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Date : 20230704


Dossier : IMM-9166-22

Référence : 2023 CF 921

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HAYAT ADAM SHARIIF

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 30 août 2022 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait conclu que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La question déterminante devant la SPR et la SAR était la crédibilité de la demanderesse.

[2] Comme je l’explique en détail ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée parce que les arguments de la demanderesse ne minent pas le caractère raisonnable de la décision.

II. Contexte

[3] La demanderesse affirme être une citoyenne somalienne. Elle a demandé l’asile au Canada parce qu’elle craignait d’être persécutée par le groupe al‑Shabab en raison de son genre et de son appartenance au clan des Ashraf, un groupe minoritaire.

[4] La demanderesse affirme être née à Mogadiscio, en Somalie, le 30 décembre 1982. Elle affirme qu’elle a tenté de fuir le pays avec sa mère, ses frères et ses sœurs après le début de la guerre civile en Somalie. Elle s’est cependant perdue dans une foule et est retournée chez elle, auprès de son père. La demanderesse prétend qu’après le décès de ce dernier, sa voisine l’a accueillie chez elle. Elle y est restée jusqu’à l’âge adulte, puis est retournée vivre seule dans la maison de sa famille.

[5] La demanderesse affirme avoir épousé son premier mari en 2010 et avoir emménagé chez lui. À la fin de leur mariage, elle a tenté de retourner dans sa maison familiale, mais a constaté qu’elle était occupée par une famille d’un clan plus puissant. Elle a été autorisée à vivre dans une chambre de la maison. En 2016, la demanderesse s’est remariée. Le couple vivait dans la maison de la demanderesse à Mogadiscio, mais ce mariage n’a pas duré non plus.

[6] Peu après le départ du second mari de la demanderesse, celle‑ci a été agressée sexuellement. Cet événement l’a incitée à quitter la Somalie. Après avoir passé quelque temps à Addis‑Abeba, la demanderesse s’est rendu compte qu’elle ne pourrait pas survivre seule là‑bas. À son retour en Somalie, elle a été présentée à un passeur qui lui a fourni un passeport européen frauduleux. Le 2 décembre 2018, la demanderesse et son passeur se sont envolés pour Toronto. Quelques mois après son arrivée au Canada, elle a présenté une demande d’asile. Sa demande d’asile a été rejetée par la SPR et la demanderesse a interjeté appel devant la SAR. La décision de la SAR fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La question déterminante qui se posait devant la SPR et la SAR était celle de savoir si la demanderesse avait établi son identité.

[8] Au début de son analyse sur cette question, la SAR a fait remarquer que la SPR avait reconnu qu’il était courant pour les demandeurs d’asile somaliens de ne pas avoir de pièces d’identité gouvernementales. La SAR a fondé cette conclusion sur la preuve documentaire, qui indique que la plupart des dossiers en Somalie ont été détruits pendant la guerre civile et que les autorités compétentes pour délivrer des pièces d’identité étaient toujours absentes de nombreuses régions du pays.

[9] Compte tenu de cette situation, la demanderesse a fait valoir a) que la SPR aurait dû admettre l’explication qu’elle avait donnée pour justifier l’absence de pièces d’identité, b) que la SPR n’avait pas adéquatement expliqué pourquoi elle aurait dû avoir des documents à l’appui pour établir son identité et c) que la SPR avait eu tort de s’attendre à une confirmation de son identité de la part des membres de sa famille.

[10] La SAR n’a été convaincue par aucun de ces arguments. Elle a jugé que la SPR ne s’attendait pas à ce que la demanderesse fournisse des pièces d’identité délivrées par le gouvernement somalien et que la SPR avait conclu à juste titre que la demanderesse devait établir son identité par d’autres moyens. Selon la SAR, la méthode la plus évidente à la disposition de la demanderesse consistait à présenter des éléments de preuve provenant des membres de sa famille immédiate et d’autres personnes qui la connaissaient suffisamment bien en Somalie pour attester sa nationalité et son identité. La SAR a conclu qu’elle avait fait peu de démarches à cet égard.

[11] La demanderesse a fait valoir qu’il aurait été illogique de s’attendre à ce qu’elle demande aux membres de sa famille de fournir des éléments de preuve à l’appui de son identité alors que l’audience de la SPR n’avait pas encore été fixée, mais la SAR n’était pas d’accord. La SAR a conclu que la demanderesse avait été représentée par des conseils compétents et qu’elle aurait dû être au courant de la nécessité d’établir son identité. La SAR était donc d’accord avec la SPR pour dire qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse demande des éléments de preuve à sa mère étant donné qu’elle avait établi des liens avec cette dernière en avril 2021, comme le dossier de preuve l’indiquait.

