer son refus d’une lettre de résidence sont déraisonnables, car elles sont en conflit avec le témoignage sous serment qui indique le contraire. Dans sa déclaration solennelle du 22 novembre 2023, M. Tallman explique son absence de Whitefish en indiquant qu’il dirige une famille d’accueil, qu’il possède une entreprise et qu’il était soigné à Edmonton. De plus, le Règlement électoral prévoit que les résidents peuvent être absents pour des [traduction] « raisons de santé » et des [traduction] « raisons d’emploi temporaire ». M. Tallman explique également qu’il a assisté aux réunions des membres, aux funérailles, aux événements des aînés et à d’autres rassemblements de Whitefish, dont aucun point n’est abordé par le directeur du logement.

[48] Le fait que le directeur du logement s’appuie sur ses observations personnelles pour établir sa crédibilité est déraisonnable.

(iv) Le refus de prendre en compte les déclarations solennelles

[49] M. Tallman soutient que le refus du directeur du logement d’examiner les 32 déclarations soumises par les membres de Whitefish, remises le 27 février 2023, est déraisonnable. Il s’appuie sur des affaires qui indiquent que le moment de la réception des observations n’est pas un motif valable de les refuser (Haile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 538 au para 58-62; Saulteaux v Carry the Kettle First Nation, 2022 FC 1435 aux para 40-50 [Saulteaux]). Tel qu’il est indiqué dans Caceres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 843, au paragraphe 23 : « [r]ejeter les observations écrites au seul motif qu’elles ont été déposées en retard est absurde. »

[50] En règle générale, bien qu’un décideur soit présumé avoir pris en compte tous les éléments de preuve, un refus de prendre en compte les éléments de preuve pertinents peut être une erreur susceptible de contrôle (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 au para 15; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 61 [Hinzman]).

[51] La défenderesse soutient que la présente affaire est différente des affaires Hinzman et Saulteaux, car le décideur y a reçu des observations légèrement après la date limite ou avait encore deux semaines pour examiner les observations avant de rendre une décision, respectivement. La défenderesse soutient en l’espèce que le directeur du logement n’a eu qu’un jour pour examiner les nouveaux éléments de preuve, ce qui est une attente déraisonnable et qu’aucune explication raisonnable pour la présentation tardive n’a été donnée.

[52] Malgré l’échéance, le directeur du logement aurait pu faire un examen sommaire des déclarations solennelles. Les renseignements contenus dans les déclarations étaient brefs et pouvaient facilement être examinés et pris en compte par le directeur du logement avant de rendre sa décision le lendemain.

[53] Je conclus que le refus pur et simple du directeur du logement d’examiner les 32 nouvelles déclarations solennelles est déraisonnable.

(v) Conclusion

[54] Pour les motifs énoncés ci-dessus, j’ai conclu que la décision de réexamen du directeur du logement est déraisonnable et doit être annulée.

B. Y a-t-il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

[55] Bien que les constatations qui précèdent sur le caractère déraisonnable de la décision de réexamen du directeur du logement suffisent à trancher la question du contrôle judiciaire, j’examinerai brièvement les arguments d’équité procédurale soulevés.

[56] M. Tallman soulève un certain nombre de questions sur l’équité de la décision de réexamen. Pour ce qui est de l’équité procédurale, la Cour examine si le processus suivi a été équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, si la cause à trancher a été comprise et si la possibilité d’être entendu était adéquate (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21, 22, 28 et 30).

(i) Le contenu du DCT

[57] M. Tallman souligne que ses observations datées du 22 novembre 2023, fournies au directeur du logement, ne figurent pas dans le DCT.

[58] Le DCT a été fourni le 28 mars 2023 par Mme Thompson de Thompson, Laboucan & Epp LLP. Dans la lettre de présentation accompagnant le DCT, elle déclare ce qui suit :

[traduction]

Le Tribunal, David Thunder, directeur du logement de la Première Nation de Whitefish Lake no 459, s’oppose, conformément au paragraphe 318(2) des Règles, à la portée des documents demandés par le demandeur.

Le Tribunal s’oppose à la demande de « toutes les communications entre TLE Law LLP et David Thunder concernant la décision » en raison du secret professionnel des avocats.

Sous réserve de cette objection, veuillez trouver ci-joint une copie certifiée conforme des documents demandés au directeur du logement.

[59] Mme Thompson a également attesté que les documents du DCT étaient les [traduction] « documents pertinents en la possession du directeur du logement en ce qui concerne la décision de réexamen faisant l’objet du présent contrôle judiciaire ». D’après la lettre de présentation et l’attestation, il est clair que Mme Thompson a examiné et pris en compte les documents à inclure dans le DCT. En outre, la lettre de présentation indique que certains documents sont exclus du DCT.

[60] La défenderesse affirme que l’omission des observations de M. Tallman du DCT ne signifie pas que les observations n’ont pas été prises en compte. La défenderesse affirme que si M. Tallman dit qu’il a présenté les observations directement au directeur du logement, nous devrions supposer que le directeur du logement les a examinées. Cependant, le témoignage de M. Tallman confirme simplement que les observations ont été fournies au directeur du logement – il ne confirme pas, et ne pouvait pas confirmer, que les observations ont été prises en compte par le directeur du logement.

[61] Le contenu du DCT est important puisqu’il informe la Cour saisie du contrôle judiciaire de ce qui a été pris en compte par le décideur. D’après les renseignements dont je dispose, je ne peux pas déterminer si les observations du 22 novembre 2023 ont été exclues du DCT à la suite d’un oubli ou si les observations n’ont tout simplement pas été prises en compte par le directeur du logement.

[62] Le directeur du logement ne fait aucune référence aux observations dans sa décision. Cette omission et le fait qu’elles ne figurent pas dans le DCT ne me laissent d’autre choix que de conclure que les observations du 22 novembre 2023 n’ont pas été prises en compte par le directeur du logement dans sa décision de réexamen. Il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale (Kotowiecki v Canada (Attorney General), 2022 FC 1314 aux para 26-29).

(ii) Les allégations de partialité

[63] M. Tallman fait des allégations selon lesquelles le conseiller juridique du directeur du logement pourrait en fait être l’auteur de la nouvelle décision. Ces allégations sont fondées sur les métadonnées contenues dans la décision du 28 février 2023 indiquant que le document a été rédigé par Mme Thompson, qui est conseillère juridique pour Whitefish.

[64] À mon avis, la Cour ne peut tirer de conclusion sur l’auteur de la nouvelle décision en se fondant uniquement sur l’examen des métadonnées. En tout état de cause, étant donné que la nouvelle décision est annulée pour les motifs susmentionnés, il n’est pas nécessaire d’examiner plus avant cet argument.

C. Quelle est la réparation appropriée?

[65] Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Tallman demande les mesures de réparation suivantes :

[traduction]

a) Une ordonnance enjoignant à WLFN de tenir une nouvelle élection pour le poste de chef sans plus tarder;

b) Une ordonnance de la nature d’un certiorari en vue d’annuler la décision;

c) Une ordonnance de la nature d’un bref de mandamus obligeant le directeur du logement de WLFN à délivrer la lettre de résidence, conformément au code électoral de WLFN;

d) Une ordonnance où il est déclaré ou ordonné que la candidature du demandeur soit acceptée et que le demandeur soit autorisé à se présenter à la nouvelle élection du chef de WLFN;

[66] Dans les circonstances, j’estime qu’il s’agit d’un cas où le renvoi de l’affaire au directeur du logement pour nouvel examen ne servirait à rien puisqu’il a déjà effectué un nouvel examen qui, pour les motifs susmentionnés, ne résiste pas à l’examen (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 aux para 71-72).

[67] J’estime qu’il est approprié que la Cour accorde une ordonnance de bref de mandamus obligeant le directeur du logement à délivrer la lettre de résidence nécessaire à M. Tallman. J’en arrive à cette conclusion pour les motifs suivants.

[68] En premier lieu, le témoignage sous serment de M. Tallman et de sa fille appuie une constatation selon laquelle M. Tallman était un résident de Whitefish pendant les 12 mois précédant la réunion de mise en candidature pour l’élection d’avril 2022. La défenderesse n’a présenté aucune preuve crédible du contraire. De plus, la détermination de la résidence est essentiellement une question fondée sur des faits. M. Tallman a déposé un témoignage sous serment de sa résidence à Whitefish. Et bien que la défenderesse conteste une partie des éléments de preuve déposés par M. Tallman comme étant une preuve par ouï-dire, sur la question étroite de la résidence de M. Tallman pendant la période pertinente, j’accepte la preuve de M. Tallman et de Mme Tallman.

