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20230919

Dossier : T-805-17

Référence : 2023 CF 1252

Vancouver (Colombie-Britannique), le 19 septembre 2023

En présence de l'honorable monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

JEAN-PIERRE PINDI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Jean-Pierre Pindi était membre de la force régulière des Forces armées canadiennes [FAC] jusqu’en 2013, lorsqu’il a été libéré. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 21 avril 2017 [Décision] rendue par le Chef d’État-major de la Défense [CEMD]. La Décision comporte 53 pages à simple interligne. Elle traite de deux griefs présentés par M. Pindi, l’un daté du 29 septembre 2010 concernant plusieurs questions liées au milieu du travail, y compris des mesures correctives qui lui ont été administrées et sa plainte de harcèlement, et l’autre du 15 mars 2013 concernant la décision de le libérer des FAC.

[2] Dans son grief original du 29 septembre 2010, M. Pindi demande à titre de réparations que les rapports d’appréciation du personnel [RAP], ainsi que les mesures disciplinaires et administratives, qu’il a reçus au cours de son affection au 5e Bataillon des Services du Canada [5e Bataillon] entre 2006 et 2012 soient annulés et retirés de son dossier; que « l’injustice, le racisme, la maltraitance et le harcèlement » dont il dit avoir fait l’objet soient reconnus; qu’une promotion au grade de capitaine lui soit accordée rétroactivement au 1er janvier 2003; et qu’une compensation financière de 50,000 $ lui soit versée pour les pertes encourues dues aux maltraitances et aux refus de lui accorder la promotion. À une date ultérieure, en réponse à la divulgation de l’autorité initiale [AI] saisie du grief, M. Pindi demande qu’il soit promu au grade de major et que ses anciens supérieurs lui offrent des lettres d’excuses.

[3] Le 15 mars 2013, M. Pindi dépose un deuxième grief, s’opposant à la décision de libération prise par le colonel Sirois, anciennement commandant du 5e Groupe de soutien de secteur, pour qu’elle soit annulée et qu’il soit réintégré au sein des FAC. Dans ses représentations subséquentes, il demande d’autres réparations, notamment qu’une enquête en matière de harcèlement soit entamée contre le lieutenant-colonel (maintenant colonel) Gignac, commandant du 5e Bataillon à partir de 2007.

[4] À la date pertinente, la Directive et ordonnance administrative de la Défense 5019-0, Prévention et résolution du harcèlement [Directive] définit le harcèlement comme étant :

[…] tout comportement inopportun et injurieux, d’une personne envers une ou d’autres personnes en milieu de travail, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend tout acte, propos ou exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace. Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[5] Cette définition comprend cinq critères essentiels pour conclure à la présence de harcèlement : (1) un comportement inopportun; (2) envers une ou plusieurs personnes qui est; (3) injurieux à l’égard d’une ou de plusieurs personnes; (4) en milieu de travail et; (5) l’auteur du comportement savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou blesser.

[6] Un comité externe des griefs [Comité] a mené une analyse indépendante des deux griefs soumis par M. Pindi. Il recommande que les griefs soient accordés en partie, soit que le CEMD reconnaisse que M. Pindi a été victime de harcèlement de la part du lieutenant-colonel Gignac à trois reprises distinctes; que le CEMD ordonne l’attribution d’un avertissement écrit au lieutenant-colonel Gignac; qu’il informe M. Pindi des mesures correctives prises à l’égard de celle-ci; qu’il envoie le dossier de M. Pindi au Directeur - Droits de la personne et diversité afin qu'un règlement sur la question du harcèlement soit négocié; qu’il annule une mise en garde imposée; qu’il ordonne le transfert de M. Pindi de la Force de réserve à la Force régulière et qu’il facilite sa réintégration et l’opportunité de compléter sa formation; et finalement qu’il informe le lieutenant-colonel Eldaoud (maintenant brigadier-général), le prédécesseur du lieutenant-colonel Gignac, qu’il a commis une erreur de jugement en écrivant une lettre au colonel Morin, commandant du Centre d’instruction de logistique des Forces canadiennes [CILFC].

[7] À titre d’autorité de dernière instance, le CEMD a examiné de novo les dossiers de griefs. Après examen de l’ensemble de la preuve au dossier, il conclut que M. Pindi a été lésé, cependant il n’est pas disposé à lui accorder toutes les réparations demandées. La Décision explique en détail les raisons pour lesquelles le CEMD n’a pas suivi les recommandations du Comité, notamment de ne pas retenir les allégations de harcèlement à l’égard des supérieurs de M. Pindi. Il conclut, en fin de compte, que la libération de M. Pindi était la décision appropriée parce que le lien de confiance était complètement rompu de part et d’autre.

[8] M. Pindi, qui se représente lui-même, prétend que le CEMD a commis des erreurs de fait et de droit en rendant la Décision. Selon lui, le CEMD aurait dû faire preuve de déférence à l’égard des conclusions et recommandations du Comité. M. Pindi considère que les conclusions négatives du CEMD à son égard ignorent « les contenus de l’abondante preuve personnelle déposée » et que l’ensemble de la preuve corrobore ses dires. Il maintient de plus que des manquements à l’équité procédurale viennent automatiquement invalider la décision de le libérer des FAC.

[9] D'où la demande de contrôle judiciaire.

[10] Comme il est expliqué plus loin, après considération du dossier et des observations écrites et orales des parties, je suis d’avis que M. Pindi me demande essentiellement d’évaluer de nouveau la preuve qui était devant le CEMD. Or, ceci n’est pas mon rôle. Vue dans son ensemble, la Décision est cohérente, raisonnable et bien motivée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Les Faits

[11] La trame factuelle du dossier est longue et complexe. Un résumé des faits est utile non seulement pour une bonne compréhension des questions devant moi, mais aussi pour bien situer les conclusions de faits qui ont amené le CEMD à décider comme il l’a fait. D’entrée de jeu, je reconnais que je puise abondamment dans les observations écrites du défendeur pour l’exposé des faits puisqu’ils sont énoncés de manière juste et concise.

A. Historique et parcours d’emploi de M. Pindi

[12] Le 26 janvier 1996, M. Pindi s’est enrôlé dans la réserve des FAC au grade de sous-lieutenant avec une promotion simultanée au grade de lieutenant provisoire comme officier de la logistique (armée de terre). Entre le 26 janvier 1996 et le 31 octobre 2003, il complète plusieurs périodes de service. Durant cette période, il reçoit des lettres d’appréciation de ses commandants. Il rejoint la Force régulière des FAC en octobre 2003.

