T-140-97
ENTRE:
MONSIEUR JEAN-LUC BÉDARD, domicilié et résidant au 555, rue Saguenay, St-Raymond, comté de Portneuf, district de Québec, dans la province de Québec, G0A 4G0; |
Partie requérante;
ET:
SA MAJESTÉ LA REINE, dûment représentée par le procureur général du Canada; |
- et -
L'HONORABLE RALPH GOODALE, en sa qualité de ministre de l'Agriculture du Canada, ayant son bureau à l'Édifice John Carling, 930 de l'avenue Carling, à Ottawa, province d'Ontario, K1A 0C5; |
- et -
DR. MICHEL LANDRY, en sa qualité d'inspecteur vétérinaire à la direction générale de l'inspection et de la production des aliments, division de la santé des animaux, Agriculture et Agroalimentaire Canada, ayant ses bureaux au 901, Cap-Diamant, bureau 391, Québec, district de Québec, province de Québec, G1K 4K1; |
- et -
DR. WILLIAM R. ANDERSON, en sa qualité de gestionnaire, santé des animaux, région du Québec, Direction générale de la production et de l'inspection des aliments, Agriculture et Agroalimentaire Canada, ayant ses bureaux à la Place London Life, 2001, de la rue Université, 7e étage, pièce 746-S, à Montréal, district de Montréal, province de Québec, H3A 3N2 |
Partie intimée.
MOTIFS D'ORDONNANCE
LE JUGE JOYAL
Le 29 janvier 1997, à Québec, je rejetais une demande du requérant pour l'obtention d'une ordonnance d'injonction provisoire. Le requérant voulait empêcher l'exécution de l'ordre de destruction de certains animaux devant se tenir le 31 janvier suivant. À la suite de l'audition de cette requête, je m'engageais à remettre aux parties quelques brefs motifs écrits.
Les Faits
L'ordre de destruction était remis au requérant par les intimés sous l'égide de la Loi sur la santé des animaux, chapitre H-3.3 (ci-après "la Loi"). Cette loi a pour but, entre autres, de contrôler la présence et la diffusion de maladies contagieuses chez les animaux.
Pour ce faire, le législateur a accordé au ministre de l'Agriculture des droits et des obligations inhabituels. C'est ainsi que sous l'alinéa 48(1)(a) de la Loi, le ministre peut prendre toute mesure de disposition, notamment la destruction, à l'égard d'animaux contaminé ou soupçonnés d'être contaminés par une maladie ou une substance toxique. À l'alinéa 48(1)(b) de la Loi, ce même pouvoir peut s'exercer à l'égard d'animaux qui ont été en contact avec les animaux visés à l'alinéa précédent.
Aux dispositions de l'article 48 de la Loi s'ajoute à l'article 50 une déclaration de non-responsabilité de Sa Majesté. Cet article se lit comme suit:
50. Sa Majesté n'est pas tenue des pertes, dommages ou frais " loyers ou droits " entraînés par l'exécution des obligations découlant de la présente loi ou des règlements, notamment celle de fournir des terrains, locaux, laboratoires ou autres installations et d'en assurer l'entretien au titre de l'article 31. |
En date du 6 janvier 1997, un inspecteur-vétérinaire mandaté par Agriculture et Agroalimentaire Canada signait une ordonnance de destruction d'un troupeau d'une quinzaine de bêtes "wapitis" appartenant au requérant, au motif que les bêtes étaient atteintes ou soupçonnées d'être atteintes de la maladie infectieuse ou contagieuse connue sous le nom de "tuberculose". Selon la Loi, on accordait au requérant une compensation basée sur une valeur de 2 000$ la bête.
Suite à cette ordonnance, le procureur du requérant élaborait un dossier fort impressionnant et le produisait à la Cour le 28 janvier 1997, en demandant une ordonnance d'injonction. Les parties s'accordaient à ce que l'audition de la requête se tienne par voie de conférence téléphonique. Le procureur de la Couronne s'accordait aussi à libérer le requérant des exigences de la règle 320 des Règles de la Cour fédérale.
La Doctrine
En matière d'injonction provisoire ou interlocutoire, la doctrine est bien établie. Qu'on s'en tienne à l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire American Cyanamid v. Ethicon Ltd.1, ou à l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd.2, une cour doit se référer à trois critères, nommément:
(1) que la cause, sur les mérites, soit défendable; |
`(2) que le requérant subirait un préjudice irréparable si la mesure provisoire ne lui était pas accordée; et |
(3) que la prépondérance des inconvénients favorise le requérant. |
Thèse du requérant
L'argument du requérant repose essentiellement sur sa prétention que la décision de la Couronne est tout à fait arbitraire, n'est pas appuyée par aucun élément de preuve concrète, ni justifiée par aucun fait, et est entièrement incompatible avec l'esprit de la Loi. Les faits qui provoquaient une telle conclusion sont habilement exploités dans l'affidavit du requérant, dont le texte comprend 89 paragraphes sur une douzaine de pages. De plus, le procureur du requérant produisait à l'appui quelques 19 éléments de preuve documentaires.
