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Date : 20230912


Dossier : IMM-799-22

Référence : 2023 CF 1235

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ABDURRAHMAN ABDALLA BEN AMER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] Le demandeur, Abdurrahman Abdalla Ben Amer, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 11 janvier 2022 par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire suivant l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] L’agent a conclu que les éléments de preuve présentés par le demandeur relativement à son établissement au Canada et aux difficultés auxquelles il pourrait être exposé en Libye en raison des conditions défavorables dans ce pays n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur dans son appréciation des deux facteurs d’ordre humanitaire, ce qui rend la décision déraisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Faits

A. Demandeur

[5] Le demandeur, un citoyen de la Libye, est âgé de 32 ans. Ses parents et ses quatre frères et sœurs résident tous en Libye. Le demandeur s’identifie en tant qu’athée.

[6] Le demandeur est entré au Canada muni d’un permis d’études et d’un visa de résident temporaire (VRT) pour entrées multiples le 26 septembre 2012. Il a commencé des études en aéronautique au Centennial Flight Centre en septembre 2012 et a étudié l’anglais à l’Université de l’Alberta de septembre 2012 à mai 2014. Il a terminé trois cours théoriques au Centennial Flight Centre au cours de deux années d’études.

[7] Le demandeur a ensuite été admis à l’école de pilotage de Moncton, où il a étudié de septembre 2014 à septembre 2017, et a également suivi un programme d’études en anglais au Collège McKenzie de juin à août 2016. Il affirme que, lorsque la guerre a éclaté en Libye en 2014, son père n’avait plus les moyens de financer ses études et il a fini par devoir cesser d’étudier. Il a fait l’examen d’aéronautique en 2017, mais il a échoué. Il soutient qu’il a alors commencé à souffrir de dépression et que sa santé a décliné.

[8] Le demandeur a rendu visite à son oncle au Texas de septembre 2017 à octobre 2017, où il a consulté un médecin et s’est vu prescrire des médicaments. Il affirme qu’il était très déprimé. Il est retourné au Canada en octobre 2017 pour poursuivre ses études à l’Université de l’Alberta jusqu’en janvier 2018. Au cours du même mois, il a commencé à travailler à titre de chauffeur‑livreur chez SkipTheDishes, jusqu’en janvier 2018 également.

[9] En février 2018, le demandeur est rentré à Tripoli, en Libye, pour voir sa famille et renouveler son passeport. Il affirme que le tout a pris davantage de temps que prévu et qu’il est resté en Libye plus longtemps qu’il ne le pensait. Il est retourné au Canada en juin 2018 ou vers cette période, et il s’est alors inscrit à l’aéroclub d’Edmonton, qu’il a fréquenté jusqu’en mai 2019. Il a recommencé à travailler chez SkipTheDishes de juillet 2018 à juillet 2019. Selon son affidavit, le demandeur envoyait de l’argent à sa famille en Libye pendant cette période.

[10] Le demandeur s’est de nouveau rendu à Tripoli, où il est resté de juillet 2019 à septembre 2019. Selon son affidavit, il a immédiatement regretté d’être retourné en Libye, s’y est senti en danger, n’a jamais quitté la maison et s’est rendu compte qu’il ne pourrait plus jamais y retourner.

[11] Le demandeur a recommencé à travailler chez SkipTheDishes à son retour au Canada. Il a occupé cet emploi de façon intermittente de septembre 2019 à mai 2021. Il était inscrit au Centennial Flight Centre en janvier 2020, mais la durée pendant laquelle il a fréquenté cet établissement n’est pas précisée. Le demandeur a commencé à travailler comme chauffeur‑livreur chez Bird en août 2021.

[12] Le demandeur a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en mai 2021. Il soutient que sa situation personnelle justifie l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire compte tenu de son degré d’établissement au Canada et des difficultés potentielles auxquelles il serait exposé en Libye en tant qu’athée et en raison des conditions défavorables dans le pays.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Dans sa décision du 11 janvier 2022, l’agent a conclu que les facteurs soulevés par le demandeur, soit son degré d’établissement au Canada et les difficultés auxquelles il pourrait être exposé à son retour, ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14] Au sujet du degré d’établissement, l’agent a estimé que, même s’il avait résidé dans différentes collectivités, le demandeur avait présenté peu d’éléments de preuve démontrant qu’il s’y était intégré, notamment par du bénévolat, la participation à des activités communautaires ou l’établissement de liens étroits. L’agent a souligné que le demandeur avait fréquenté trois écoles d’aéronautique différentes au cours des neuf années qu’il a passées au Canada. Même si l’agent a admis que le père du demandeur, qui assumait le coût de ses études, a fini par ne plus avoir les moyens de les payer, il a fait remarquer que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il n’avait pas pu terminer ses études pendant la période où son père le soutenait encore financièrement. Le demandeur n’a travaillé que pendant certains des intervalles au cours desquels il était en mesure d’occuper un emploi, n’a commencé à travailler que plusieurs mois après le début des difficultés financières de son père, et a fourni peu d’éléments de preuve pour démontrer qu’il avait une stabilité financière ou qu’il gérait sainement ses finances.

