Date : 20231005
Dossier : T‑1147‑23
Référence : 2023 CF 1335
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2023
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
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SEISMOTECH IP HOLDINGS INC.
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SEISMOTECH SAFETY SYSTEMS INC.
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demanderesses
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et
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M. UNTEL ET TOUTE PERSONNE DANS UNE SITUATION SEMBLABLE
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défendeurs
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et
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ECOBEE TECHNOLOGIES ULC
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requérante
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] Un titulaire de brevets poursuit les utilisateurs finaux de produits prétendument contrefaits, mais pas le fabricant. Celui-ci présente une requête en vue d’être constitué partie à l’instance. Je fais droit à la requête du fabricant, parce que l’issue de l’action aura forcément une incidence sur ses intérêts juridiques.
I. Le contexte
[2] Les demanderesses, que j’appellerai Seismotech, sont les titulaires de quatre brevets, lesquels visent de façon générale des méthodes, des appareils, des supports et des signaux utilisés dans le cadre de la gestion, de la surveillance, du contrôle ou de la facturation de services publics. Elles allèguent que plusieurs marques et modèles de thermostats intelligents contrefont leurs brevets. La requérante, Ecobee, est l’un des fabricants des dispositifs prétendument contrefaits.
[3] Seismotech a intenté quatre actions en contrefaçon devant notre Cour. L’action visée en l’espèce est une action simplifiée intentée contre une catégorie de personnes non encore identifiées, désignées collectivement sous le nom de « M. Untel et toute personne dans une situation semblable »
, qui ont acheté des thermostats intelligents produits par des fabricants canadiens, dont Ecobee. Seismotech réclame des dommages‑intérêts et la restitution des profits auprès de chacun des défendeurs, les « profits »
étant les économies que chaque défendeur a réalisées sur ses factures de services publics parce qu’il s’est servi de la technologie prétendument contrefaite. Elle entend obtenir les noms et les adresses des différents défendeurs en recourant à une ordonnance de type Norwich ou à des moyens semblables.
[4] Seismotech a également intenté un « recours collectif inversé »
, c’est‑à‑dire une action visant une catégorie de défendeurs formée de personnes morales qui ont fabriqué, distribué ou vendu au Canada des thermostats intelligents qui seraient contrefaits. Rona Inc. et Home Depot of Canada Inc. sont les représentantes proposées du groupe de défendeurs. Nul ne conteste qu’Ecobee fera partie du groupe de défendeurs.
[5] Seismotech a également intenté une paire d’actions semblables relativement à des thermostats intelligents produits par des fabricants situés à l’extérieur du Canada.
[6] Ecobee présente aujourd’hui une requête en vue d’être constituée partie à l’« action visant M. Untel et toute personne dans une situation semblable »
ou, subsidiairement, d’obtenir l’autorisation d’intervenir dans l’action. Elle se fonde sur les règles 104 et 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles].
II. Analyse
[7] Je fais droit à la requête d’Ecobee afin de la constituer partie à l’instance, car l’action de Seismotech a un effet sur ses intérêts juridiques. J’expose mes motifs ci-après. Compte tenu de ma décision sur ce point, il n’est pas nécessaire de décider si Ecobee satisfait au critère relatif à la qualité d’intervenant. Quoi qu’il en soit, les droits d’intervention qu’Ecobee souhaite obtenir sont assimilables à ceux d’une partie, ce qui veut dire que la véritable question en litige porte sur la qualité de partie.
A. La règle 104 et son interprétation
[8] Le texte de la règle 104 est le suivant :
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[9] Je suis en accord avec la prétention de Seismotech selon laquelle la règle 104 devrait être interprétée et appliquée en fonction du principe de l’autonomie des parties dans les litiges civils. Selon ce principe, les parties sont libres d’ester en justice comme elles l’entendent, ce qui signifie que le demandeur peut choisir les défendeurs contre lesquels il intente une action. Le principe de l’autonomie des parties est résumé à l’article 19 du Code de procédure civile, RLRQ, c C‑25.01 :
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[10] Le Code ne s’applique pas directement à la présente affaire, mais le principe de l’autonomie des parties est reconnu dans la jurisprudence des Cours fédérales : Viiv Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122 au paragraphe 17, [2021] 4 RCF 289. En particulier, il convient en général de respecter la décision du demandeur de poursuivre certains défendeurs potentiels, mais pas d’autres : Ferguson c Arctic Transportation Ltd, [1996] 1 CF 771 (CF 1re inst) à la p. 781; Les laboratoires Servier c Apotex Inc., 2007 CF 1210 au paragraphe 10 [Servier].
[11] Il n’y a donc pas lieu de conférer à la règle 104 une large portée qui contrecarrerait le principe de l’autonomie des parties. La Cour d’appel fédérale a donné une interprétation étroite à cette disposition, de sorte que la présence du défendeur proposé doit être nécessaire au règlement de l’action pour qu’il soit constitué partie à l’action : Canada (Pêches et Océans) c Bande indienne de Shubenacadie, 2002 CAF 509 au paragraphe 8; Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2013 CAF 236 aux paragraphes 31 et 32 [Forest Ethics]. La Cour a résumé certaines lignes directrices concernant l’application de la règle 104 dans la décision Servier, au paragraphe 17 :
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Le fait [qu’une personne] soit en mesure de présenter des éléments de preuve pertinents [pour] la déclaration du demandeur ne suffit pas [à] en faire une défenderesse nécessaire […].
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Le fait qu’une personne puisse être lésée par l’issue du litige ne suffit pas à en faire une défenderesse nécessaire […].
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Un simple intérêt commercial au lieu d’un intérêt juridique ne suffit pas à faire d’une personne une partie nécessaire […].
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En l’absence d’une disposition législative spécifique […], lorsque la déclaration du demandeur ne sollicite pas de mesures réparatrices contre une personne et ne fait aucune allégation à son encontre, cette personne ne sera pas considérée comme une partie nécessaire. […].
[12] Néanmoins, la simple existence de la règle 104 montre que les choix du demandeur doivent parfois être mis de côté. Les affaires susmentionnées illustrent, par effet miroir, la nécessité de constituer une partie à une instance lorsque l’issue de cette instance a un effet sur ses intérêts juridiques.
B. L’application à la présente affaire
[13] Deux raisons expliquent pourquoi la présente action a un effet sur les intérêts juridiques d’Ecobee, et je les examinerai successivement.
1) La réparation demandée se rapporte au caractère licite des produits d’Ecobee
[14] Ecobee est le fabricant de certains produits qui, selon Seismotech, contrefont ses brevets. Même si la présente action vise les utilisateurs finaux de ces produits, il est manifeste que le caractère licite des produits d’Ecobee est directement en jeu.
[15] Au paragraphe 45 de sa déclaration, Seismotech allègue que certains des utilisateurs finaux ont contrefait ses brevets parce qu’ils se sont servis des produits d’Ecobee. Au paragraphe 46, elle allègue que les produits d’Ecobee contiennent tous les éléments essentiels des brevets de Seismotech et qu’ils les contrefont. Selon les paragraphes 47 et 48, l’utilisation que font les défendeurs des produits d’Ecobee est illicite et contrefait les brevets de Seismotech. Par conséquent, si Seismotech obtient gain de cause dans la présente action, cela voudra forcément dire que les produits d’Ecobee contrefont les brevets de Seismotech et qu’Ecobee n’a pas le droit de les fabriquer. Dans ce contexte, Ecobee n’est pas un simple témoin en l’espèce. L’issue de la présente affaire aura un effet pratique sur ses droits, même si, en principe, aucune réparation n’est sollicitée contre elle.
[16] Le précédent le plus étroitement lié aux faits de l’espèce est la décision Havana House Cigar & Tobacco Merchants Ltd. c Madame Unetelle (1998), 80 CPR (3d) 443, [1998] ACF no 411 (CF 1re inst) [Havana House]. Le propriétaire d’une marque de commerce a intenté une poursuite contre des vendeurs de cigares prétendument contrefaits, mais pas contre leur distributeur. Malgré les objections de la demanderesse, la Cour a constitué le distributeur partie défenderesse. Le juge Marshall Rothstein, qui était membre de notre Cour à l’époque, a exprimé l’avis suivant :
[…] Kozy Korner’s et Nigro sont des marchands au détail et Copa‑Habana est leur distributeur. Il se peut fort bien que Kozy Korner’s et Nigro présentent une défense à l’action, mais il n’y a aucune raison pour laquelle Copa‑Habana devrait accepter que ses droits ainsi que sa capacité de vendre ses marchandises en tant que distributeur original soient défendus par personne interposée. Toute ordonnance rendue à l’encontre de Kozy Korner’s et de Nigro porterait directement atteinte à ses droits et à ses intérêts pécuniaires et, par conséquent, elle a un intérêt direct à protéger.