Thèse de la Couronne
De son côté, le procureur de la Couronne, qui avait déjà été saisi de dossiers semblables, soulignait que l'autorité du ministre, sous l'article 48 de la Loi, est de beaucoup plus intransigeante et inattaquable qu'en croirait le requérant. Le texte de l'article ne se limite pas à des mesures draconiennes à l'égard des animaux contaminés, mais aussi à l'égard de ceux que l'on soupçonne d'être contaminés. Le procureur de la Couronne citait à l'appui l'arrêt de la Cour fédérale dans l'affaire Kohl c. Canada (Ministre de l'agriculture)3 où Monsieur le juge Marceau, en infirmant une décision antérieure de la Section de première instance, soulignait clairement et catégoriquement combien il est difficile, sinon impossible, de lancer un défi à l'encontre d'une décision ministérielle du genre.
Constatations
Au cours du débat, mes constatations préliminaires touchaient plutôt sur le critère de dommages irréparables. Si en poursuivant sa cause, le requérant voyait ses motifs ultimement reconnus par la Cour, il aurait droit à des dommages-intérêts pour la vraie valeur de son troupeau. Or, sur ce point, le procureur du requérant portait à mon attention les dispositions de l'article 50 de la Loi qui à prime abord, donne quittance à la Couronne de toute erreur commise dans l'exercice de ses pouvoirs sous la Loi. Ceci aurait comme conséquence de proscrire le requérant de toute réclamation future.
Si on adopte l'opinion du procureur du requérant, opinion que je ne partage pas nécessairement, c'est reconnaître que le législateur aurait bien voulu parler de mesures extraordinaires afin de protéger la masse des animaux au Canada contre les maladies contagieuses et pour ce faire, aurait accordé au ministre une quittance complète en cas d'erreur. Le législateur, dans l'intérêt public et en se basant sur les données scientifiques touchant ces maladies, aurait voulu sauvegarder à tout prix la réputation de l'industrie canadienne du bétail et aurait, en conséquence, permis que la décision ministérielle puisse s'exercer au moindre soupçon d'une maladie, qu'importe le préjudice possible aux propriétaires.
Cette ligne de pensée fait en sorte que le premier critère énoncé plus haut, soit une cause défendable, mérite une attention beaucoup plus particulière. Il faut aussi se souvenir que le schéma statutaire touche des intérêts économiques et non des droits personnels du citoyen. En pareil cas, j'ose croire que l'intervention judiciaire doit se faire de façon encore plus judicieuse que dans les autres catégories de contrôle.
À cet égard, je me permets de faire miens certains propos de M. le juge Marceau dans l'affaire Kohl (op. cit.). En particulier, je cite le passage suivant, où la Cour d'appel confirme la position prise par le juge des requêtes:
Enfin, le juge des requêtes a refusé d'admettre que les considérations concernant le commerce extérieur qui avaient tant influencé la décision du ministre étaient des considérations non pertinentes. À son avis, dès lors que l'existence d'une maladie transmissible est confirmée ou soupçonnée, les préoccupations de tous ceux qui pourraient être touchés par sa propagation éventuelle deviennent pertinentes pour choisir un plan d'action en vertu du paragraphe 48(1) et, en particulier, pour évaluer le niveau de tolérance du risque acceptable. La décision de détruire l'animal a donc été prise après qu'on eut examiné l'obligation qu'avait le Canada envers la communauté internationale. Pareilles questions ont donc à juste titre été prises en considération. |
Plus tard dans le jugement du juge Marceau, l'on retrouve les commentaires suivants:
La décision contestée est celle qu'un ministre de l'État a rendue conformément à un pouvoir spécial qui lui a été conféré par le législateur et qu'il doit exercer dans certaines circonstances précises, s'il l'estime nécessaire dans l'intérêt général. Il s'agit d'une décision administrative de nature exécutive, une décision de principe qui n'est manifestement pas assujettie aux règles de la justice naturelle ou de l'équité dans la procédure comme l'a dit la Cour dans l'affaire Hunt Farms4. Il faut réagir rapidement à toute menace pour la santé et la sécurité publiques. Si je comprends bien, une telle décision n'est assujettie au pouvoir de contrôle des tribunaux que lorsque le décideur, par suite de différentes attitudes fautives, abuse son pouvoir. La décision peut avoir été rendue de mauvaise foi, c'est-à-dire à une autre fin que celle pour laquelle le pouvoir a été conféré; elle peut avoir été rendue sans que n'aient été respectées certaines conditions ou limites juridiques imposées à l'exercice du pouvoir; ou elle peut avoir été rendue avec insouciance sans vérification de l'existence des circonstances qu'elle était censée corriger. La Chambre des lords a réaffirmé récemment ce principe, en termes très révélateurs, dans l'arrêt Puhlhofer and another v. Hillingdon London Borough Council, [1986] 1 All E.R. 467, à la page 474: |
[TRADUCTION] Les tribunaux contrôleront l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de nature administrative en présence d'un abus de pouvoir, par exemple la mauvaise foi, une erreur dans l'interprétation des limites du pouvoir, une irrégularité de procédure ou un caractère déraisonnable au sens de l'arrêt Wednesbury (voir Associated Provincial Picturer Houses Ltd. v. Wednesbury Corp., [1947] 2 All ER 680, [1948] 1 KB 223), c.-à-d. un caractère déraisonnable tel que cela frise l'absurde: voir les propos de Lord Scarman dans Nottinghamshire CC v. Secretary of State for Environment, [1986] 1 All ER 199, à la p. 202, [1986] 2 WLR 1 à la p. 5. Lorsque la détermination d'un fait est laissée au jugement et à l'appréciation d'un organisme public et que ce fait comporte un large éventail de possibilités, c'est-à-dire qu'il peut être soit évident, soit discutable, soit tout juste imaginable, le tribunal est tenu de laisser cette décision à l'organisme public auquel le législateur a confié le pouvoir décisionnel, sauf dans un cas où il est évident que l'organisme public, consciemment ou inconsciemment, agit arbitrairement. |
(le souligné est le mien) |
Et finalement, la Cour ajoute ceci:
Quoi qu'il en soit, si les principes applicables au contrôle judiciaire d'une décision administrative comme celle en cause obligent la Cour à vérifier l'origine des soupçons qui permettent l'exercice du pouvoir conféré, cette vérification doit être faite avec beaucoup de déférence. La Cour n'a pas à dire si elle souscrit à l'appréciation qu'a faite le décideur des faits dont il avait été saisi; son rôle n'est pas de s'assurer que cette décision était correcte. C'est le décideur et non la Cour qui est habilité à rendre la décision. La Cour doit simplement vérifier si la preuve permet d'étayer les soupçons du décideur, car ce n'est qu'en l'absence d'un tel fondement et que lorsque les soupçons sont irrationnels qu'il y aura abus de pouvoir. Ce n'est manifestement pas ce qu'a fait le juge des requêtes qui a tout simplement substitué son opinion à celle du ministre. La Loi exige que le ministre fasse preuve d'une grande compétence en ce qui concerne la santé du bétail canadien et les risques qui découlent de l'existence éventuelle de parasites, et elle l'oblige à agir dès qu'il y a des soupçons. |
Conclusions
Je conclus que les observations de la Cour d'appel fédérale nous permettent de nous pencher non seulement sur le critère des dommages irréparables, mais encore plus sur le premier critère, soit de déterminer si la partie requérante est en mesure d'établir une apparence suffisante de droit ou de question sérieuse à juger.
C'est ainsi qu'avec tout le respect que je dois au requérant et à son savant procureur, je devais à la suite de l'enquête, le 29 janvier 1997, leur annoncer que la requête était rejetée. Compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, ainsi que des dispositions singulières de la Loi et de l'analyse de l'économie de ce statut par la Cour d'appel fédérale, je n'étais pas persuadé que le requérant avait pu surmonter les critères que la jurisprudence impose en pareil cas.
L. Marcel Joyal
______________________
Juge
O T T A W A (Ontario)
le 12 février 1997
__________________1 1 All E.R. 504.
2 [1987] 1 R.C.S. 110.
3 (1994) 28 Admin.L.R. (2d) 38.
4 Hunt (David) Farms. Ltd. c. Canada (Ministre de l'Agriculture), (1994) 74 F.T.R. 270 (1re inst.); 170 N.R. 75 (C.A.); autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée.
COUR FEDERALE DU CANADA SECTION DE PREMIERE INSTANCE
NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
N º DE LA COUR : T-140-97
INTITULE : MONSIEUR JEAN-LUC BEDARD c. SA MAJESTE LA REINE ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE : QUEBEC (QUEBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : 29 JANVIER 1997
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE L'HONORABLE JUGE JOYAL EN DATE DU 12 FEVRIER 1997
COMPARUTIONS
Me YVAN SAVARD POUR LE REQUERANT
Me RAYMOND PICHE POUR LES INTIMES
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
SAVARD & ASSOCIES
LEVIS (QUEBEC)POUR LE REQUERANT
GEORGE THOMSON
SOUS-PROCUREUR GENERAL DU CANADA
OTTAWA (ONTARIO) POUR LES INTIMES