[13] Le 1er juin 2005, M. Pindi est affecté temporairement à l’École d’administration et logistique des Forces canadiennes [EALFC] afin d’y suivre le cours d’officier de la logistique, qui comporte quatre phases.

[14] Le 9 juin 2005, au terme d’un procès sommaire, M. Pindi reçoit une réprimande pour avoir frauduleusement utilisé sa carte de crédit du gouvernement.

[15] Le 19 juillet 2005, une directive indique que M. Pindi sera promu rétroactivement au grade de capitaine en date du 8 novembre 2003. Le message précise que la promotion est conditionnelle à la réussite du cours commun d’officier de la logistique.

[16] Après avoir complété avec succès la Phase III du cours commun, M. Pindi échoue la Phase IV le 8 septembre 2005. Il importe de mentionner que M. Pindi n’indique pas à sa chaîne de commandement à l’époque, comme il le prétendra plus tard, que les décès de plusieurs membres de sa famille était le facteur qui a contribué à son échec. M. Pindi est muté au 5e Bataillon et sa promotion est reportée.

[17] Le 5 juillet 2006, M. Pindi reçoit un avertissement écrit du lieutenant-colonel Eldaoud pour manque de fiabilité face à ses responsabilités concernant ses congés personnels, pour manque de leadership pour avoir démontré de la difficulté à interagir avec ses pairs et subalternes et pour de l’arrogance.

[18] Le 1er août 2006, M. Pindi reprend la Phase IV du cours commun. Deux semaines plus tôt, son père avait été assassiné par la milice congolaise.

[19] Le 11 août 2006, le lieutenant-colonel Eldaoud demande une évaluation complète et objective de M. Pindi pour déterminer s’il est en mesure de se voir confier les responsabilités d’un capitaine. Sa lettre contient un résumé de la carrière de M. Pindi, informant le commandant de l’EALFC que M. Pindi a reçu un avertissement écrit pour des lacunes au niveau de son leadership et qu’il a de la difficulté à admettre ses erreurs.

[20] Le 8 septembre 2006, M. Pindi échoue à nouveau la Phase IV pour ne pas avoir réussi à mettre en pratique les matières enseignées et parce qu’il n’avait pas démontré posséder les habiletés et aptitudes nécessaires pour compléter le cours avec succès. On apprend lors du traitement de ses griefs que M. Pindi aurait rencontré deux aumôniers, le premier de la Base des Forces canadiennes [BFC] Valcartier et le deuxième du CILFC et que, selon M. Pindi, ils avaient émis des recommandations pour qu’il reprenne son cours de la Phase IV à une date ultérieure. Cependant, à la révision de son dossier, le CEMD note que l’aumônier de la BFC Valcartier rapporta, lors de l’enquête en harcèlement, qu’il n'avait pas émis de recommandation en sa faveur à cet effet et n’avait décelé chez lui aucune indication de nature à lui inciter à informer sa chaîne de commandement à repousser sa formation. Il note de plus que M. Pindi avait attendu jusqu’au 6 septembre 2006, une date qui semble correspondre à la date de son échec d’entraînement, pour avoir une rencontre avec l’aumônier du CILFC. Ce dernier aurait seulement recommandé au commandant du CILFC suite au deuxième échec que M. Pindi reprenne le cours à une date ultérieure étant donné le décès de son père.

[21] Le 15 septembre 2006, un avis d’intention de mise en garde et surveillance, impliquant des mesures au niveau du leadership pour une durée de six mois, est émis à M. Pindi.

[22] Le 3 novembre 2006, l’Officier de sélection du personnel [OSP] recommande de permettre à M. Pindi un troisième essai de la Phase IV.

[23] Le 7 décembre 2006, M. Pindi est trouvé coupable d’un acte préjudiciable au bon ordre et à la discipline pour avoir omis de se présenter à l’officier des opérations pour recevoir les consignes relatives à son devoir. Il reçoit une réprimande et une amende de 500 $.

[24] Le 9 janvier 2007, M. Pindi est trouvé coupable de s’être absenté sans permission. Une réprimande et une amende de 500 $ lui sont encore une fois imposées.

[25] Le 2 avril 2007, une demande d’évaluation psychologique est envoyée par l’Officier des services techniques afin de s’assurer de la capacité de M. Pindi à poursuivre sa phase IV étant donné ses traumatismes liés aux décès de plusieurs membres de sa famille.

[26] Le 3 avril 2007, l’Officier des services techniques informe le commandant intérimaire du 5e Bataillon, le major Bourassa, que M. Pindi n’a pas démontré au cours de la période de mise en garde et surveillance qu’il avait corrigé ses lacunes en leadership. Suite à cette conclusion, le major Bourassa recommande de libérer M. Pindi des FAC pour bris de mise en garde et surveillance. Le troisième essai de la Phase IV est annulé et un examen administratif est entamé.

[27] Le 30 mai 2007, le médecin responsable de l’évaluation psychologique de M. Pindi rapporte que M. Pindi allègue que, bien que les décès des membres de sa famille auraient eu une incidence sur sa performance, tout était alors réglé et qu’il ne voyait pas l’utilité d’une évaluation psychologique. Il mentionne se sentir prêt à reprendre la Phase IV.

[28] Le 20 juillet 2007, le lieutenant-colonel Gignac maintient la décision de son prédécesseur de libérer M. Pindi.

[29] Le 21 août 2007, lors d’une rencontre avec M. Pindi qui désirait informer son nouveau commandant de la nature et des conséquences des difficultés qu’il rencontrait depuis son arrivée au 5e Bataillon, le lieutenant-colonel Gignac aurait dit :

[M. Pindi], je ne sais pas comment vous faites pour que tous les malheurs du monde n'arrivent qu'à vous. Vous avez perdu les membres de votre famille et vos cours n’ont pas été. Vos problèmes de famille vous devrez les garder pour vous à la maison et non les amenez [sic] au travail. Quand ma mère a été diagnostiquée d’un cancer, j’étais complètement bouleversée. Mais, j'ai gardé tout cela pour moi seule. En plus, moi, je n'ai pas eu [sic] la vie facile comme femme dans les [Forces canadiennes] pour arriver là où je suis arrivée. Dans mon métier, il n'y a pas vraiment des femmes [lieutenant-colonel] et Commandant de Bon. Surtout dans un monde d'hommes, cela n'est pas facile. Alors vous traitez les gens des [sic] racistes. Vous n’avez pas à nous traiter des [sic] racistes. Si ça ne fonctionne pas dans les [Forces canadiennes], allez-y donc ailleurs bordel.