[17] Pour faire obstacle à la transposition de ces sages paroles à la présente espèce, Seismotech invoque trois arguments, auxquels je ne puis me rallier.
[18] Premièrement, Seismotech fait valoir que la décision Havana House a été écartée par des décisions ultérieures, dans la mesure où elle affirme qu’une atteinte aux intérêts pécuniaires du défendeur proposé est suffisante pour qu’on lui reconnaisse la qualité de partie. Cependant, à mon avis, la décision Havana House ne dit pas qu’un intérêt pécuniaire ou commercial dans l’issue d’une affaire suffit pour qu’une personne soit constituée partie à l’instance. La « capacité de vendre ses marchandises »
qu’avait Copa‑Habana était un droit juridique auquel la marque de commerce de Havana House pouvait porter atteinte. Ce droit est semblable à celui d’Ecobee de fabriquer et de vendre ses produits, un droit auquel les allégations de contrefaçon de brevet formulées par Seismotech peuvent porter atteinte. La situation d’Ecobee est différente de celle de la partie proposée dans l’affaire Forest Ethics, qui avait un intérêt commercial dans l’issue de l’instance, mais aucun droit juridique directement en jeu.
[19] Deuxièmement, Seismotech fait valoir qu’Ecobee ne sera pas liée par l’issue de la présente action parce qu’elle n’y est pas partie. Cet argument, toutefois, est circulaire et artificiel. Il est circulaire, car en principe un jugement ne lie jamais les tiers qui ne sont pas des parties à l’instance. Il serait donc toujours possible de s’opposer à une requête en vue d’être constitué partie à l’instance selon la règle 104 en faisant valoir que le jugement ne liera pas la partie requérante. L’argument est artificiel parce qu’il ne tient pas compte du fait que la Cour ne saurait accueillir l’action sans se prononcer sur le caractère licite des produits d’Ecobee.
[20] Troisièmement, en réponse à la requête d’Ecobee, Seismotech a proposé de modifier sa déclaration de manière à ce que les allégations de contrefaçon ne portent que sur ce qu’elle qualifie de [TRADUCTION] « revendications relatives à la méthode »
. De ce que je comprends, elle allègue que la contrefaçon de ces revendications, par les utilisateurs finaux, est indépendante de toute contrefaçon résultant de la fabrication, par Ecobee, des produits en cause. Or, cela est contraire au bon sens. Seismotech n’allègue pas dans sa déclaration que les utilisateurs finaux ont fait quoi que ce soit d’autre que d’acheter, d’installer et d’utiliser les produits d’Ecobee, conformément aux instructions de cette dernière. Les méthodes qu’ils ont utilisées ont forcément été mises au point ou fournies par Ecobee. À l’audience, Seismotech n’a pas valablement expliqué comment il y aurait pu avoir contrefaçon de la part des utilisateurs finaux indépendamment d’une contrefaçon de la part d’Ecobee. Quoi qu’il en soit, la tentative de Seismotech en vue de dissocier sa demande des produits d’Ecobee est minée par un examen sommaire de la revendication no 1 de chaque brevet, c’est-à-dire les revendications qui porteraient sur la méthode. Chacune de ces revendications comporte une sorte de dispositif mis en place chez le client, notamment des dispositifs de traitement, de communication, de mémoire et de contrôle.
[21] En résumé, la présente action portera atteinte aux droits d’Ecobee, ce qui justifie qu’elle y soit constituée partie.
2) Les défenderesses poursuivront vraisemblablement Ecobee en garantie
[22] Il existe une autre manière indépendante dont la présente action portera atteinte aux droits d’Ecobee. Si la Cour conclut que les utilisateurs finaux contrefont les brevets, ce sera parce qu’ils se sont servis du produit contrefait (ou de la méthode) d’Ecobee. Ces utilisateurs finaux intenteront vraisemblablement une action en garantie contre Ecobee, peut‑être par la voie d’un recours collectif. L’issue de la présente action aura nécessairement des répercussions sur les droits d’Ecobee dans une action intentée par les utilisateurs finaux. Ecobee pourrait subir un préjudice direct si ces utilisateurs finaux étaient jugés responsables sans avoir invoqué certains moyens de défense.