[12] Puisque la demanderesse a été en mesure de joindre sa famille en Somalie et qu’elle a eu plus de trois ans pour recueillir des éléments de preuve et des témoignages à l’appui de sa demande d’asile, la SAR a conclu qu’il était inhabituel que les éléments de preuve les plus solides qu’elle ait présentés relativement à son identité fussent des déclarations de deux personnes qu’elle avait rencontrées par hasard à Toronto et qu’elle ne connaissait pas lorsqu’elle vivait en Somalie. À cet égard, la SAR a convenu avec la SPR que les affidavits contenant les déclarations ne constituaient pas une preuve fiable de l’identité de la demanderesse.

[13] La SAR a également conclu que la lettre de Dixon Community Services, un organisme qui aide les réfugiés et les nouveaux arrivants de la Somalie à s’installer au Canada, n’avait aucune valeur probante pour ce qui est d’établir l’identité de la demanderesse et n’avait qu’une valeur probante limitée pour ce qui est d’établir sa nationalité. La SAR a jugé que la personne qui avait interrogé la demanderesse ne pouvait tirer aucune conclusion au sujet de l’identité de celle‑ci et que la lettre, même si elle permettait d’établir son origine ethnique somalienne, ne permettait pas d’établir sa nationalité somalienne, car il existe d’importantes populations d’origine ethnique somalienne dans d’autres pays.

[14] La SAR a conclu, après avoir évalué l’ensemble de la preuve, que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables concernant son identité et sa nationalité.

[15] La demanderesse a également fait valoir que la SPR avait commis une erreur en considérant que le défaut d’établir son identité était déterminant quant à l’issue de sa demande d’asile. Cependant, la SAR a fait remarquer que, selon la jurisprudence applicable, la SPR n’est pas tenue d’évaluer davantage le bien‑fondé d’une demande d’asile lorsque l’identité du demandeur d’asile n’a pas été établie (voir Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773 au para 4; Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126 aux para 13 et 26; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 831 au para 18). Étant donné le manque d’éléments de preuve permettant d’établir la véritable nationalité de la demanderesse, la SAR a donc conclu que la SPR avait eu raison de mettre fin à son analyse après avoir jugé qu’elle n’était pas convaincue de l’identité de la demanderesse.

[16] Par conséquent, la SAR était finalement d’accord avec la SPR pour dire que la demanderesse, puisqu’elle n’avait pas établi son identité, n’avait pas démontré qu’elle avait la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger.

IV. Question en litige

[17] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. Comme l’indique l’énoncé de la question en litige, les parties conviennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

V. Analyse

[18] Les arguments invoqués par la demanderesse pour contester le caractère raisonnable de la décision ont trait à la façon dont la SAR a traité la lettre des Dixon Community Services, qui exprimait la conclusion selon laquelle la demanderesse était citoyenne de la Somalie, et les affidavits fournis par les deux personnes que la demanderesse a rencontrées à Toronto. Comme la SAR l’a expliqué dans sa décision, ces affidavits ont été fournis par a) un homme que la demanderesse a rencontré dans un restaurant à Scarborough et qui affirme avoir connu le défunt père de la demanderesse lorsqu’il vivait à Mogadiscio, avant son départ de la Somalie en 1989; et b) un autre homme que la demanderesse a aussi rencontré dans un restaurant et qui prétend avoir connu le père de la demanderesse avant son arrivée au Canada, à la fin des années 1980.

[19] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur dans la façon dont elle a traité un des deux affidavits en n’analysant pas les renseignements qu’il contenait et en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif des deux affidavits et de la lettre des Dixon Community Services eu égard à l’établissement de sa nationalité et de son identité.

[20] Dans le plus détaillé des deux affidavits, le déposant affirme avoir grandi à Mogadiscio, où son père était propriétaire de diverses entreprises, dont un commerce de pièces de rechange. Le déposant travaillait dans ce commerce et y voyait régulièrement un client du nom d’Adam Shariif, qui amenait parfois ses enfants avec lui. Le déposant et sa famille ont quitté la Somalie en 1989. Il affirme avoir rencontré la demanderesse dans un restaurant somalien à Scarborough, en Ontario, en mars 2019 et avoir été en mesure de confirmer que le père de celle‑ci était l’homme qu’il connaissait en raison de l’endroit où M. Shariif avait vécu à Medina, du fait qu’il avait l’habitude d’appeler sa fille « Hayat » et du fait (après une discussion sur son apparence) qu’il était grand et qu’il avait des dents en or.

[21] Dans sa conclusion portant que cet affidavit ne constituait pas une preuve fiable de l’identité de la demanderesse, la SAR a expliqué que la demanderesse ne connaissait pas le déposant et qu’elle aurait été très jeune lorsque celui‑ci vivait en Somalie. La SAR a conclu que l’affidavit ne permettait pas d’établir de façon fiable l’identité de la demanderesse et son lien de parenté avec l’homme que le déposant avait connu en Somalie dans les années 1980.

[22] La demanderesse a raison de dire que cette analyse ne traite pas des renseignements contenus dans l’affidavit. Je ne relève cependant aucune erreur susceptible de contrôle dans le raisonnement de la SAR. Comme il est expliqué dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte sur la justification, la transparence et l’intelligibilité d’une décision administrative (au para 99). Selon ma compréhension du raisonnement de la SAR, la demanderesse aurait été une fillette lorsque le déposant a vu les enfants d’Adam Shariif pour la dernière fois. Le déposant n’est donc pas en mesure de confirmer de façon fiable que la demanderesse, qui est maintenant âgée d’une quarantaine d’années, est l’un des enfants d’Adam Shariif. Le fait que la SAR n’a pas fait expressément référence aux renseignements contenus dans l’affidavit, notamment l’apparence physique de M. Shariif, n’entache pas ce raisonnement.

[23] Comme je le fais remarquer plus haut, la demanderesse a également fait valoir que la SAR avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve de manière cumulative. La demanderesse s’appuie en grande partie sur la décision récente Adan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1383 [Adan], dans laquelle le juge Norris a conclu que la SAR avait eu tort d’examiner certains éléments de preuve clés isolément les uns des autres et que, par conséquent, elle n’avait pas tenu compte de l’effet cumulatif d’éléments de preuve relatifs à l’identité du demandeur (au para 59).

[24] La demanderesse fait remarquer que la SAR a conclu, à l’égard des deux affidavits, que ceux‑ci « n’établiss[ai]ent pas » son identité de façon fiable. Elle affirme que ces termes sont comparables à ceux à l’égard desquels le juge Norris a formulé des réserves dans la décision Adan. Dans cette affaire, la SAR avait conclu qu’un élément de preuve en particulier n’était pas « déterminan[t] » quant à l’identité du demandeur (au para 64). La demanderesse soutient que, même si les affidavits à eux seuls ne permettaient pas d’établir son identité de façon fiable, la SAR était tenue d’examiner si la valeur probante des affidavits, combinée à celle de la lettre des Dixon Community Services, permettait de le faire.

[25] Je souscris aux principes sur lesquels est fondée la décision Adan, notamment le fait qu’il est possible que le langage précis employé par un décideur dans le cadre de l’examen de la preuve à sa disposition indique à la Cour que celui‑ci n’a pas tenu compte des éléments de preuve de manière cumulative. Toutefois, je ne suis pas convaincu que la décision en l’espèce montre une analyse qui va à l’encontre de ces principes.

[26] À la suite de son analyse des affidavits, la SAR a examiné la lettre des Dixon Community Services et a conclu que celle‑ci n’avait aucune valeur probante pour ce qui est d’établir l’identité de la demanderesse et qu’elle n’avait qu’une valeur probante limitée pour ce qui est d’établir la nationalité de cette dernière. La SAR a ensuite relevé certaines conclusions de la SPR auxquelles elle ne souscrivait pas, mais a expliqué que ces conclusions ne changeaient rien quant à l’issue de l’appel. La SAR a plutôt conclu, après avoir évalué l’ensemble de la preuve, que la demanderesse n’avait pas fourni une preuve crédible et fiable suffisante concernant son identité et sa nationalité.

[27] La demanderesse fait valoir que le fait d’examiner l’ensemble de la preuve n’équivaut pas à l’examiner de manière cumulative, puisqu’il est possible de se pencher sur l’ensemble de la preuve en examinant chaque élément pris isolément. Je ne vois aucune raison de conclure que la SAR faisait référence à un tel type d’examen lorsqu’elle a mentionné avoir examiné l’ensemble de la preuve.

[28] Je reconnais également que l’affirmation d’un décideur selon laquelle il a examiné l’ensemble de la preuve ne devrait pas être tenue pour acquise, et je conviens qu’il pourrait y avoir des situations où la Cour, après avoir procédé à un examen des motifs du décideur et de la preuve dont il était saisi, puisse avoir de la difficulté à comprendre la justification d’une décision et ainsi conclure que le décideur n’a pas examiné les éléments de preuve de manière cumulative, comme il doit le faire. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Après avoir conclu qu’il était inhabituel que les éléments de preuve les plus solides que la demanderesse pouvait fournir concernant son identité provenaient de deux personnes qu’elle avait rencontrées par hasard à Toronto, la SAR a relevé les lacunes liées à ces éléments, a déterminé que la lettre des Dixon Community Services n’avait qu’une valeur probante limitée et a conclu, après avoir évalué l’ensemble de la preuve, que la demanderesse n’avait pas établi son identité. Puisque cette analyse est justifiée, transparente et intelligible, comme l’exige l’arrêt Vavilov, je conclus que les arguments de la demanderesse ne minent pas le caractère raisonnable de la décision.

[29] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9166-22

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

 

« Richard F. Southcott »

 

Juge

 


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9166-22

INTITULÉ :

HAYAT ADAM SHARIIF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 4 juillet 2023

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

POUR LA DEMANDERESSE

Rishma Bhimji

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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