[69] En deuxième lieu, le retard inévitable qui aurait lieu si cette affaire était renvoyée pour nouvel examen pèse en faveur de l’octroi de la mesure de réparation demandée par M. Tallman. M. Tallman a pris des mesures en temps opportun pour contester l’élection du chef tenue le 12 avril 2022; cependant, il a fallu sept mois à l’arbitre des appels pour rendre une décision et il a fallu trois mois supplémentaires au directeur du logement pour rendre sa décision de réexamen. Cela va à l’encontre des délais prévus à l’article 16 du Règlement électoral, qui prévoit que le processus d’appel relatif à l’élection sera terminé dans les 31 jours suivant la date de l’élection.

[70] Comme l’a souligné le juge Stratas dans l’arrêt Fond du Lac First Nation c Mercredi, 2020 CAF 59 au paragraphe 8, « [l]es litiges entourant le déroulement des élections doivent être résolus rapidement pour le bien de la communauté ».

[71] Le renvoi de cette affaire pour nouvel examen ferait échec au souci de résolution rapide et efficace et entraînerait le scénario du va-et-vient dénoncé dans Vavilov au paragraphe 142, en ces termes :

Cependant, s’il convient, en règle générale, que les cours de justice respectent la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif, il y a des situations limitées dans lesquelles le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter : […] [renvoi omis] L’intention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens.

[72] Le retard supplémentaire qu’entraînerait le renvoi de l’affaire pour nouvel examen du directeur du logement n’est pas dans l’intérêt de la justice et priverait effectivement M. Tallman de toute réparation utile relativement à l’élection d’avril 2022.

[73] Dans les circonstances, j’ai conclu que la réparation appropriée est d’ordonner au directeur du logement de Whitefish de délivrer immédiatement une lettre de preuve de résidence à M. Tallman.

[74] J’accorderai également la réparation connexe demandée par M. Tallman concernant la possibilité d’être pris en considération pour l’élection du chef. J’ordonne que, conformément au Règlement électoral, une nouvelle élection soit tenue pour le reste du mandat pour le poste de chef et soit organisée immédiatement. La date de l’élection ne doit pas être inférieure à quarante‑cinq (45) jours, ni supérieure à soixante (60) jours, après la date du présent jugement. L’élection doit être menée par le directeur général des élections ou une autre personne compétente conformément au Règlement électoral et sous réserve des délais fixés dans le Règlement électoral.

VI. Les dépens

[75] À titre de partie qui obtient gain de cause, M. Tallman a droit aux dépens. À l’audience, il a demandé une somme forfaitaire de 15 000 $ en faisant valoir que, dans les affaires de gouvernance des Premières Nations, les dépens adjugés devraient reconnaître le déséquilibre de pouvoir entre les parties (Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212 au para 8; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 au para 27 [Whalen]).

[76] La défenderesse soutient que les affaires invoquées par M. Tallman portent sur des situations où les dépens des membres du conseil sont couverts par la Première Nation, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[77] À ma discrétion, je conviens que la somme forfaitaire est appropriée. J’accepte également que le déséquilibre des ressources entre Whitefish et M. Tallman est un facteur pertinent pour l’adjudication des dépens (Whalen, au para 27).

[78] J’accorde à M. Tallman une somme forfaitaire de 15 000 $, y compris les débours et les taxes.


 

JUGEMENT dans le dossier T-402-23

LA COUR STATUE que :

  1. La décision du 28 février 2023 du directeur du logement est annulée;

  2. Le directeur du logement est chargé de délivrer immédiatement une lettre de preuve de résidence à M. Tallman;

  3. J’ordonne que, conformément au Règlement électoral, une nouvelle élection soit tenue pour le reste du mandat pour le poste de chef et soit organisée immédiatement. La date de l’élection ne doit pas être inférieure à quarante-cinq (45) jours, ni supérieure à soixante (60) jours, après la date du présent jugement.

  4. L’élection doit être menée par le directeur général des élections ou une autre personne compétente conformément au Customary Election Regulations of the Whitefish Lake First Nation #459 et sous réserve des délais qui y sont fixés.

  5. La défenderesse est condamnée à payer au demandeur la somme de 15 000 $ à titre de dépens, ce qui comprend les débours et les taxes.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

 

T-402-23

 

 

INTITULÉ :

 

TALLMAN c PREMIÈRE NATION DE WHITEFISH LAKE N O 459

 

AUDIENCE TENUE PAR VidéoCONFÉRENCE À :

 

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 octobre 2023

JUGEMENT et MOTIFS :

 

La juge McDonald

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 octobre 2023

COMPARUTIONS :

Evan C Duffy

POUR LE DEMANDEUR

Eric Pentland

 

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bailey Wadden & Duffy LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Thompson, Laboucan & Epp LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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