[15] L’agent a pris acte des difficultés rencontrées par le père du demandeur en 2016 et de son incapacité à subvenir aux besoins du demandeur à cette époque. Il a toutefois conclu que le demandeur avait fourni peu d’éléments de preuve pour établir le moment où les problèmes financiers avaient commencé, la façon dont il avait pu reprendre ses études et les raisons pour lesquelles il n’avait pas cherché à travailler pendant ses études comme le lui autorisait son permis d’études délivré en janvier 2016. Il a fait remarquer que, au moment où son père n’était plus en mesure de subvenir à ses besoins, le demandeur était au Canada depuis environ quatre ans et aurait raisonnablement pu obtenir une licence de pilotage ou un brevet de pilote. L’agent a constaté que le demandeur avait présenté peu d’éléments de preuve au sujet de ses finances, de ses études, de son incapacité à terminer ses études, et de la question de savoir s’il avait pu obtenir une quelconque licence de pilotage au cours des neuf années qu’il a passées au Canada.

[16] Même si l’agent a accordé un poids modéré aux amitiés que le demandeur a nouées au Canada, il a aussi souligné l’absence de lettres de soutien originales ou d’information permettant d’identifier les personnes en question. Pour ces motifs, l’agent a finalement accordé un poids modeste aux difficultés du demandeur au Canada et a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que son intégration au Canada était telle qu’il éprouverait des difficultés après son renvoi.

[17] En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, le demandeur affirme qu’il craint de retourner en Libye en raison de l’insécurité qui y règne, du manque de perspectives d’emploi, des mauvais systèmes publics et des difficultés que lui causerait son identité athée. De plus, l’agent a effectué des recherches supplémentaires sur la situation en Libye, lesquelles ont permis de démontrer que, bien que [traduction] « des centaines de milliers de Libyens aient besoin d’aide, et que, comme dans la plupart des situations de crise, les populations vulnérables et marginalisées soient les plus touchées », la « situation a commencé à changer » vers la fin de 2020.

[18] L’agent a conclu, sur la foi de ces éléments de preuve objectifs, que la situation humanitaire en Libye s’améliorait, mais qu’elle restait préoccupante. Il a toutefois soupesé cette conclusion avec deux éléments : 1) la Libye connaît une période de stabilité depuis plusieurs mois, grâce au respect d’un cessez-le-feu; 2) le gouvernement canadien a instauré un sursis administratif au renvoi (le sursis) en faveur des Libyens, en vigueur jusqu’à ce que la situation humanitaire en Libye se stabilise, ce qui signifie que le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur n’entraînerait pas le renvoi immédiat de celui-ci et qu’il demeurerait au Canada jusqu’à la levée du sursis. De plus, l’agent a constaté que le demandeur avait présenté peu d’éléments de preuve démontrant qu’il ne serait pas en mesure de trouver un travail en Libye ou que les membres de sa famille et ses relations ne pourraient pas l’aider à trouver un emploi.

[19] L’agent a pris en compte la crainte alléguée du demandeur d’être forcé à piloter des avions pour les milices et a constaté que le demandeur ne détenait pas encore de brevet de pilote, qu’il n’y avait guère de preuve pour étayer cette crainte alléguée, et qu’un cessez-le-feu était en vigueur et était toujours respecté en Libye.

[20] Au sujet de l’affirmation du demandeur selon laquelle il craint d’être confronté à des difficultés en Libye en raison de son athéisme, l’agent a reconnu que, selon certains rapports objectifs, les groupes minoritaires sont confrontés à des difficultés, et que le demandeur pourrait donc vivre des situations difficiles en tant qu’athée. Cela dit, l’agent a conclu que la preuve fournie par le demandeur ne permettait pas de démontrer que celui-ci avait déjà subi des menaces, de l’intimidation ou des difficultés en tant qu’athée pendant ses visites en Libye, et il a donc accordé un poids modéré à ce facteur.

[21] Pour les motifs qui précèdent, l’agent a conclu que la situation personnelle du demandeur et les éléments de preuve que celui-ci avait présentés ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[22] La seule question soulevée dans la présente demande est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[23] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25) (Vavilov), et je suis d’accord avec elles.