[30] Le 25 septembre 2007, M. Pindi omet de retirer le chargeur de son arme et occasionne une décharge accidentelle. Il reçoit un avertissement écrit pour cet incident le 31 mars 2008.

[31] Le 4 décembre 2007, l’OSP recommande le maintien de M. Pindi dans le même groupe professionnel et recommande une reprise de la Phase IV, puisqu’il est d’avis qu’il y avait un manque de preuve quant à son manquement de leadership et que M. Pindi n’avait pas eu une rétroaction suffisante pour qu’il puisse corriger ses lacunes.

[32] Le 18 décembre 2007, le lieutenant-colonel Gignac indique à l’OSP ne pas supporter sa recommandation, étant d’avis que l’OSP a manqué à son mandat en procédant à la révision de la libération de M. Pindi plutôt que l’évaluation d’une possible réaffectation, tel qu’il avait été demandé.

[33] En février 2008, dans un échange de courriels entre M. Pindi, le capitaine Picard, commandant entrant de la Musique du Royal 22e Régiment et le colonel Gignac dans lesquels les sujets suivants furent abordés. On accuse M. Pindi de détenir les documents de passation de commandement et M. Pindi aurait confronté le capitaine Picard au sujet d’une prétendue falsification d’une lettre d’appréciation écrite par son prédécesseur à son endroit. La conclusion de cet événement aurait pris la forme de mise en accusation de M. Pindi par sa chaîne de commandement. Les paroles suivantes auraient été prononcées par le lieutenant-colonel Gignac lors d’une rencontre visant à reprocher sa conduite en rapport avec cette situation:

[M. Pindi], vous n'êtes pas un bon exemple comme officier au sein des [Forces canadiennes], [sic] Vous ne devriez pas faire comme vous avez faites [sic] dans votre [courrier électronique] de traiter un [commandant] d'unité de menteur. Je veux faire tout ce qui est de mon pouvoir pour t’enlever cet uniforme. Allez, dégages.

[34] Le 25 mars 2008, le Gestionnaire des carrières – LOG Armée de terre effectue une révision de carrière afin de déterminer si un transfert d’environnement serait un moyen de retenir M. Pindi dans les FAC. Il détermine que M. Pindi n’a pas les compétences en leadership ou le potentiel requis d’un officier de la logistique et recommande donc de ne pas lui offrir un tel poste et de le libérer immédiatement des FAC.

[35] Le 11 juillet 2008, le Directeur Administration – Carrières militaires [DACM] rend une décision sur l’examen administratif entamé en mai 2007 qui recommandait la libération de M. Pindi pour bris de mise en garde et surveillance. Bien qu’il est d’avis que M. Pindi n’est pas qualifié pour un poste d’officier de logistique, il demande de faire des démarches supplémentaires pour le reclasser plutôt que de le libérer.

[36] Le 18 octobre 2008, quatre accusations sont portées contre M. Pindi : deux chefs d’accusation pour avoir désobéi à un ordre d’un supérieur, un chef pour s’être conduit de façon méprisante envers un supérieur et un chef pour conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Trois des accusations n’ont pas procédé, tandis que M. Pindi a été déclaré non coupable de la quatrième.

[37] Le 7 novembre 2008, M. Pindi dépose une plainte de harcèlement contenant soixante-huit allégations contre six mis en cause. De ces allégations, onze sont retenues pour examen contre trois mis en cause.

[38] Le 18 novembre 2008, le DACM rend sa décision sur l’examen administratif et offre à M. Pindi un maintien dans les FAC en tant que militaire du rang, autrement il serait libéré.

[39] Le 16 janvier 2009, M. Pindi demande de différer la décision de le libérer en attendant le règlement de sa plainte de harcèlement, ce que le DACM accepte.

[40] Le 15 mai 2010, le Rapport d’enquête de harcèlement retient une seule des onze allégations. L’enquêteur conclut que les allégations sont appuyées par la preuve. De ces allégations, seulement une contre le lieutenant-colonel Gignac est reconnue comme étant du harcèlement. Les autres allégations s’avèrent non fondées parce qu’ils constituaient l’exercice normal de l’autorité du commandant, une conclusion entérinée par l’agent responsable et validée par l’AI. Des mesures correctives sont recommandées et une lettre d’excuse est émise par le lieutenant-colonel Gignac à M. Pindi.

[41] Le 29 septembre 2010, M. Pindi dépose un premier grief concernant son échec de la Phase IV, les mesures administratives prises à son égard, ses évaluations de rendement et pour contester le rapport d’enquête pour harcèlement. Le 23 juin 2011, à titre de règlement partiel de son grief, une promotion au grade de capitaine lui est accordée avec rétroactivité au 22 mars 2005.

[42] Le 9 novembre 2011, M. Pindi donne un coup de poing dans sa main tout en expliquant à son supérieur immédiat sa frustration face à une situation entre lui et un autre militaire. Le 19 février 2012, M. Pindi aurait à nouveau démontré un comportement comminatoire, irrespectueux et non professionnel à l’endroit d’un autre militaire. Le 28 mars 2012, il reçoit un avertissement écrit pour manquement à la conduite en raison des deux événements et est mis sous surveillance jusqu’au 5 octobre 2012.

[43] Le 5 juillet 2012, le DACM, après la reprise de l’examen administratif du dossier, recommande d’offrir la possibilité à M. Pindi d’être reclassé comme militaire du rang ou alors d’être libéré des FAC. M. Pindi refuse l’offre. Le dossier est alors renvoyé au commandant de la chaîne de commandement, le colonel Sirois. Ce dernier conclut le 18 février 2013 que la libération des FAC est l’issue la plus appropriée dans les circonstances.

