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Date : 20231025


Dossier : IMM-9330-22

Référence : 2023 CF 1424

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

ANDENET BIRHANE HAILE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS


I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 8 juillet 2022 par laquelle un agent de migration du Haut-commissariat du Canada en Afrique du Sud à Pretoria [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente que la demanderesse avait présentée au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières.

[2] L’agent a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas aux exigences énumérées à l’alinéa 139(1)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], et au paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Faits

[3] La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie qui réside actuellement en Afrique du Sud, où elle a obtenu la reconnaissance officielle du statut de réfugié, laquelle confère un statut de réfugié en théorie temporaire, mais en pratique potentiellement permanent.

[4] En septembre 2012, la demanderesse a fui l’Éthiopie à destination de l’Afrique du Sud pour y demander protection contre la persécution qu’elle subissait de la part des forces de sécurité éthiopiennes en raison de ses opinions politiques et parce qu’elle militait contre le régime éthiopien.

[5] Après son arrivée, la demanderesse a demandé et obtenu la reconnaissance officielle du statut de réfugié de l’Afrique du Sud mentionnée plus haut en novembre 2012.

[6] Depuis qu’elle vit en Afrique du Sud, la demanderesse subvient à ses propres besoins en travaillant comme vendeuse ambulante et colporteuse. Elle allègue y avoir fait l’objet d’attaques xénophobes et de vols. Elle a signalé ces incidents à la police.

[7] La demanderesse affirme qu’en raison des politiques du gouvernement sud-africain en matière d’intégration et de protection, elle est victime de discrimination sur le marché de l’emploi et qu’elle ne peut pas véritablement faire valoir les droits accordés aux réfugiés dans ce pays.

[8] En juillet 2018, parrainée par cinq personnes, dont quatre détiennent la citoyenneté canadienne et une la résidence permanente canadienne, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières. Le personnel du haut-commissariat a examiné et accepté les demandes de tous les répondants.

[9] En juin 2022, la demanderesse a été interrogée par l’agent. Le 8 juillet 2022, l’agent a rejeté sa demande, principalement parce qu’il a conclu qu’elle disposait d’une solution durable en matière de protection des réfugiés en Afrique du Sud.

III. Questions en litige

[10] La demanderesse soulève les questions suivantes :

  • 1.L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse disposait d’une solution durable en Afrique du Sud?

  • 2.L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse ne risquait pas d’être refoulée en Éthiopie?

[11] À titre préliminaire, le défendeur soulève la question de l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve additionnels dont l’agent ne disposait pas et que la demanderesse a ajoutés à son dossier devant la Cour. Il s’agit à la fois d’éléments de preuve personnels et d’éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays. Il est admis que l’agent ne disposait pas de ces nouveaux éléments de preuve. Sur le fond, le défendeur affirme que la demanderesse n’a relevé dans la décision contestée aucune erreur justifiant un contrôle judiciaire.

[12] Par conséquent, la question préliminaire de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve sera examinée, et la seule question de fond est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable.

IV. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Dans la décision contestée, l’agent souligne que, puisque la demanderesse réside dans un pays signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention], elle a bénéficié de la protection de l’Afrique du Sud et elle a pu y obtenir la reconnaissance officielle du statut de réfugié. Selon ses notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], il a conclu que la demanderesse avait obtenu un statut de réfugié officiel en Afrique du Sud et que ([traduction] « théoriquement ») elle avait le droit d’étudier, de travailler, d’accéder à des soins de santé et de se déplacer librement dans le pays. De plus, il était convaincu que la demanderesse n’était pas exposée au risque d’être refoulée en Éthiopie.

[14] Cependant, l’élément central de la décision contestée qui fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire porte sur la solution durable. L’agent y affirme ce qui suit :

[traduction]

Je constate que la demanderesse a soulevé la question de la criminalité et de la xénophobie lors de l’entrevue et dans ses formulaires de demande. La demanderesse a fourni des rapports de police aux fins d’examen. Je constate que la criminalité est beaucoup plus présente en Afrique du Sud qu’au Canada, mais je ne suis pas convaincu qu’elle prive la demanderesse d’une solution durable. Je constate que la demanderesse a pu signaler des crimes à la police. De même, j’admets que le risque d’être victime de xénophobie peut être plus grand en Afrique du Sud qu’au Canada, que d’importants troubles civils puissent influer sur la xénophobie et que la criminalité puisse aggraver la xénophobie. Cependant, je ne suis pas convaincu que les renseignements à ma disposition donnent à penser que la xénophobie est telle que la demanderesse ne dispose pas d’une solution durable en Afrique du Sud ou qu’elle ne dispose pas de droits et de privilèges (en matière d’emploi, d’études, de soins de santé, de mobilité, etc.) en tant que réfugiée dont le statut est officiellement reconnu.