[24] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le raisonnement suivi et le résultat obtenu (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[25] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[26] Le demandeur soutient que l’agent a apprécié de façon déraisonnable les facteurs d’ordre humanitaire soulevés dans sa demande : son degré d’établissement au Canada et les difficultés auxquelles il serait confronté à son renvoi, en raison de ses convictions athées et des conditions défavorables dans le pays. J’estime que le demandeur n’a pas soulevé d’erreur susceptible de contrôle dans la décision. Au contraire, l’agent a apprécié de façon raisonnable les facteurs pertinents et les éléments de preuve disponibles.

A. Degré d’établissement

[27] Le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en évaluant son degré d’établissement au Canada en fonction des difficultés et que l’établissement n’est pas une compétition, mais plutôt un facteur à prendre en compte dans son ensemble. Il prétend que le fait d’analyser les facteurs d’ordre humanitaire en fonction des difficultés reflète une utilisation déraisonnable des difficultés comme référence pour apprécier une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et va à l’encontre de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) de la Cour suprême du Canada. De plus, le demandeur affirme que la décision démontre que l’agent n’a pas pris dûment en compte les nombreux éléments de preuve faisant état de son degré d’établissement.

[28] Le défendeur soutient que l’observation formulée par le demandeur à ce sujet représente une mauvaise interprétation de l’appréciation effectuée par l’agent, qui est raisonnable et justifiée. Il fait valoir que l’agent a examiné de façon raisonnable les éléments de preuve limités du degré d’établissement du demandeur au Canada et a conclu qu’ils ne permettaient pas d’accorder davantage qu’un poids modéré dans l’appréciation globale des considérations d’ordre humanitaire, laquelle doit être prise dans son ensemble. Il renvoie à la décision Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 pour affirmer que les agents chargés des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doivent concilier le facteur des difficultés avec d’autres facteurs et que « l’absence de difficultés fera en sorte que les autres considérations recevront beaucoup plus de poids » (au para 29). Il soutient que l’appréciation du degré d’établissement effectuée par l’agent était compatible avec le dossier de preuve et la jurisprudence.

[29] Je suis d’accord avec le défendeur. L’agent a expressément reconnu les aspects positifs de l’établissement du demandeur, dont son apprentissage de l’anglais et ses périodes d’emploi intermittentes, mais il a eu raison de conclure que le demandeur avait fourni une preuve minimale de son intégration dans ses collectivités pour obtenir davantage qu’un poids modéré dans l’appréciation. Il a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’il avait une stabilité financière, qu’il avait occupé des emplois stables et continus ou qu’il avait terminé un programme d’études ou progressé dans ses études, ni aucun élément de preuve étayant ses affirmations quant aux amitiés nouées au Canada. L’agent a fourni des motifs clairs et cohérents pour étayer la conclusion relative au degré d’établissement et a examiné de manière approfondie la preuve présentée. Je conclus que le demandeur n’a pas soulevé d’erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation effectuée par l’agent de son degré d’établissement.

B. Difficultés

[30] Le demandeur affirme que l’agent n’a pas apprécié correctement le facteur des difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé en Libye, tant en ce qui concerne les difficultés liées à ses convictions athées que celles découlant des conditions de vie défavorables dans le pays.

[31] Au sujet des difficultés liées à son identité athée, le demandeur soutient que l’agent a pris acte des éléments de preuve démontrant les difficultés auxquelles sont confrontés les athées en Libye en tant que groupe minoritaire, mais a erronément conclu qu’il pouvait dissimuler ses convictions pour atténuer les difficultés. Il invoque les décisions Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464 et Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 615 de la Cour pour affirmer qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de s’attendre à ce qu’il dissimule son identité. Il prétend que la façon dont l’agent a pris en compte les difficultés liées à son identité athée va à l’encontre des principes d’empathie et de compassion qui sont au cœur de l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire, selon l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême.

[32] En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, le demandeur prétend que l’agent a eu tort de les examiner en fonction de l’existence d’un sursis à l’égard de la Libye. Il affirme que l’agent n’a pas dûment pris en compte le fait que le sursis avait été mis en place en raison de la gravité de la situation en Libye. Il soutient que l’agent s’est appuyé sur l’existence du sursis au lieu de procéder à un examen en bonne et due forme des conditions défavorables dans le pays et des difficultés qui en résulteraient pour lui. Le demandeur renvoie à des décisions antérieures rendues par des agents d’immigration dans lesquelles l’existence d’un sursis avait été considérée comme un motif justifiant une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et soutient que, même si les agents ne sont pas liés par les autres décisions, [traduction] « ils n’en sont pas moins tenus d’expliquer pourquoi ils adoptent une approche aussi divergente face aux mêmes éléments de preuve objectifs ».