[23] Seismotech rétorque que les contrats qu’Ecobee conclut avec ses utilisateurs finaux contiennent une clause de décharge de responsabilité qui constituerait une réponse complète à une action en garantie. Cependant, une telle clause pourrait fort bien être incompatible avec la législation en matière de protection des consommateurs, comme les articles 10 et 34 à 54 de la Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c P‑40.1. Pour les besoins de la présente requête, il n’est pas nécessaire que j’en dise plus à ce sujet. Cette question sera tranchée au moment où elle se posera. La possibilité que les utilisateurs finaux intentent une action en garantie suffit pour faire entrer en jeu les intérêts juridiques d’Ecobee. Elle constitue une justification additionnelle pour la constituer partie à la présente action.
C. Les autres objections de Seismotech
[24] Seismotech s’oppose également à la participation d’Ecobee, même dans l’hypothèse où il y aurait atteinte à ses intérêts juridiques. Elle fait valoir qu’Ecobee peut protéger ses intérêts soit en intentant une action distincte sur le fondement de l’article 60 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, en vue de faire invalider les brevets de Seismotech ou d’obtenir un jugement déclarant que ses produits ne contrefont pas ces brevets, soit en prenant part au recours collectif inversé.
[25] Il n’est pas sûr qu’Ecobee puisse intenter une action sur le fondement de l’article 60, car les brevets de Seismotech sont aujourd’hui expirés. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue pratique, il faudrait qu’une telle action soit coordonnée avec la présente action. Je ne vois aucun avantage pratique à contraindre Ecobee à intenter une action fondée sur l’article 60, plutôt que de la constituer partie en l’espèce.
[26] Quant au recours collectif inversé, Ecobee n’est pas la représentante proposée. Même si la règle 334.23 autorise la participation de membres du groupe dans certaines circonstances, on ne peut prévoir, à cette étape initiale de l’instance, si la Cour autorisera Ecobee à intervenir, et à quelles conditions.
[27] Partant, ces hypothèses concernant la manière dont Ecobee pourrait faire valoir ses intérêts juridiques ne changent rien au fait que la présente action a un effet sur ces intérêts et qu’Ecobee a droit d’être constituée partie à l’instance, conformément à la règle 104.
[28] Enfin, Seismotech fait valoir qu’Ecobee aurait dû signifier la présente requête aux défendeurs. Cet argument est dénué de tout fondement. Vu la manière dont Seismotech a formulé son action, l’identité des défendeurs demeure inconnue et il est impossible de leur signifier la requête d’Ecobee.
III. Conclusion
[29] Étant donné que la présente action a un effet sur les intérêts juridiques d’Ecobee, je lui accorderai l’autorisation de présenter la présente requête et j’ordonnerai qu’elle soit constituée partie, plus précisément partie défenderesse, à l’action. L’intitulé de la cause sera modifié en ce sens. Seismotech sera condamnée à payer à Ecobee les dépens afférents à la présente requête.
ORDONNANCE dans le dossier T‑1147‑23
LA COUR ORDONNE :
1. La requérante Ecobee Technologies ULC est autorisée à déposer la présente requête, conformément à l’alinéa 298(3)a) des Règles des Cours fédérales.
2. La requérante Ecobee Technologies ULC est constituée partie à la présente action.
3. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce qu’Ecobee Technologies ULC y soit constituée partie défenderesse.
4. Les demanderesses sont condamnées à payer à Ecobee Technologies ULC les dépens afférents à la présente requête.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DoSSIER :
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T‑1147‑23
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INTITULÉ :
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SEISMOTECH IP HOLDINGS INC., SEISMOTECH SAFETY SYSTEMS INC. c M. UNTEL ET TOUTE PERSONNE DANS UNE SITUATION SEMBLABLE ET ECOBEE TECHNOLOGIES ULC
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 SEPTEMBRE 2023
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE GRAMMOND
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DATE DE L’ORDONNANCE
ET DES MOTIFS :
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LE 5 OCTOBRE 2023
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COMPARUTIONS :
Simon Lin
Sébastien Paquette
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POUR LES DEMANDEURS
|
William Regan
Rachel Meland
|
POUR LA TIERCE PARTIE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Services juridiques SP inc.
Montréal (Québec)
|
POUR LES DEMANDEURS
|
Piasetzki Nenniger Kvas LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LA TIERCE PARTIE
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