V. Norme de contrôle

[15] Les parties affirment toutes deux que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je suis d’accord.

[16] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[17] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. » Elle ajoute que la cour de révision doit trancher sur le fondement du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

[18] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle évalue si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Observations des parties et analyse

A. L’admission de nouveaux éléments de preuve

[19] Dans son affidavit déposé devant la Cour, la demanderesse a présenté de nouveaux éléments de preuve personnels et de nombreux éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays. Aucun de ces éléments n’avait été présenté à l’agent. Le défendeur soutient, et je suis d’accord, que de nouveaux renseignements ne peuvent être présentés pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire, à moins que l’une des quelques exceptions s’applique. Je suis également d’accord pour dire que ni les renseignements personnels ni les nouveaux éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays ne correspondent à l’une des exceptions qui sont énoncées dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20.

[20] Concernant les éléments de preuve personnels, l’avocate de la demanderesse fait valoir qu’il ne s’agit pas de l’historique du litige, mais d’un [traduction] « récit de la vie » de sa cliente, et que, de ce fait, ils sont admissibles au titre de l’exception des renseignements généraux formulée dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 45. Après examen, je conclus que ce n’est pas le cas.

[21] Par conséquent, la Cour ne tiendra pas compte des nouveaux renseignements personnels ni des nouveaux éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays. Normalement, pour qu’ils soient pris en compte, de tels éléments de preuve doivent avoir été présentés à l’agent avant, pendant ou peu après l’entrevue. Le contrôle judiciaire est fondé sur le dossier dont disposait l’agent, et non sur les documents déposés après une décision défavorable. Il est tout à fait inapproprié de considérer le contrôle judiciaire comme une occasion de remettre une affaire en litige de façon répétée à mesure qu’elle progresse dans le système, comme en l’espèce, en ajoutant des renseignements omis à une étape antérieure pour tenter d’obtenir une décision différente d’une instance supérieure, qu’il s’agisse alors d’un contrôle judiciaire ou d’un appel.

B. La solution durable en Afrique du Sud

[22] Les éléments de preuve à cet égard, en lien avec la demande d’asile, sont exposés dans la demande écrite de la demanderesse, à la question 3a) de l’annexe 2 :

[traduction]

EN RAISON DE LA FORTE CRIMINALITÉ ET DE LA XÉNOPHOBIE, JE NE ME SENS PAS EN SÉCURITÉ EN AFRIQUE DU SUD. J’AI ÉTÉ VICTIME DE PLUSIEURS ACTES CRIMINELS ET ATTAQUES XÉNOPHOBES DEPUIS MON ARRIVÉE EN NOVEMBRE 2012. JE SUIS DISCRIMINÉE SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL OFFICIEL EN RAISON DES POLITIQUES INAPPROPRIÉS DU GOUVERNEMENT EN MATIÈRE D’INTÉGRATION OU DE PROTECTION. IL EST IMPOSSIBLE DE FAIRE VALOIR LES DROITS PRÉVUS DANS LES LOIS DU PAYS SUR L’ASILE ET L’IMMIGRATION. PAR CONSÉQUENT, JE N’AI PAS LE DROIT DE TRAVAILLER OU DE ME DÉPLACER LIBREMENT EN AFRIQUE DU SUD.

À MON ARRIVÉE EN AFRIQUE DU SUD, J’AI PRÉSENTÉ UNE DEMANDE D’ASILE. MA DEMANDE D’ASILE EST VALIDE ET CRÉDIBLE. J’AI OBTENU LE STATUT DE RÉFUGIÉ. CEPENDANT, JE N’AI PAS LES DROITS ET LES PRIVILÈGES QUE LA CONSTITUTION PRÉVOIT. JE SUIS DISCRIMINÉE EN CE QUI CONCERNE L’EMPLOI, LES CONTRATS OFFICIELS, L’INTÉGRATION, MAIS, SURTOUT, LA PROTECTION. LES AUTORITÉS ET LEURS REPRÉSENTANTS QUI ACCORDENT CES PRIVILÈGES CONSTITUTIONNELS ABUSENT DU POUVOIR, EN PARTICULIER LORSQU’IL S’AGIT D’UN ÉTRANGER. EN CONSÉQUENCE, J’AI ÉTÉ VOLÉE PAR DES GANGS ET MÊME PAR DES AGENTS DE POLICE DE NOMBREUSES FOIS. CHAQUE FOIS QUE J’AI ESSAYÉ DE SIGNALER UN DE CES INCIDENTS, L’EMPLOYÉ DU POSTE DE POLICE S’EST MOQUÉ DE MOI OU M’A MÊME MENACÉE. JE SUIS MAINTENANT CONSTAMMENT TIRAILLÉE ENTRE LES AVANTAGES ET LES INCONVÉNIENTS DU STATUT DE RÉFUGIÉ. DANS MA VIE DE RÉFUGIÉE, JE SUIS RÉDUITE À L’IMPUISSANCE. LA XÉNOPHOBIE DES GENS EST ÉVIDENTE PARTOUT. J’AI ESSAYÉ DE M’INTÉGRER ET DE TROUVER UNE SOLUTION DURABLE EN AFRIQUE DU SUD, MAIS, BIEN QUE JE N’AIE PAS COMMIS LA MOINDRE FAUTE, JE N’Y SUIS PAS ARRIVÉE.

[Non souligné dans l’original.]

[23] Lors de l’entrevue, qui a été brève, l’agent a obtenu une confirmation et des renseignements supplémentaires :

[traduction]

Q : Je dois évaluer si vous disposez d’une solution durable en Afrique du Sud. Vous avez obtenu la reconnaissance officielle du statut de réfugié en Afrique du Sud, c’est-à-dire que l’Afrique du Sud a examiné votre demande et qu’elle est convaincue que vous êtes une réfugiée au sens de la Convention. En droit canadien, une personne n’est pas admissible à la réinstallation des réfugiés au Canada si elle dispose d’une solution comme la réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays.

Je suis convaincu que, théoriquement, vous disposez d’une solution durable en Afrique du Sud. Comme vous avez obtenu la reconnaissance officielle du statut de réfugié, vous avez le droit d’étudier, de travailler, de vous déplacer librement en Afrique du Sud, d’accéder aux services de santé et de présenter une demande de résidence permanente. Cela dit, je suis conscient que ce sont les droits que vous avez en théorie et que la réalité peut être différente. Cette entrevue est l’occasion pour vous d’expliquer pourquoi vous ne pensez pas que vous disposez d’une solution durable en Afrique du Sud.

Je souligne que le taux de criminalité en Afrique du Sud est élevé, ce qui touche toutes les personnes qui résident en Afrique du Sud, et ce, dans l’ensemble du pays. Si vous voulez soulever la question de la criminalité, expliquez en quoi votre situation est différente de celle d’un Sud-Africain dont la situation est semblable à la vôtre (une personne qui, par exemple, vit dans le même quartier que vous, qui exerce un emploi semblable au vôtre ou dont la situation économique est semblable à la vôtre). Expliquez pourquoi vous pensez être exposée à un plus grand risque en matière de criminalité que les autres personnes qui résident en Afrique du Sud.

Vous avez maintenant l’occasion de répondre.

R : Pour qu’une personne survive, sa vie doit être protégée. Il est dit qu’il y a ce que vous avez énuméré, mais il n’y a rien en Afrique du Sud qui ressemble à ces droits. Avec ce document, on ne peut obtenir aucun emploi. On peut seulement exercer un travail indépendant, et la plupart des agents ne vous laissent pas louer chez eux. En plus, j’ai été plus souvent attaquée par des gens xénophobes et j’ai perdu ce que j’avais. Dans ces attaques, les Sud-Africains étaient épargnés. Les gens ne s’en prennent qu’à nous, les réfugiés. Même quand on prend un taxi, le chauffeur nous vole et nous dépose en chemin, à un endroit qu’on ne connaît pas. J’ai tenté ma chance à beaucoup d’endroits. J’ai d’abord travaillé à Germiston, où on m’a volé. Ensuite, je suis allée à Jeppestown, où on m’a répété que les réfugiés ne pouvaient pas y travailler. Quand ils nous ont chassés, j’ai déménagé à Soweto. Là, j’ai loué un support mural. Pendant la période où j’y travaillais, la xénophobie a commencé à Soweto, et j’ai tout perdu. Ensuite, après mon arrivée à Jeppestown, j’ai emprunté de l’argent et j’ai commencé à travailler comme colporteuse. Je vendais des chaussettes, des portefeuilles, des casquettes et des lunettes bon marché. Ensuite, j’ai travaillé pendant un moment, je me suis liée d’amitié avec quelqu’un, et nous avons ouvert une boutique dans Jullies*(?). Nous avons ouvert en 2018, nous avons travaillé pendant un an, puis, en 2019, la xénophobie a commencé là aussi. Des gens sont venus là où nous travaillions, juste à côté de l’endroit où nous dormions, ils ont tout pillé et ils ont brûlé la maison, alors nous avons couru à la police. Nous avions demandé au propriétaire du commerce si nous pouvions nous y cacher, et il avait répondu que s’ils nous trouvaient dans le magasin, ils tueraient tout le monde. Ensuite, nous avons été poussées dans la cour.

Q : Avez-vous rempli un rapport de police?

R : Oui.

Q : Où est-il?

R : (La demanderesse pointe le document qui a été numérisé.) Avoir été attaquée par des groupes armés et cambriolée, en tant que femme, et même quand on fait la file pour prendre un taxi, la plupart du temps, si quelqu’un est derrière vous, il vous pousse hors de la file parce que vous n’êtes pas un Sud-Africain.

Q : En quelle année étiez-vous à Germiston?

R : 2012.

Q : En quelle année étiez-vous à Jeppestown?

R : Jeppestown et Jullies(?) sont côte à côte. La première fois que je suis allée à Jeppestown, c’était en 2014. Et je suis allée à Jullies en 2018.

Q : Quand étiez-vous à Soweto?

R : J’y suis allée en 2014 et j’en suis partie en 2015.

Q : Je croyais que vous étiez à Jeppestown en 2014?

R : C’était en 2014, mais j’y ai travaillé quelques mois.

(* « Jullies » pourrait être la rue Jules, à Johannesburg.)

Fin de l’entrevue. J’informe la cliente qu’une décision sera rendue après l’examen de tous les renseignements au dossier.

[Non souligné dans l’original.]

[24] La question centrale en l’espèce est celle de la solution durable. La position de la demanderesse est essentiellement exposée aux paragraphes 37, 38, 39 et 40 des observations de l’avocate :

[traduction]

37. La demanderesse a fourni une preuve documentaire et un témoignage oral concernant la discrimination et les menaces fondées sur son statut de réfugiée ou d’étrangère dont elle a été l’objet lorsqu’elle tentait d’accéder au marché de l’emploi, aux services de santé, aux études et aux espaces publics en Afrique du Sud. L’agent n’a pas mentionné douter de la crédibilité de la demanderesse à l’égard de l’un quelconque de ces éléments de preuve. L’agent a plutôt simplement constaté qu’elle avait obtenu le statut de réfugié en Afrique du Sud et déduit qu’elle y disposait donc d’une solution durable puisque ce pays est signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. L’agent s’est contenté d’énumérer les droits et les avantages énoncés dans la loi et a utilisé une déclaration passe-partout, mais il n’a pas effectué une évaluation valable de ce à quoi la demanderesse avait personnellement accès. Il n’a donc pas examiné la capacité de la demanderesse d’exercer les droits que lui confère la loi en sa qualité de réfugié en Afrique du Sud.

38. La décision de l’agent fait complètement abstraction de la situation personnelle de la demanderesse, y compris les cinq attaques graves qu’elle a subies à différents endroits et dans différentes villes, les vols à main armée dont elle a été la cible tous les mois ou tous les deux mois, et la discrimination qu’elle a subie en cherchant à accéder au marché de l’emploi, aux services de santé, aux études et aux espaces publics. En ne tenant pas dûment compte de la situation personnelle de la demanderesse, l’agent ne s’est pas acquitté de ses obligations énoncées dans la jurisprudence, notamment dans les décisions Kediye et Anku, ainsi que dans le guide de CIC. Comme l’a affirmé le juge Sébastien Grammond dans la décision Kediye, le fait que l’agent n’a pas tenu compte de « la situation personnelle [du demandeur] en lien avec son intégration » dans son pays d’accueil rend la décision déraisonnable. Pour ce seul motif, la décision de l’agent est susceptible de contrôle et doit être annulée.

39. De plus, j’affirme respectueusement que la décision de l’agent est déraisonnable du fait qu’elle s’appuie sur une interprétation erronée de la preuve de la demanderesse. L’agent n’a aucunement mentionné la situation difficile de la demanderesse et les éléments factuels de l’attaque xénophobe de 2019. Il est vrai que les décideurs sont présumés avoir examiné l’ensemble de la preuve. Toutefois, lorsqu’ils omettent de mentionner des éléments de preuve cruciaux, leurs décisions sont suspectes.