[33] Le défendeur soutient que l’agent a effectué une appréciation raisonnable des deux questions se rapportant au facteur des difficultés. En premier lieu, il affirme que l’agent a reconnu l’athéisme professé par le demandeur et a énoncé clairement les raisons pour lesquelles cette croyance ne suffisait pas pour faire droit à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Selon le défendeur, l’affirmation du demandeur au sujet de cette conclusion en particulier indique simplement que celui‑ci ne souscrit pas au degré de pondération accordé à la preuve qu’il a présentée sur cette question, ce qui ne constitue pas un motif valable de contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125). Il fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que la preuve ne permettait pas de démontrer que l’identité athée du demandeur lui occasionnerait, en cas de renvoi, des difficultés suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[34] En second lieu, le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement pris en compte les conditions défavorables dans le pays soulevées par le demandeur, y compris l’ensemble des facteurs et des éléments de preuve au-delà de l’existence d’un sursis à l’égard de la Libye. Il souligne que l’agent a admis que l’existence d’un sursis signifie que la situation en Libye demeure préoccupante. Il précise que l’agent a aussi conclu que, en raison du sursis, le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’entraînerait pas le renvoi immédiat du demandeur et que, par conséquent, celui-ci ne serait pas forcé de retourner en Libye alors que ce pays est actuellement reconnu par le Canada comme étant déstabilisé. De plus, le défendeur affirme que cela ne représentait qu’une considération parmi d’autres et que l’agent a pris en compte plusieurs autres aspects des conditions dans le pays soulevés par le demandeur, dont le recrutement forcé de pilotes pour faire voler les avions de la milice, le traitement réservé aux athées et le manque de possibilités d’emploi. S’appuyant sur la décision Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328 (Ndikumana), le défendeur soutient que l’existence d’un sursis à elle seule n’oblige pas l’agent à accueillir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[35] Je conviens avec le défendeur que le demandeur n’a pas soulevé d’erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation des difficultés effectuée par l’agent, tant en ce qui concerne ses convictions athées que les conditions défavorables dans le pays. Je fais remarquer d’abord que les observations formulées par le demandeur sur la question s’apparentent largement à une contestation du poids que l’agent a accordé à certains éléments de preuve et, par le fait même, qu’il invite la Cour à apprécier à nouveau les éléments de preuve dont l’agent disposait. Tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 125). La Cour doit plutôt examiner la décision dans son ensemble pour établir si elle repose sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [si elle] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[36] Après avoir examiné la décision dans son ensemble, l’agent a apprécié de façon transparente et intelligible tous les aspects des éléments de preuve qui ont été présentés au sujet des difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé en Libye. Au sujet de l’identité athée du demandeur, il était loisible à l’agent de conclure que le demandeur n’avait pas présenté des éléments de preuve suffisants pour démontrer que ses convictions athées lui causeraient des difficultés, particulièrement pendant ses voyages en Libye. Le raisonnement de l’agent sur cette question est clair et cohérent et est raisonnable au regard des éléments de preuve dont il disposait.

[37] De plus, j’estime que les observations formulées par le demandeur au sujet de l’appréciation par l’agent des conditions dans le pays et du sursis à l’égard de la Libye dénotent un examen sélectif des motifs de l’agent, dans lesquels ce dernier fait bien plus que simplement tenir compte du sursis et analysent en profondeur tous les aspects des conditions dans le pays soulevés par le demandeur pour arriver à une conclusion raisonnable selon laquelle ces facteurs et éléments de preuve ne militent pas en faveur de l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Premièrement, l’agent n’est pas lié par d’autres décisions, qui reposent sur des faits et des scénarios totalement différents et dans lesquelles le sursis pouvait constituer un facteur favorable au demandeur. Quoi qu’il en soit, l’existence d’un sursis à elle seule n’oblige pas l’agent à accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Ndikumana, aux para 18-19). Deuxièmement, l’agent n’affirme pas dans ses motifs que le demandeur ne serait pas exposé à des difficultés en raison de l’existence d’un sursis, mais plutôt que le fait de retarder le renvoi du demandeur jusqu’à la levée du sursis signifierait qu’il « n’aura[it] pas [...] à affronter les conditions actuelles » en Libye, étant donné que ce sursis ne serait levé que si la situation s’améliorait (Ndikumana, au para 19). Il s’agit d’une analyse raisonnable et rationnelle des éléments de preuve.

[38] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le demandeur n’a pas établi l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation par l’agent de son degré d’établissement au Canada ou des difficultés potentielles en Libye. Par conséquent, la décision de l’agent est raisonnable.

V. Conclusion

[39] La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision de l’agent tient compte des éléments de preuve présentés par le demandeur et possède toutes les caractéristiques d’une décision raisonnable, conformément à l’arrêt Vavilov. Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-799-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-799-22

 

INTITULÉ :

ABDURRAHMAN ABDALLA BEN AMER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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