[44] Le 7 mars 2013, l’AI rend sa décision et accueille le grief du 29 septembre 2010 en partie, concluant que l’avertissement écrit du 5 juillet 2006 et la mise en garde et surveillance du 18 septembre 2006 n’étaient pas conformes aux procédures. Il décide aussi de changer l’avertissement écrit du 31 mars 2008 pour substituer une première mise en garde. Finalement, il indique que les rapports d’appréciation du rendement doivent être remplacés pour refléter le rang obtenu suite à la promotion de M. Pindi.

[45] Contestant les conclusions de l’AI, M. Pindi demande que son grief soit transmis au CEMD, l’autorité de dernière instance. M. Pindi dépose en même temps un deuxième grief concernant la décision de le libérer des FAC. Les deux griefs sont renvoyés devant le Comité, conformément à l’article 7.12(1)(b) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC).

[46] Le 23 mars 2013, M. Pindi dépose une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] pour harcèlement, discrimination, racisme, abus de pouvoir et déficience. La Commission refuse de statuer sur la plainte après avoir déterminé que les questions que M. Pindi soulevait en lien avec les droits de la personne avaient déjà été examinées dans le cadre du processus interne de règlement des FAC.

B. Conclusions et recommandations du Comité

[47] Le 31 octobre 2013, le Comité rend son rapport concernant les deux griefs de M. Pindi et recommande au CEMD d’accueillir partiellement les deux griefs de M. Pindi. Le Comité recommande que deux des six allégations contre le lieutenant-colonel Gignac soient reconnues. Les allégations contre les deux autres mis en cause ne sont pas retenues. De plus, le Comité est d’avis que M. Pindi a été victime de harcèlement de la part du lieutenant-colonel Gignac à une troisième reprise lorsqu’elle a ordonné la destruction d’une lettre d’appréciation au sujet de M. Pindi pour ensuite demander qu’elle soit remplacée par une lettre moins élogieuse.

[48] Le Comité recommande que le CEMD ordonne l’attribution d’un avertissement écrit au lieutenant-colonel Gignac, que le CEMD informe M. Pindi des mesures qui ont été prises à l’égard de celle-ci, et que le dossier de M. Pindi soit renvoyé au directeur des droits de la personne et diversité afin qu’un règlement sur la question de harcèlement soit négocié.

[49] Le Comité recommande de plus que le CEMD informe le lieutenant-colonel Eldaoud qu’il a commis une erreur de jugement en écrivant une lettre au commandant d’EALFC dont le contenu était inapproprié. Cette lettre avait comme but d’encadrer M. Pindi dans son apprentissage, disait-il. Cependant, le Comité a conclu que son but était de requérir officiellement l’aide de l’EALFC afin de valider ses propres conclusions au sujet de M. Pindi. Ainsi, le Comité a conclu qu’une personne raisonnable considérerait que le brigadier général tentait d’influencer l’EALFC.

[50] Quant aux mesures correctives recherchées, le Comité recommande entre autres que le CEMD annule la première mise en garde qu’avait imposée l’AI et que le CEMD ordonne le transfert de M. Pindi de la Force de réserve à la Force régulière, incluant la mise en place de mesures de transition dans le but de faciliter la réintégration de M. Pindi en tant qu’officier logistique (non qualifié Phase IV), le transfert devant inclure l’opportunité de compléter la Phase IV.

C. La Décision

[51] À la suite des recommandations du Comité, le dossier de M. Pindi s’est retrouvé devant le CEMD, l’autorité de dernière instance en matière de griefs des FAC. Comme mentionné plus haut, le CEMD a examiné le cas de M. Pindi de novo. Toute décision antérieure a été écartée et il a tranché de nouveau les questions soulevées dans les griefs.

[52] Le 21 avril 2017, le CEMD rend une décision sur l’ensemble des griefs et accepte partiellement les conclusions du Comité. Après avoir reconstitué les événements entourant les allégations, il parvient aux conclusions suivantes :

  • Que M. Pindi a été traité équitablement par le premier comité d’évaluation des progrès, après son premier échec de la Phase IV.

  • Que le retrait de M. Pindi par sa chaîne de commandement du cours aurait été inapproprié et qu’il y a un partage de responsabilités entre M. Pindi et sa chaîne de commandement pour ne pas avoir repoussé le début de sa formation. De plus, les manquements de la chaîne de commandement ne sont pas en soi un argument valable pour expliquer son deuxième échec de la Phase IV.

  • Qu’il n’y a rien au dossier qui démontre que les éléments inclus dans la lettre du lieutenant-colonel Eldaoud ont contribué ou sont responsables du deuxième échec de la Phase IV, mais que cette lettre soit retirée du dossier personnel de M. Pindi.

  • Que les RAP resteront dans le dossier personnel de M. Pindi avec les corrections qui ont été approuvées par l’AI, c’est-à-dire des anomalies et des erreurs techniques.

  • Que les avertissements écrits du 5 juillet 2006 et 31 mars 2008, ainsi que la mise en garde et surveillance du 18 septembre 2006, soient retirés du dossier de M. Pindi.

  • Que M. Pindi n’avait pas le droit à une promotion au grade de capitaine en date du 22 mars 2005, promotion que le DACM lui a accordée, puisqu’il ne remplit pas les conditions de promotion nécessaires et qu’une promotion au grade de major n’est pas une option.

  • Que M. Pindi a été lésé lors du processus de réaffectation obligatoire puisque la gestion de son dossier à ce sujet a été défaillante.

  • Que bien que le lieutenant-colonel Gignac aurait dû savoir que ses commentaires à l’endroit de M. Pindi en février 2008 (allégation 1) étaient de nature offensante, M. Pindi « avait joué un rôle primordial de par ses interruptions répétitives qui n'ont pu que mener à l’escalade de frustrations des deux parties impliqués [sic] ». De ce fait, le CEMD est d’avis que l’élément « savaient ou auraient dû savoir », prévu dans la politique du Ministère de la Défense nationale [MDN] et des FAC en ce qui concerne les plaintes de harcèlement, que les propos étaient de nature à blesser M. Pindi a raisonnablement pu échapper au lieutenant-colonel Gignac.

  • Que même si le lieutenant-colonel Gignac s’y est mal pris, ses propos tenus le 21 août 2017 étaient pour essayer d’encourager M. Pindi à aller de l’avant et n’étaient pas avec l'intention de le blesser.