40. En somme, depuis son arrivée en Afrique du Sud, la demanderesse a été victime ou la cible de diverses attaques xénophobes : en 2012 à Germiston, en 2014 à Jeppestown, en 2015 à Soweto, en 2017 et en 2019 sur la rue Jules, à Johannesburg. Elle a tout perdu lors d’une attaque collective et de nombreux vols. Son commerce a été détruit et elle a échappé à l’attaque collective par la porte arrière de sa maison. La police s’est rangée du côté des agresseurs, l’a harcelée et l’a intimidée en parlant d’expulsion. Elle a échappé à plusieurs attaques collectives. Malgré tout ce que la demanderesse a vécu, l’agent, en faisant complètement abstraction de la situation personnelle de la demanderesse, a banalisé sa crainte raisonnable et a rendu une décision passe-partout, ce qui démontre qu’il a mal saisi l’ampleur des menaces dont la demanderesse a été l’objet en Afrique du Sud pendant de nombreuses autres années. La décision de l’agent est donc dépourvue de la justification, de la transparence et des motifs adaptés au contexte auxquels il était raisonnable de s’attendre. Par conséquent, pour ce seul motif, elle doit être annulée.

[25] Je souligne que le terme « solution durable » n’est pas défini dans la LIPR ni dans son règlement d’application. Cependant, il est reconnu depuis longtemps que le guide opérationnel OP 5 du ministre, intitulé Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières [le guide OP 5], est utile pour décider s’il existe une solution durable. Notamment, selon l’article 13.2 du guide OP 5, l’intégration locale est une solution durable à la situation d’un réfugié et « représente plus que l’existence de conditions d’asile sûres », ce qui, bien entendu, est l’une des obligations principales des signataires de la Convention. Dans le guide OP 5, il est également précisé que l’intégration locale permet aux réfugiés « de vivre de façon permanente, en sécurité », dans le pays d’accueil. À mon sens, il ne fait aucun doute que la sécurité des demandeurs d’asile est un élément central à la fois de l’intégration locale et de toute solution durable, ce qui, bien entendu, est lié à leur protection prévue aux articles 96 et 97 de la LIPR, et la renforce. De fait, la notion de sécurité est enchâssée dans le titre même de cette loi sous le terme « protection ».

[26] En toute déférence, après avoir examiné le dossier et les observations des avocats, je souscris pour l’essentiel aux observations de la demanderesse. Dans ses motifs, examinés conjointement avec le dossier, aussi clairsemés soient-ils, l’agent ne s’est pas raisonnablement attaqué à la question de la situation personnelle de la demanderesse, qui aurait fait constamment l’objet d’actes criminels et violents fondés sur des motifs raciaux, en plus, comme elle l’allègue, d’un certain degré d’indifférence de la part des représentants du gouvernement.

[27] Je fais remarquer que la preuve de la demanderesse n’a pas été contestée. L’agent n’a tiré aucune conclusion ou inférence défavorable en matière de crédibilité et n’a pas non plus indiqué qu’il accordait peu de poids à quelque élément de preuve que ce soit.

[28] Bien qu’en matière d’asile, on puisse s’attendre de la part d’un agent de migration à des motifs moins étoffés que ceux de la SPR ou de la SAR, il s’agit néanmoins d’une demande d’asile, et le défendeur est tenu de l’évaluer raisonnablement.

[29] En l’espèce, la Cour est préoccupée par les allégations de la demanderesse concernant la police et le manque de protection. À mon humble avis, et malgré les arguments très habiles présentés par M. Jarvis au nom du défendeur, il ne serait pas prudent de simplement rejeter la présente demande.

[30] La demanderesse a également allégué que l’agent avait utilisé des conclusions passe‑partout et que ces conclusions étaient identiques à celles présentées dans une décision du même agent ou d’un autre agent à Pretoria qui a été rendue le jour suivant et qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire de la Cour dans l’affaire Woldemariam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 891. Il est évident que les conclusions sont les mêmes dans les deux décisions. Il n’est pas fondamentalement déraisonnable de formuler, dans une affaire, les mêmes conclusions que dans une autre affaire, pourvu, bien entendu, que ces conclusions s’appuient sur des motifs qui, examinés avec le dossier, satisfont aux critères énoncés dans l’arrêt Vavilov. Bien que la décision rendue le jour précédent ait été confirmée, il ne peut en être de même en l’espèce.

VII. Conclusion

[31] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Question à certifier

[32] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

IX. Dépens

[33] Il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9330-22

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision contestée est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9330-22

 

INTITULÉ :

ANDENET BIRHANE HAILE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 25 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Gebremariam Hailemariam

POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam

Cabinet d’avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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