Dossier : IMM-11755-23
Référence : 2023 CF 1301
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 26 septembre 2023
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE : |
AB, CD, EF, GH (REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR À L’INSTANCE AB) ET IJ (REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE AB) |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Les demandeurs ont déposé une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada qui a été prise contre eux. Leur renvoi est prévu pour le 27 septembre 2023.
[2] Les demandeurs demandent à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée à l’encontre du rejet d’une demande de report, sur leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et sur leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera accueillie. Je conclus que les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.
II. Les faits et la décision sous-jacente
[4] Les demandeurs, originaires de la Colombie, forment une famille de cinq personnes.
[5] En août 2019, ils sont entrés au Canada et ont présenté des demandes d’asile.
[6] Dans une décision datée du 22 septembre 2021, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Dans une décision datée du 8 mars 2022, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision de la SPR. Dans une décision datée du 30 septembre 2022, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs à l’encontre de la décision de la SAR.
[7] Le 5 janvier 2023, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a reçu la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.
[8] Le 6 février 2023, les demandeurs devaient être renvoyés du Canada. Ils ne se sont pas présentés en vue de leur renvoi, et l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a délivré un mandat d’arrestation contre eux.
[9] Dans une lettre datée du 4 avril 2023, IRCC a renvoyé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs, affirmant que moins de douze mois s’étaient écoulés depuis le rejet de leurs demandes d’asile.
[10] Le 5 mai 2023, le mandat a été exécuté, et les demandeurs ont été arrêtés et mis en détention. Le 10 mai 2023, ils ont été libérés.
[11] Le 31 mai 2023, l’ASFC a reçu une demande de report des demandeurs, qui a été accordée pour que l’année scolaire puisse être terminée.
[12] Le 10 juillet 2023, IRCC a reçu de la part des demandeurs la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui avait été mise à jour.
[13] Le 7 septembre 2023, les demandeurs ont également reçu signification d’une directive les enjoignant de se présenter pour leur renvoi par l’ASFC le 27 septembre 2023.
[14] Le 12 septembre 2023, les demandeurs ont demandé à l’ASFC de reporter leur renvoi pendant 49 heures, jusqu’à ce qu’ils soient admissibles à présenter une demande d’ERAR afin qu’un agent chargé de l’ERAR puisse apprécier le risque auquel deux membres de la famille seraient exposés et qu’un agent d’immigration puisse examiner leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[15] Dans une décision datée du 20 septembre 2023, leur demande de report a été rejetée.
III. Analyse
[16] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.
[17] Le critère de l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : (i) que la demande sous-jacente de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse; (ii) que le renvoi causerait un préjudice irréparable; (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.
A. L’existence d’une question sérieuse
[18] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 au para 67) (Baron).
[19] Selon l’arrêt Baron, une décision refusant de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi exige du demandeur qu’il satisfasse à une norme rigoureuse à l’égard du premier volet du critère établi dans l’arrêt Toth, qui consiste à déterminer l’existence d’une question sérieuse à juger.
[20] En ce qui a trait au premier des trois volets du critère applicable, les demandeurs soutiennent qu’ils soulèvent plusieurs questions sérieuses qui justifient un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, surtout compte tenu du fait que deux des risques auxquels sont exposés les enfants n’ont pas encore été appréciés par un agent d’immigration, et que l’agent est tenu de reporter le renvoi lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant à court commande de le faire.
[21] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de question sérieuse, parce que l’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un risque ou de difficultés à leur retour en Colombie, que l’agent a raisonnablement refusé le report compte tenu de leur mesure de renvoi différée antérieure, que leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne peut pas constituer un obstacle au renvoi et que leurs allégations formulées quant au risque ont déjà été appréciées par la SPR, la SAR et la Cour fédérale.
[22] Après avoir examiné les documents présentés par les parties dans le cadre de la requête, je conviens qu’il y a une question sérieuse à trancher dans la mesure où l’agent examinant la demande de renvoi devrait être attentif à la question de savoir si les demandeurs ont eu la possibilité de faire l’objet d’un ERAR et si les facteurs d’ordre humanitaire ont été examinés dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avant leur renvoi (Etienne c Canada (Sécurité Publique et Protection Civile), 2015 CF 415 aux para 53, 54).
B. L’existence d’un préjudice irréparable
[23] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’il subiront un préjudice irréparable si le redressement n’est pas accordé. Le terme « irréparable »
n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il s’agit plutôt d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR-MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746; Horii c Canada, [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).