  • Que le comportement du lieutenant-colonel Gignac face à la lettre d’appréciation laisse à désirer et que son intervention dans cette affaire était au-delà de sa juridiction. Le CEMD donne raison à M. Pindi en indiquant que cet événement frise le harcèlement. Il ne peut toutefois conclure avec certitude que le comportement était de nature inopportune et qu’elle rencontre la définition de harcèlement. Il prend note que le traitement de la lettre d’appréciation par le lieutenant-colonel Gignac n’est pas la seule raison pourquoi M. Pindi n’a pas été promu au grade de major.

  • Que le Comité avait tort de conclure que l’examen administratif menant à la libération était prématuré.

  • Qu’il y a eu un manquement au devoir d’équité procédurale lors du processus de libération, mais que ce manquement n’invalide pas la recommandation ou le processus puisqu’il a été rectifié étant donné que M. Pindi connaissait l’intention de sa chaîne de commandement de recommander sa libération.

  • Que le colonel Sirois avait l’autorité déléguée de libérer M. Pindi à compter du 1er juillet 2012.

  • Que la mesure corrective proposée par le Comité au sujet du lieutenant-colonel Eldaoud, soit de l’informer que l’envoi de la lettre était une erreur de jugement, est en dehors du processus de règlement de griefs, puisque ce processus n’est pas conçu pour fournir aux plaignants un mécanisme qui les permet de demander que l’on prenne des mesures disciplinaires ou administratives contre d’autres militaires.

  • Que les mesures correctives mises en place contre le lieutenant-colonel Gignac, soit la mise en place d’un programme pour l’aider à rectifier ses lacunes, étaient appropriées.

  • Que la demande d’excuses de la part des mis en cause en lien avec les onze allégations de harcèlement retenues n’est pas accordée, car cela pourrait être une violation de la liberté d’expression de ces personnes.

  • Quant à la reprise de la Phase IV, le CEMD est d’avis que le Comité avait tort de conclure que M. Pindi aurait dû bénéficier d’une troisième opportunité, car l’annulation de l’essai était justifiée et conforme aux pratiques de l’organisation.

[53] Le CEMD conclut que le lien de confiance entre M. Pindi et les FAC est brisé de part et d’autre. Au final, le CEMD maintient la décision de libérer M. Pindi sous le motif 5(d) de l’article 15.01 du Volume I des ORFC. Il décline d’accorder la demande de redressement financière et, contrairement à la recommandation du Comité, le dossier n’est pas renvoyé devant le directeur des droits de la personne et diversité.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[54] La présente demande soulève les questions suivantes :

  • (a)M. Pindi a-t-il démontré un manquement à l’équité procédurale?

  • (b)M. Pindi a-t-il démontré que la Décision est déraisonnable?

[55] Je suis d’accord avec les parties que le cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable lorsqu’une Cour révise une décision administrative, bien que les questions d’équité procédurale doivent être révisées selon la norme de la décision correcte.

IV. Analyse

[56] Vu l’envergure de la preuve et la durée de la procédure décisionnelle, je n’aborderai pas dans la présente décision chacun des points soulevés par M. Pindi et me limiterai plutôt aux questions reliées au nœud du litige.

[57] M. Pindi tente d’énoncer plusieurs observations comme étant des arguments qui soulèvent des questions d’équité procédurale. Néanmoins, je suis convaincu que le CEMD a étudié à fond ces arguments dans la Décision et avait raison de les rejeter. Comme je l’explique ci-dessous, M. Pindi conteste essentiellement le caractère raisonnable des conclusions de fait du CEMD et exprime ainsi son désaccord avec ses conclusions. Il convient donc en premier lieu de traiter de la question d’équité procédurale.

A. M. Pindi a-t-il démontré un manquement à l’équité procédurale?

[58] Selon M. Pindi, il va sans dire que plusieurs manquements à l’équité procédurale viennent automatiquement invalider la décision de le libérer des FAC. Il insiste que le CEMD : (a) a agi sans compétence; (b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale; (c) a commis une erreur de droit en prenant sa décision; (d) a pris sa décision en la fondant sur une mauvaise politique, et ce, de façon abusive et arbitraire; (e) a pris sa décision en se basant sur de faux témoignages ou des spéculations; et finalement, (f) a agi contrairement à la loi.

[59] L’équité procédurale repose sur le principe que les individus concernés par un processus judiciaire devraient bénéficier de l’opportunité de présenter leur position de façon juste. La Cour qui évalue une allégation de manquement à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 au para 54). Pour ce faire, M. Pindi doit avoir l’occasion de prendre connaissance de la preuve et pouvoir y répondre de façon complète et équitable. Cette opportunité dépend du contexte et est variable.

[60] Dans la Décision, le CEMD a d’abord résumé le processus d’arbitrage suivi par les FAC pour examiner les griefs de M. Pindi ainsi que le contexte des faits concernant M. Pindi. Le CEMD a précisément noté la plainte de M. Pindi qu’un manquement à l’équité procédurale est survenu lors du processus de libération puisque M. Pindi n'avait pas reçu le formulaire d’Avis d’intention de recommander la libération - Officiers commissionnés.

[61] M. Pindi reprend le même argument que celui qu’il a fait devant le CEMD lequel a été rejeté, avec raison selon moi. Quoique le manquement avait bien été reconnu, le CEMD conclut que la faute d’émettre un avis ne permet toutefois pas d’invalider la décision de le libérer des FAC puisque M. Pindi a été mis au courant de l’intention des FAC de le libérer suite à plusieurs divulgations, qu’il a pu émettre ses représentations à de nombreuses occasions, et qu’aucun préjudice ne découle donc du fait qu’il n’ait pas reçu un avis formel. À l’examen de ce qui précède, je ne peux déceler aucune erreur de la part du CEMD. Je constate qu’effectivement, à l’étape de la divulgation de grief, M. Pindi a pu prendre connaissance de tous les faits pertinents à son dossier et a eu l’occasion d’y répondre. Il a aussi eu amplement de temps pour soumettre ses observations à chaque étape de son dossier.

[62] M. Pindi prétend que le colonel Sirois a fait preuve de partialité et de préjugés alors qu’il devait procéder à l’examen administratif de son dossier. Cet argument est écarté parce qu’il est présenté pour la première fois dans le mémoire de M. Pindi devant cette Cour.

[63] Je suis convaincu que le CEMD a effectué, en l’espèce, un examen de novo des griefs de M. Pindi et que ce processus n’a été aucunement entaché par les manquements à l’équité procédurale qui avaient été constatés dans le cadre du processus antérieur. Le CEMD a bien pris en compte la norme de preuve, selon la prépondérance des probabilités, rappelant à M. Pindi qu’il avait le fardeau de démontrer le bien-fondé de ses allégations. Il a rendu sa décision par écrit, dûment motivée. Lorsqu’il a décidé de ne pas donner suite aux recommandations du Comité, il a motivé sa décision de façon détaillée.

[64] À la lecture du dossier, je suis convaincu que les procédures ont respecté les principes d’équité procédurale. Il n’y a donc pas lieu pour cette Cour d’intervenir sur ce point.

B. M. Pindi a-t-il démontré que la Décision est déraisonnable?

[65] Il est bien établi en droit que la norme de contrôle s’appliquant aux décisions des CEMD qui agissent à titre d’ADI dans un processus de règlement des griefs des FAC est la norme de la décision raisonnable, parce que les conclusions qui en découlent traitent de questions de fait de même que de questions mixtes de fait et de droit (Moodie c Canada (Procureur général), 2015 CAF 87 au para 51 [Moodie]; Zimmerman c Canada (Procureur général), 2011 CAF 43 au para 21);

[66] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux paragraphes 13, 24, 30, la Cour suprême nous enseigne que le point de départ pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision appelle à une retenue judiciaire et au respect du rôle distinct des décideurs administratifs. En outre, à cause de la nature hautement spécialisée du processus de règlement des griefs des FAC et de l’expertise particulière des CEMD qui rendent couramment des décisions dans leurs sphères d’expertise, il y a lieu de faire preuve d’une grande retenue envers le CEMD (Rompré c Canada (Procureur général), 2012 CF 101 au para 49; Stemmler c Canada (Procureur général), 2016 CF 1299 au para 30.

[67] Le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire n’est pas de tirer des conclusions de fait ou de trancher des questions sur le fond, mais consiste plutôt à examiner le caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif (Andrews c Alliance de la fonction publique), 2022 CAF 159 au para 18). L’arrêt Vavilov prescrit au paragraphe 94 que la cour de révision examine les motifs en fonction de la preuve et en prenant en compte le contexte particulier de la décision.

[68] M. Pindi prétend en premier lieu que le CEMD a commis des erreurs de fait et de droit en ne tenant pas compte des conclusions et recommandations du Comité qui ont été faites en conformité avec la législation, les directives et politiques applicables au sein du MDN et des FAC. Cet argument n’est pas retenu. Le CEMD n’est aucunement lié par les conclusions et recommandations du Comité; il n’a qu’à motiver sa décision s’il s’en écarte (Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 art 29.13; voir Walsh c Canada (Procureur général), 2015 FC 775 au para 32, conf par 2016 CAF 157 au para 9). J’outrepasserais donc mon rôle en appréciant de nouveau la preuve dont le CEMD disposait (Moodie au para 79).

[69] M. Pindi revient essentiellement sur les faits et la preuve sur lesquels s’est penché le CEMD. Il allègue que le CEMD a fait une appréciation erronée de la preuve et demande à cette Cour d’apprécier de nouveau la preuve. Cependant, comme je l'ai déjà mentionné, ce n’est pas le rôle de la Cour siégeant en révision de substituer son interprétation des faits ou du droit à celle qui a été donnée dans la décision contestée, sauf si évidemment cette dernière est entachée d’une erreur conséquente qui serait de nature à l’invalider, ce qui n’est nullement le cas dans le présent dossier. M. Pindi ne soulève aucun élément permettant de douter du caractère raisonnable de la Décision et ne fait qu’exprimer son désaccord à l’égard des motifs exprimés par le CEMD. Également, je rappelle qu’étant donné le contexte militaire de cette affaire, le CEMD a le droit à une grande déférence dans son analyse du dossier.

[70] À titre d’exemple, dans sa recommandation au CEMD, le Comité était d’avis que le colonel Sirois, l’officier qui a recommandé la libération de M. Pindi, n’avait pas l’autorité requise pour approuver la libération puisque les politiques en vigueur prévoyaient que seuls les commandants d’école avaient cette autorité. Dans la Décision, le CEMD ne souscrit pas à cet avis, soulignant que le Comité ne fait pas référence à la bonne politique pour arriver à sa conclusion. M. Pindi ne démord pas et écrit dans son mémoire :

Ayant ausculté minutieusement la décision du CEMD (para 3, page 44, pièce P-l) menant à ma libération, eu égard à la décision de l’AD, le Col Sirois, (page 67 à 70, pièce P-66), je suis en droit de confirmer que ce dernier n’avait pas l’autorité de me libérer; puisque depuis fort longtemps, je suis un officier de la logistique qualifié (para 9, page 126, pièce P-4 et para 69, page 108, pièce P-3). Ce faisant, la décision de me libérer est invalide.

[71] Il s’agit d’une simple affirmation sans preuve. La preuve démontre plutôt le contraire. Comme l’a bien expliqué le CEMD dans la Décision, l’autorité approbatrice des libérations a changé le 1er juillet 2012, revenant alors au commandant de M. Pindi et fait référence à un document qui annonce la décentralisation des pouvoirs liés aux mesures correctives et administratives: CANFORGEN 134/12 CMP 056/12 121920Z JUL 12. La détermination du CEMD à l’égard de l’autorité du colonel Sirois est entièrement raisonnable et justifiée, s’agissant d’ailleurs d’une question d’interprétation de politiques relevant de son champ d’expertise.

[72] M. Pindi s’en prend alors aux propos suivants du CEMD qu’il dit le laissent « pantois » :

« En ce qui concerne le [poste un poste d’officier du développement de l’instruction], je note que, dans un premier temps, vous avez été informé que le [poste] était fermé et que, à un autre moment, que vous n’étiez pas éligible puisque vous ne rencontrez pas les critères académiques : un baccalauréat en éducation et deux années d’expérience en éducation »

[73] Aux yeux de M. Pindi, ces commentaires sont « impensable voire irrationnel ». Il insiste que le poste en question « n’a jamais été fermé depuis 2006 jusqu’à [sa] libération en 2013 » et qu’il s’agit d’un « fait indéniable ». Il s’agit toujours d’affirmations sans preuve. Or, le CEMD estime, au regard de la preuve, qu’au moment de la réaffectation de M. Pindi, les deux postes qu’il désirait obtenir n’étaient pas disponibles. M. Pindi ne soumet aucune preuve permettant de remettre en question cette conclusion de faits du CEMD.

[74] M. Pindi ajoute qu’un «baccalauréat en éducation et deux années d’expérience en éducation n’ont jamais été les seuls critères académiques requis à cet effet. » Je comprends mal pourquoi M. Pindi revient sur cette question. Le CEMD a pourtant reconnu que la gestion du dossier a été erronée, puisque l’information donnée était que le demandeur détenait un doctorat en administration, et non un doctorat en administration et évaluation en éducation. Il indique que même si M. Pindi s’était qualifié et que le poste avait été disponible, ceci ne suffirait pas pour lui octroyer un droit absolu d’être transféré dans le poste de son choix. Selon le CEMD, une réaffectation n’est pas un droit acquis, puisque le processus doit répondre au besoin du service et du militaire. Le CEMD explique que bien que l’intérêt du militaire soit pris en compte, il est raisonnable que les FAC prennent en compte les besoins opérationnels dans la réaffectation obligatoire. C’est pourquoi une liste est compilée tous les mois détaillant les postes disponibles à la réaffectation. Cette liste évolue en temps réel selon les besoins et les affectations. Ce faisant, le CEMD conclut que M. Pindi a été lésé dans le processus d’évaluation de ses qualifications, sans toutefois accorder la réparation demandée. M. Pindi ne soumet aucun argument permettant de remettre en question cette conclusion de faits du CEMD.

[75] En ce qui concerne sa plainte de harcèlement, M. Pindi écrit dans son mémoire :

« Avec contractions et incohérences inouïes, il est impensable de voir comment le CEMD à renvoyer [sic] du revers de la main les conclusions du rapport d’enquête datées du 18 mai 2010, du moment où il avait reconnu que l’enquête était faite conformément aux directives en vigueur au sein du MDN et des FAC…».

[76] Rappelons que le rapport d’enquête pour harcèlement a déterminé que M. Pindi avait été victime d’un événement unique de harcèlement. Le Comité, lui, considère qu’il en a subi trois. Le CEMD, après analyse, est plutôt d’avis qu’il n’y a pas eu de harcèlement et que le Comité n’a pas utilisé le bon test pour déterminer si M. Pindi avait été victime de harcèlement.

[77] Le Comité était d’avis que les enquêteurs n’avaient pas à évaluer si les événements allégués correspondaient à la définition de harcèlement. Selon le Comité, le travail des enquêteurs se limitait à déterminer si la preuve appuyait les allégations et si les événements en question s’étaient réellement produits, puisque l’agent responsable avait déjà déterminé que de telles allégations correspondaient à du harcèlement si elles s’avéraient exactes.

[78] Le CEMD soulève avec raison que telle n’est pas la façon de faire. L’agent responsable ne fait qu’évaluer une situation à partir des allégations du plaignant, qui ne reflètent que sa perception. L’agent responsable évalue si les événements, tels que présentés par le plaignant, correspondent à la définition de harcèlement et aux critères requis pour qu’une enquête soit déclenchée. Ce sont les enquêteurs qui confirment les faits allégués. Si l’allégation est fondée, l’enquêteur doit aussi déterminer si ces faits correspondent à du harcèlement. Le CEMD souligne avec justesse qu’il est raisonnable de croire que les faits comme établi lors de l’enquête peuvent différer des allégations de la plainte. Des nuances peuvent être apportées et expliquées, bien que ces faits se soient bel et bien déroulés, ils ne constituent pas des gestes qui sortent du cadre général des relations de travail.

[79] Les parties s’entendent que si des propos d’un supérieur rabaissent, humilient ou offensent une personne, et que l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu'un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice, ces propos pourraient constituer du harcèlement. La phrase « aurait dû raisonnablement savoir » ajoute un élément objectif à l’intention subjective de l’auteur du comportement en question. Cet élément objectif suggère l’analyse de la situation selon le point de vue d’une « personne raisonnable ». Cependant, définir les caractéristiques de la personne raisonnable présente des difficultés dans la mesure où des gens raisonnables, notamment dans le contexte militaire, peuvent considérer une affaire différemment. Ceci dit, des gens tout à fait raisonnables peuvent ne pas être d'accord.

[80] Le CEMD s’est dit satisfait de l’exhaustivité et de la qualité de l’enquête de harcèlement, notamment l’enregistrement d’entrevues avec cinquante-cinq témoins, qui s’est déroulé en conformité avec les directives en vigueur. Il rejette avec justesse les arguments de M. Pindi voulant que les enquêteurs participent à une culture du silence et camouflent la vérité en protégeant les mis en cause. Le CEMD est d’avis qu’aucune des allégations envers les deux supérieurs de M. Pindi ne satisfont à la définition de harcèlement, car leurs actions s’inscrivaient dans l’exercice normal de leur autorité. M. Pindi n’a soulevé aucune erreur susceptible de révision à ce sujet.

[81] Quant aux allégations à l’endroit du lieutenant-colonel Gignac, bien que le Comité ait retenu deux des six allégations, le CEMD conclut qu’aucune des allégations ne correspondait à la définition de harcèlement, exprimant ses motifs dans les termes suivants :

Vous semblez avoir encouru des difficultés d’intégration lors de votre arrivée à l’unité. Lorsque vous rencontrez des ennuis, et comme vous désiriez vous défendre contre ce que vous considériez comme de l'injustice, vous avez entrepris vos propres enquêtes personnelles et vous vous êtes présenté à des rencontres avec témoins. Cette approche n'a fait que démontrer votre manque de confiance en votre chaîne de commandement et a mis votre chaîne de commandement sur la défensive. Votre approche a été perçue comme étant réfractaire, surtout lors de vos questionnements constants et la recherche de conseil d’officiers provenant de l'extérieur de votre unité qui ne détenaient pas pleinement votre contexte. Je peux comprendre que votre chaîne de commandement puisse s'être sentie contestée et défiée par vos agissements. Je ne ferme pas les yeux sur certains de leurs agissements comme je ne peux fermer les yeux sur les vôtres.

[82] Dans son mémoire, M. Pindi exprime son désaccord quant à cette conclusion, mais n’explique pas en quoi elle était déraisonnable. Cependant, comme il était possible que certaines de ses conclusions affectent directement le lieutenant-colonel Gignac, pour être en présence d’une preuve prépondérante de conduite harcelante, le CEMD se devait de faire un examen couvrant plus largement les circonstances des événements reprochés et donnant une perspective plus juste sur la nature de la conduite reprochée. Ces événements doivent être étudiés en tenant compte du contexte dans lequel ils ont eu lieu et en regard à l’ensemble des facteurs externes qui ont pu jouer un rôle. C’est précisément ce que le CEMD a entrepris dans son analyse de la plainte de harcèlement. Je ne décèle aucune erreur dans ses conclusions de fait lesquelles sont fondées sur la preuve abondante et nuancée au dossier.

[83] Même s'il y avait présence d’erreur dans l’appréciation de la preuve ou de l’interprétation de la Directive comme M. Pindi le prétend, la question ultime en litige, dont le CEMD était saisi, était de savoir si la libération était appropriée. La Cour suprême a déjà établi dans Vavilov au paragraphe 142 qu’en règle générale les tribunaux doivent privilégier une issue aux procédures au détriment d’un va-et-vient constant entre les instances administratives. Il est dans l’intérêt des parties et de la justice administrative que ce débat connaisse un dénouement. À mon avis, la possibilité de renvoyer le dossier pour réexamen de la question de harcèlement n’est pas appropriée en l’espèce. Le passage du temps empêcherait les mis en cause de répondre de manière satisfaisante aux allégations qui remontent à presque 15 ans.

[84] Par ailleurs, je suis convaincu que le CEMD était en droit de confirmer la libération de M. Pindi en usant son pouvoir discrétionnaire si ce dernier présentait des problèmes de conduite ou de rendement. Dans l’arrêt Blair c Canada (Défense nationale), 2017 CF 10 au paragraphe 43, la Cour a réitéré qu’une autorité de mise en œuvre peut examiner le dossier personnel du militaire et décider qu’une autre mesure administrative est justifiée. « Ce qui compte n’est pas le nombre de mesures prises, mais plutôt la teneur générale du service du membre des Forces armées canadiennes. » Par conséquent, l’annulation ou la modification de mesures disciplinaires et administratives ne rendaient pas sa libération déraisonnable. J’estime que le CEMD a tenu compte du dossier et des observations de M. Pindi.

[85] Le CEMD a examiné et soupesé les antécédents de M. Pindi dans les FAC et note qu’il a manifesté plusieurs manquements à la conduite lors de sa carrière, soit avoir désobéi à des ordres de ses superviseurs, être trouvé coupable de s’absenter sans permission, être trouvé coupable d’avoir fait un usage inapproprié de sa carte American Express du Gouvernement du Canada, et avoir démontré un comportement excessivement comminatoire, irrespectueux et non professionnel à l’endroit d’un collègue. Le tout démontre que sa conduite devenait vraisemblablement un fardeau administratif pour les FAC. Le CEMD a aussi pris note de sa difficulté à accepter ses écarts de conduite, les critiques qui lui étaient données, et sa persévérance à excuser ses manquements et à ne pas accepter aucune part de responsabilités. L’approche de M. Pindi laisse le CEMD perplexe concernant sa vision des valeurs morales des FAC : l’intégrité. Selon le CEMD, ces façons de faire démontrent un manquement majeur de la part d’un officier des FAC qui se doit de montrer une conduite exemplaire pour ses subalternes.

[86] À la lecture du caractère global de la conduite de M. Pindi, ceci jumelé au résultat du processus de réaffectation, le CEMD est d'avis qu'il y avait suffisamment d’éléments importants pour enclencher une révision administrative et une recommandation de libération des FAC.

[87] Les observations finales du CEMD rendent bien compte de ses motifs pour conclure que la libération de M. Pindi des FAC était une décision raisonnable, justifiée et conforme aux politiques en vigueur :

Des manquements administratifs et, dans certaines instances, des agissements discutables des FAC et de votre part, sont présent [sic] dans votre dossier. Je comprends votre désarroi en ce qui a trait aux manquements des FAC. Ceci dit, il m'est aussi difficile de concevoir qu’un individu possédant une éducation comme la vôtre et qui a acquis un certain niveau d’expérience militaire, a eu tellement de difficulté à saisir les valeurs des FAC. En effet, vous avez démontré de la difficulté à vous intégrer dans le milieu militaire. Vos attentes envers les FAC et ce que les FAC s’attendent de vous divergent; et ce qui est troublant, vous n’acceptez aucune responsabilité pour vos actes. Votre proposition que les FAC ignorent votre décharge accidentelle n’est qu’un exemple. Les FAC sont une organisation orientée vers la mission où il est attendu que les officiers sont à la hauteur de leur obligation et leurs responsabilités, sans être constamment encadrés. Votre dossier démontre que vous aviez perdu confiance en votre chaîne de commandement et que cette dernière avait elle aussi perdu confiance en vous. J’en arrive à la conclusion que cette confiance, qui fondamentale, est irrévocablement brisée. De ce fait, je ne peux en arriver qu'à une seule conclusion, il est au bénéfice de tous de couper les liens qui nous unissaient pour poursuivre notre chemin séparément.

[88] La Décision doit être affectée d’un vice de fond afin d’intervenir en révision et ce vice doit être fondamental afin d’invalider la décision. Il incombait à M. Pindi de démontrer que la décision du CEMD était déraisonnable. À mon avis, il n’y est pas parvenu.

V. Conclusion

[89] Bien que je sympathise avec M. Pindi et déplore les circonstances malheureuses de sa libération des FAC, je dois rejeter la demande. La Décision tient compte de la preuve et constitue une issue pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je ne peux pas conclure que la Décision du CEMD concernant ses griefs était déraisonnable. Cela étant dit, mon intervention ne serait nullement justifiée.

[90] Tout compte fait, je n’accorderai aucuns dépens.


 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-805-17

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le tout sans dépens.

 

Blank

« Roger Lafrenière »

Blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-805-17

INTITULÉ :

JEAN-PIERRE PINDI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 novembre 2022

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :

LE 19 SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Jean-Pierre Pindi

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Maude Normand

Isabelle Mathieu-Millaire

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

 

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