[24] Les demandeurs soutiennent qu’un préjudice irréparable est établi puisque deux des enfants — l’un étant un environnementaliste et l’autre étant possiblement une personne de diverses identités de genre ou une personne LGBTQ+ — sont exposés à un risque réel de persécution et/ou de mauvais traitements à la lumière de la preuve relative aux conditions en Colombie, et que les renvoyer avant l’appréciation des risques et l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants les priverait d’un véritable recours judiciaire. Les demandeurs soutiennent en outre que le retour en Colombie exposera les enfants à un préjudice important et irréparable en ce qui concerne leur santé mentale.
[25] Le défendeur soutient que l’existence d’un préjudice irréparable n’a pas été établie, puisque les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils seront personnellement exposés à un risque ou à un préjudice à leur retour, que l’intérêt supérieur des enfants ne sera pas préservé s’ils sont renvoyés du Canada, ou qu’ils seraient incapables de poursuivre leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger. Le défendeur fait en outre valoir que les demandeurs formulent les mêmes allégations de risque que celles qui ont déjà été appréciées par la SPR, la SAR et la Cour fédérale, qui n’établissent pas l’existence d’un préjudice irréparable.
[26] Je suis du même avis que les demandeurs. Bien qu’ils n’aient pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants qui étaient suffisamment probants pour démontrer que les deux enfants subiraient eux-mêmes un préjudice en raison de leurs convictions politiques et de leur identité de genre, respectivement (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux para 15, 16), je suis convaincu que les demandeurs ont présenté une preuve claire et convaincante qu’ils seraient exposés à un préjudice irréparable s’ils étaient renvoyés, en particulier le jeune garçon et la mère qui souffrent actuellement de problèmes de santé mentale.
[27] Je souligne en particulier les éléments de preuve démontrant que la mère dans la présente demande a eu des idées suicidaires en raison de la présente procédure de renvoi. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que la souffrance subie en l’espèce est le genre de maladie mentale qui se produirait dans tout contexte de renvoi (Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165). La notion juridique de « préjudice irréparable »
serait vide de sens si elle ne pouvait reconnaître la forme de préjudice qui amène une personne à envisager de se suicider (Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 au para 13). La Cour est contrainte de reconnaître que les pensées suicidaires, comme celles que la mère en l’espèce a éprouvées pour épargner sa famille de souffrances, peuvent établir qu’il y a eu préjudice irréparable. Je conclus que le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth a été établi.
C. La prépondérance des inconvénients
[28] Le troisième volet du critère nécessite l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd à la p 129). Il est dit parfois que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur »
(Mauricette c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Cependant, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.
[29] Le demandeur soutient que l’intérêt du défendeur dans l’exécution de la mesure de renvoi l’emporte sur les impératifs juridiques d’éviter le renvoi vers des endroits où une personne peut subir un préjudice grave sans avoir d’abord soigneusement apprécié ce préjudice et sans protéger l’intérêt supérieur des enfants.
[30] Le défendeur soutient que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du ministre, puisque les demandeurs sollicitent une [traduction] « mesure extraordinaire en equity »,
ont retardé et entravé leur renvoi dans le passé, ce qui leur a permis de déposer la présente requête sans une conduite irréprochable, et ont bénéficié d’un examen complet et équitable de leur renvoi, ainsi que de nombreux examens des risques.
[31] La prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs. L’intégrité du système d’immigration canadien est servie lorsque les risques et les facteurs d’ordre humanitaire des demandeurs ont l’occasion d’être pleinement examinés par les agents d’immigration canadiens. Les demandeurs ont demandé un report de quelques jours de leur renvoi afin qu’ils puissent présenter leur demande d’ERAR, et les intérêts des demandeurs et du public canadien sont favorisés par la préservation d’un système d’immigration qui offre la possibilité de faire apprécier en détail les risques encourus avant le renvoi. L’exigence légale selon laquelle les mesures de renvoi doivent être exécutées dès que possible (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 48(2)) ne l’emporte pas sur ces intérêts.
[32] En fin de compte, les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La requête sera donc accueillie.
ORDONNANCE dans le dossier IMM-11755-23
LA COUR ORDONNE que la requête en sursis à l’exécution du renvoi des demandeurs est accueillie.
« Shirzad A. »
Juge
Christopher Cyr
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-11755-23 |
INTITULÉ :
|
AB, CD, EF, GH (REPRÉSENTÉS PAR LEUR TUTEUR À L’INSTANCE AB) ET IJ (REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE AB) c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 26 SEPTEMBRE 2023
|
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 26 SEPTEMBRE 2023
|
COMPARUTIONS :
Andrew Brouwer |
POUR LES DEMANDEURS |
Pavel Filatov |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bureau du droit des réfugiés Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |