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Date : 20230908


Dossier : IMM‑4420‑22

Référence : 2023 CF 1223

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AIDAH M F A ALGHANEM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Aidah M F A Alghanem, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 8 avril 2022 par laquelle un agent principal a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] L’agent a conclu que, compte tenu de l’établissement de la demanderesse au Canada, des difficultés qu’elle pourrait rencontrer au Koweït et de l’intérêt supérieur de ses enfants, la situation de cette dernière ne justifiait pas l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse soutient que la décision de l’agent est déraisonnable pour trois motifs : 1) la mauvaise interprétation de la preuve indépendante; 2) la répétition des erreurs commises dans la décision rendue relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que la demanderesse avait précédemment présentée; et 3) le fait que l’agent s’est appuyé sur des stéréotypes et des mythes déraisonnables au sujet des victimes de violence familiale.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Portrait de la demanderesse

[5] La demanderesse est une citoyenne du Koweït âgée de 66 ans. Elle a cinq enfants âgés de 29 à 38 ans qui sont tous citoyens canadiens et établis de façon permanente au Canada. Elle réside au Canada depuis 19 ans et, depuis avril 2014, elle vit à Halifax, en Nouvelle‑Écosse, avec deux de ses enfants.

[6] Avant son arrivée au Canada, la demanderesse était une travailleuse sociale qualifiée employée par le ministère de l’Éducation du Koweït. Elle est venue au Canada pour la première fois le 30 mai 1994 avec son ex-époux, M. Walid Mohammed (M. Mohammed), et leurs cinq enfants. Ils ont tous été admis au Canada à titre de résidents permanents. Les cinq enfants de la demanderesse ont acquis la citoyenneté canadienne en 1997. La demanderesse soutient que M. Mohammed leur a fait subir, à elle et à ses trois filles, de la violence physique et psychologique pendant de nombreuses années. Elle indique ne pas avoir demandé la citoyenneté canadienne à cette époque afin de conserver sa citoyenneté koweïtienne et de garder ce qu’elle croyait être un [traduction] « filet de sécurité » leur permettant, à elle et à ses enfants, de retourner au Koweït. La famille est retournée au Koweït en 1998. La demanderesse affirme qu’elle et ses enfants ont continué d’être victimes de violence de la part de M. Mohammed.

[7] La demanderesse a quitté M. Mohammed en 2001 pour revenir au Canada avec ses cinq enfants, qu’elle a élevés seule dans ce pays pendant sept ans. Elle a alors présenté une demande de citoyenneté canadienne, mais n’est pas allée au bout de ses démarches. M. Mohammed rendait visite à la demanderesse et à ses enfants une fois par année, et il continuait d’avoir un comportement violent durant ses visites.

[8] La demanderesse soutient que, une fois les enfants un peu plus vieux et parvenus à la fin de leurs études, M. Mohammed a réussi à les convaincre, elle et les enfants, de rentrer au Koweït pour tenter de réparer leurs liens familiaux. Elle affirme que M. Mohammed avait insisté sur le fait que les choses iraient mieux pour leur famille. Dans sa déclaration solennelle, l’une des enfants de la demanderesse, Noura Walid Mohammed, a écrit que son père « avait commencé à manipuler les enfants afin de les convaincre de retourner au Koweït pour être avec lui », leur promettant de les « soutenir et affirmant qu’ils pourraient être une famille à nouveau et que les choses iraient mieux ». La demanderesse et ses enfants ont donc décidé de retourner au Koweït pour se réconcilier avec M. Mohammed; ils ont quitté le Canada en 2008.

[9] La demanderesse soutient toutefois que la violence infligée par M. Mohammed a repris alors que la famille se réinstallait au Koweït. Elle affirme que M. Mohammed a continué de les violenter physiquement et qu’il tentait de contrôler chaque aspect de leur vie et de s’arroger une partie du salaire des enfants, en plus de manipuler ces derniers. Elle précise que, à ce moment-là, elle ne s’inquiétait pas de l’obligation de résidence associée à son statut de résident permanent au Canada, puisqu’elle se souciait d’aider ses enfants à traverser cette période difficile. Sa carte de résident permanent a finalement expiré, et elle a perdu son statut en mars 2014.

[10] La demanderesse soutient que, en 2013, elle et ses enfants ont décidé de quitter le Koweït et de revenir s’établir au Canada de façon permanente afin d’échapper à M. Mohammed. Elle a alors entamé des procédures de divorce d’avec ce dernier, et ses enfants ont coupé les ponts avec lui. Les enfants sont revenus au Canada en septembre 2013. Comme la demanderesse avait perdu son statut de résident permanent, elle est arrivée au Canada en avril 2014 munie d’un visa de visiteur, après quoi elle a réussi à faire proroger son visa. En 2017, elle est retournée au Koweït pour régler les derniers détails de son divorce, puis elle est revenue au Canada en juin 2017, une fois les procédures terminées. Le 24 juillet 2018, sa nouvelle demande de visa de visiteur a été rejetée.

[11] Le 20 décembre 2018, la demanderesse a présenté une première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée le 30 juin 2020. La demanderesse a alors déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de rejet. Dans une décision rendue le 25 octobre 2021, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire. À l’issue de ce contrôle, mon collègue le juge Diner a conclu que l’agent « a[vait] énoncé et appliqué le mauvais critère juridique, sans justification[,] n’a[vait] pas tenu compte de motifs d’ordre humanitaire et de facteurs qui étaient pertinents pour l’exercice de mise en balance auquel il était tenu et, dans son appréciation des difficultés, […] a[vait] fait jouer contre Mme Alghanem le fait qu’elle s’était montrée résiliente », et, donc, que la décision était déraisonnable (Alghanem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1137 (Alghanem) au para 41). L’affaire a donc été renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[12] Le nouvel examen de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire s’est soldé par une décision de rejet le 8 avril 2022, et celle-ci fait maintenant l’objet du présent contrôle judiciaire.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] D’entrée de jeu, l’agent a fait remarquer que, pour trancher la question de la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il fallait déterminer si la situation de la demanderesse justifiait l’octroi d’une dispense et si la demanderesse risquait de rencontrer des difficultés à son retour au Koweït. Il a précisé que, bien que les difficultés ne constituaient pas un facteur exclusif ou déterminant, elles n’en étaient pas moins importantes. Il a relevé les facteurs suivants, que la demanderesse avait invoqués à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : le degré d’établissement de la demanderesse au Canada; les difficultés qu’elle pourrait rencontrer au Koweït; l’intérêt supérieur des enfants; et les circonstances du retour de la demanderesse au Koweït.

[14] En ce qui concerne l’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a pris connaissance des deux affidavits souscrits par l’une des filles de la demanderesse, des quatre lettres d’appui rédigées par les quatre autres enfants et d’une lettre d’appui rédigée par un ami au Canada. Il a jugé que, bien que la demanderesse et sa fille avaient indiqué que la demanderesse était active dans la collectivité, aucun élément de preuve ne permettait de corroborer cette affirmation, par exemple l’adresse ou la preuve de vente de l’immeuble que la demanderesse affirmait avoir acheté dans un quartier défavorisé ou encore une preuve de son engagement auprès d’organismes communautaires locaux. Il a conclu que la durée du séjour de la demanderesse au Canada n’était pas nécessairement révélatrice quant à son degré d’établissement et qu’elle avait fourni peu d’éléments de preuve pour corroborer son apport à la vie communautaire, son appartenance à une organisation religieuse ou sa participation à des activités paraprofessionnelles, si ce n’est en ce qui concerne le temps passé avec ses enfants.

[15] Même si, d’après lui, il fallait accorder un poids favorable au rôle de la demanderesse dans l’éducation de ses enfants tout au long de son séjour au Canada, l’agent a jugé que les lettres et affidavits fournis par les enfants n’indiquaient pas que ces derniers étaient toujours financièrement ou physiquement dépendants de leur mère, de sorte que le renvoi de cette dernière leur causerait des difficultés ou entraînerait de l’adversité. Il a ajouté que la demanderesse n’avait pas précisé qu’elle dépendait de ses enfants pour subvenir à ses besoins financiers ou physiques. L’agent a [traduction] « dûment noté » le lien affectif qui unissait la demanderesse à ses enfants et lui a accordé un poids favorable, mais il a jugé que la preuve ne suffisait pas à démontrer que la demanderesse serait incapable d’entretenir ce lien depuis l’étranger. Il a également conclu que le degré d’établissement de cette dernière au Canada n’était pas inhabituel par rapport à celui d’autres personnes qui sont au Canada depuis aussi longtemps.

[16] L’agent a pris acte de l’argument de la demanderesse selon lequel la violence qu’elle avait subie constituait un facteur pertinent, mais il a conclu que ses affirmations au sujet du comportement violent de M. Mohammed étaient [traduction] « vagues et peu détaillées », et que, mis à part d’avoir déclaré que ce dernier contrôlait leurs finances, elle n’avait pas précisé la nature des actes dont elle ou ses enfants avaient été victimes. Il a reconnu qu’il pouvait être difficile de se rappeler des détails de tels actes et que la preuve sur le sujet n’avait pas à être parfaite, mais qu’il n’appartenait pas au décideur de conjecturer sur la question ou de [traduction] « combler les lacunes » dans le récit de ce type d’incident. L’agent a jugé que, bien qu’il ne s’agissait pas là d’un facteur déterminant, ni la demanderesse ni ses enfants n’avaient fourni de preuve démontrant qu’ils avaient entrepris un recours contre M. Mohammed, qu’ils avaient subi des blessures découlant de la violence physique ou que des mesures avaient été prises pour protéger la demanderesse pendant les mois où elle était demeurée seule au Koweït après le départ de ses enfants en 2013.

[17] En ce qui concerne les difficultés que la demanderesse rencontrerait à son retour au Koweït, l’agent a examiné la preuve de la demanderesse démontrant que M. Mohammed avait récemment tenté de communiquer avec elle et son fils, et qu’il avait offert de lui envoyer de l’argent, ce qu’elle avait refusé. L’agent n’a trouvé aucun élément de preuve montrant que M. Mohammed avait essayé de joindre la demanderesse à nouveau après qu’elle eut refusé son offre ou expliquant comment M. Mohammed apprendrait qu’elle était revenue au Koweït. Il a noté que, au Koweït, les procédures de divorce exigeaient l’accord des deux parties, accord que M. Mohammed devait avoir volontairement donné, et qu’aucun élément de preuve ne permettait de croire que ce dernier ne reconnaissait pas la légalité du divorce. Même s’il a reconnu que la demanderesse doutait des intentions de M. Mohammed, l’agent a finalement conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que ce dernier continuerait de causer des difficultés à la demanderesse si elle devait retourner au Koweït.

[18] En outre, l’agent a noté que l’affirmation de la demanderesse selon laquelle ses frères et sœurs, qui habitaient au Koweït, ne seraient pas en mesure de l’accueillir chez eux n’était étayée par aucune preuve de leur part. Il n’a rien trouvé non plus qui aurait indiqué que la demanderesse ne pouvait pas résider temporairement avec ses frères et sœurs le temps de se trouver un logement, en particulier compte tenu des avantages et initiatives destinés à aider les femmes vulnérables au Koweït. Il a fait remarquer que la demanderesse était financièrement autonome, notamment grâce à une pension de l’État koweïtien, et qu’elle n’avait pas besoin de l’assistance physique de ses enfants dans ses activités quotidiennes.

[19] En ce qui concerne les autres voies d’entrée au Canada, l’agent a pris en considération l’observation de l’avocate de la demanderesse selon laquelle le parrainage parental n’était pas une option valable ou réaliste, parce que les enfants de la demanderesse ne remplissaient pas l’exigence relative au revenu minimum. Après avoir examiné les documents fiscaux du fils de la demanderesse qui avaient été produits en preuve, l’agent a constaté que, contrairement à ce qu’affirmait la demanderesse, le revenu que son fils touchait des Forces armées canadiennes satisfaisait aux exigences financières du parrainage parental. Il a également jugé que le grand nombre de demandes et les longs délais de traitement s’appliquaient à toutes les demandes de parrainage parental et que cela ne justifiait pas la prise d’une mesure exceptionnelle dans le cas de la demanderesse.

[20] L’agent a insisté sur le fait que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne se voulait pas simplement une autre voie d’accès à la résidence permanente. Après l’évaluation cumulative des facteurs pertinents, il a finalement conclu que les difficultés globalement associées au fait de quitter le Canada ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire dans le cas particulier de la demanderesse.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[21] La seule question en litige en l’espèce est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Bien que la demanderesse ait soulevé une question d’équité procédurale en lien avec un élément de preuve extrinsèque mentionné dans la décision de l’agent, je ne traiterai pas de cette question, car j’estime que les erreurs susceptibles de contrôle qui compromettent le caractère raisonnable de la décision suffisent à justifier l’intervention de la Cour.

[22] Nul ne conteste la norme de contrôle applicable. Les parties conviennent qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17, 23‑25). Je suis d’accord.

[23] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[24] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes l’intervention de la Cour. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[25] La demanderesse soutient que, pour les motifs suivants, l’agent a fait une évaluation déraisonnable des considérations d’ordre humanitaire au regard de sa situation particulière : 1) il s’est mépris sur la preuve indépendante et en a sélectionné des extraits particuliers, de sorte qu’il a agi de mauvaise foi; 2) il a commis les mêmes erreurs susceptibles de contrôle que celles commises dans la décision rendue en lien avec sa précédente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, une décision que la Cour avait jugée déraisonnable dans la décision Alghanem; et 3) il s’est appuyé sur des mythes et stéréotypes déraisonnables au sujet des survivantes de violence.

[26] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable et que l’intervention de la Cour est justifiée.

A. Examen sélectif de la preuve

[27] La demanderesse soutient que l’agent s’est mépris sur des éléments de preuve extrinsèques qu’il a ensuite invoqués de manière sélective pour étayer sa conclusion selon laquelle la situation de la demanderesse ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Elle estime que l’agent a mal cité les recherches indépendantes portant sur la discrimination fondée sur le sexe au Koweït et qu’il a omis le passage indiquant qu’aucun système gouvernemental ne permettait de suivre l’évolution de la situation. Elle affirme que, si l’agent avait examiné l’extrait dans son ensemble, il n’aurait pas pu conclure, sur le fondement de cette preuve, qu’elle ne subirait pas de discrimination dans l’accès à certaines ressources au Koweït en raison de son sexe. En outre, elle avance que l’agent s’est appuyé sur des aspects précis de certaines recherches indépendantes et qu’il a fait abstraction des parties indiquant que les femmes koweïtiennes, en particulier celles qui ont subi de la violence familiale, se butaient à des obstacles. Elle plaide que l’agent a fait preuve de mauvaise foi en s’appuyant sur des éléments choisis de la preuve extrinsèque et en faisant abstraction des aspects de celle-ci qui étayaient ses arguments.

[28] Le défendeur fait observer que les décideurs sont présumés avoir agi de bonne foi et que le fardeau de preuve associé à une allégation de mauvaise foi est élevé (Freeman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1065 au para 25). Il affirme que le fait que l’agent ait omis de mentionner une certaine partie de la preuve extrinsèque ne satisfait pas au critère rigoureux qui aurait permis de conclure à la mauvaise foi de l’agent. À son avis, l’omission de l’agent ne compromet pas non plus le caractère raisonnable de la décision. En réponse à l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent s’est déraisonnablement fondé sur des éléments précis de la preuve extrinsèque portant sur la discrimination fondée sur le sexe au Koweït et a fait abstraction de la preuve démontrant les obstacles que doivent surmonter les femmes vulnérables au Koweït, le défendeur fait valoir que la demanderesse n’a pas invoqué les conditions défavorables dans le pays à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’il est donc injuste de reprocher à l’agent de ne pas avoir examiné cette preuve.

[29] Même si je conviens avec le défendeur que l’allégation de mauvaise foi de la demanderesse est assujettie à un fardeau de preuve élevé, j’estime que la décision de l’agent comporte néanmoins un examen sélectif et unilatéral de la preuve extrinsèque, de sorte qu’elle ne concorde pas avec les faits et la preuve qui s’y rapporte (Vavilov, au para 126). À de nombreuses reprises, l’agent a invoqué des sources extrinsèques faisant état de [traduction] « recherches indépendantes » à l’appui de sa décision et a cité des extraits qui justifiaient sa conclusion selon laquelle, en définitive, la demanderesse ne serait pas victime de discrimination fondée sur le sexe si elle devait retourner au Koweït, ce qui atténuerait les difficultés auxquelles elle serait confrontée. Par exemple, il a écrit ce qui suit :

[traduction]

À cet égard, aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que la demanderesse serait incapable de trouver un tel logement permanent. Selon des recherches indépendantes, même si les femmes koweïtiennes subissent de la discrimination dans des sphères comme le droit de la famille, le divorce et la citoyenneté, « aucun cas de discrimination au sein de l’État ou du secteur privé n’a été signalé en ce qui concerne l’accès au crédit, la possession ou la gestion d’une entreprise ou l’accès au logement ».

D’autres recherches indépendantes indiquent que les autorités koweïtiennes ont apporté des modifications législatives pour renforcer le droit au logement des femmes dans le pays, en particulier des femmes divorcées.

[…]

Les recherches indépendantes mentionnées plus haut, tirées de sources publiques, indiquent que le gouvernement koweïtien prend des mesures qui, sans régler parfaitement la situation, visent à lutter contre la discrimination fondée sur le sexe, notamment en adoptant des mesures législatives adaptées aux besoins des femmes divorcées.

[30] Compte tenu de ce qui précède, les sources mentionnées appuient la conclusion selon laquelle la demanderesse ne subirait pas de discrimination dans sa recherche de logement et aurait accès à des prêts au logement. Cependant, un examen global et approfondi de la preuve démontre que l’agent a écarté à tort certains renseignements contenus dans les mêmes éléments de preuve, ce qui mine la fiabilité de ceux-ci et met en évidence les divers obstacles qui existent pour les femmes koweïtiennes dans la situation de la demanderesse. Si, dans l’extrait portant sur l’absence de signalements de discrimination dans le secteur privé, l’agent avait inclus la partie indiquant expressément qu’aucun système officiel ne permet de faire le suivi de tels signalements – compromettant ainsi la fiabilité de son affirmation –, la preuve n’aurait pas été aussi claire ou sans équivoque que ce que sa décision donne à penser. S’il avait regardé au-delà de la simple déclaration sur l’absence de signalements et avait pris connaissance d’autres renseignements du même rapport de 2020 sur les droits de la personne au Koweït publié par le Département d’État des États‑Unis, il aurait trouvé des indications qui contredisent directement la conclusion selon laquelle la demanderesse ne rencontrerait pas de difficultés au Koweït en tant que femme, femme divorcée et survivante de violence familiale. Comme le fait remarquer la demanderesse dans ses observations écrites, ces renseignements comprennent ce qui suit :

• Les autorités du Koweït n’appliquent pas efficacement les lois condamnant le viol;

• Le viol conjugal n’est pas un crime puni par la loi;

• La violence contre les femmes demeure un problème;

• Des rapports indiquent que certains postes de police ne prendraient pas au sérieux les plaintes d’agressions sexuelles déposées par les citoyennes et les étrangères, ce qui, d’après les fournisseurs de services, nourrit une culture de sous-déclaration de la part des survivantes;

• Dans les cas de violence familiale, y compris pour tout type d’agression physique, la survivante doit produire le rapport d’un hôpital public documentant ses blessures, en plus d’avoir au moins deux témoins masculins (ou un témoin masculin et deux témoins féminins) pouvant attester l’agression;

• Des intervenants du milieu signalent que les femmes qui s’adressent à la police obtiennent rarement de l’aide, car les agents ne sont pas suffisamment formés pour traiter les cas de violence familiale;

• Aucune loi particulière n’encadre le harcèlement sexuel; la loi criminalise « l’atteinte à l’honneur », qui englobe tout ce qui réside entre le contact physique avec une femme contre son gré et le viol, mais la police n’applique pas la loi de manière uniforme;

• La loi n’accorde pas aux femmes le même statut juridique, les mêmes droits et les mêmes pouvoirs en matière d’héritage qu’aux hommes;

• Les femmes ne jouissent pas des mêmes droits que les hommes en matière de citoyenneté.

[31] Le fait que l’agent n’ait pas réussi à s’attaquer aux questions clés exposées dans le rapport, qui est en fait le même élément de preuve extrinsèque sur lequel il a choisi de s’appuyer pour étayer sa conclusion, donne lieu à une erreur susceptible de contrôle (Vavilov, au para 128). Il est vrai que l’agent n’était pas tenu de mentionner chaque élément d’information contenu dans la preuve (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 17). Cela dit, l’examen d’ensemble du rapport révèle que la conclusion de l’agent repose sur une seule phrase, qui n’est pas fiable en soi, et fait abstraction d’une foule de renseignements qui contredisent directement cette phrase. Comme l’a indiqué la Cour au paragraphe 17 de la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, et comme elle l’a sans cesse confirmé et appliqué lors du contrôle des décisions relatives aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire (voir Clarke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 680 aux para 27‑28; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 26 aux para 27‑29) :

[…] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[32] Le défendeur semble suggérer que le défaut de l’agent de s’attaquer à la preuve contradictoire ne remet pas en cause le caractère raisonnable de l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, puisqu’il ne peut être reproché à l’agent d’avoir effectué un examen déraisonnable des conditions défavorables dans le pays alors que la demanderesse elle-même n’a pas invoqué ces conditions à l’appui de sa demande. Ce raisonnement est illogique. C’est l’agent qui a fait une recherche indépendante d’éléments de preuve extrinsèques et, ce faisant, en a retenu de très courts extraits pour étayer sa conclusion selon laquelle la demanderesse ne rencontrerait pas suffisamment de difficultés au Koweït pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, une conclusion sur laquelle s’appuie le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Si l’agent présente de son propre chef des éléments de preuve extrinsèques concernant la situation au Koweït, et qu’il les examine ensuite de manière sélective, il commet une erreur susceptible de contrôle (Vavilov, aux para 126‑127). Il est injustifié de suggérer que la décision de l’agent ne peut pas être jugée déraisonnable simplement parce que la demanderesse n’avait pas présenté à l’appui de sa demande tous les éléments de preuve extrinsèques possibles au sujet des conditions défavorables au Koweït.

B. Évaluation des considérations d’ordre humanitaire

[33] La demanderesse avance que l’agent a commis les mêmes erreurs que celles relevées par la Cour dans la décision de rejet de sa précédente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, erreurs que la Cour avait jugées suffisantes pour autoriser le contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire pour nouvel examen. Elle affirme qu’un décideur qui tranche une affaire en première instance « ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires » et que c’est précisément ce qui se produit en l’espèce, puisque l’agent a commis les mêmes erreurs que dans la décision précédente (Vavilov, au para 142). Les erreurs en question sont notamment le fait d’avoir écarté certaines considérations d’ordre humanitaire dans l’analyse des difficultés et de ne pas avoir adéquatement soupesé toutes les considérations, de n’avoir accordé aucun poids aux inquiétudes de la demanderesse selon lesquelles M. Mohammed continuerait de la contacter au Koweït, et d’avoir déraisonnablement retenu le dossier d’immigration de la demanderesse contre elle.

[34] J’estime que la première erreur alléguée est celle qui ressort le plus clairement de la décision de l’agent, et c’est donc celle que j’examinerai. La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte des considérations d’ordre humanitaires ci-dessous, ou qu’il les a écartées, alors qu’elles se trouvaient au cœur de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

a) Elle a vécu avec ses enfants, qui sont canadiens, durant la grande majorité de leur vie et les a élevés seule au Canada après avoir fui son ex-époux violent;

b) Elle vit au Canada avec ses enfants depuis 19 ans;

c) Elle et ses enfants forment une famille très unie et ils s’apportent un soutien affectif mutuel au quotidien;

d) Elle n’a aucun moyen de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger;

e) Elle subira un préjudice psychologique si elle doit retourner au Koweït;

f) Ses enfants souffriront de stress psychologique si elle doit retourner au Koweït;

g) Ses enfants souhaitent s’occuper d’elle tandis qu’elle vieillit, et personne au Koweït ne serait en mesure de le faire.

[35] La demanderesse avance que l’agent a commis une autre erreur en examinant les facteurs favorables – qu’il a désignés comme étant le soin avec lequel elle avait élevé ses enfants et le lien affectif qu’elle entretenait avec eux – sous l’angle des difficultés, plaçant déraisonnablement celles-ci devant toutes les autres considérations d’ordre humanitaire prises en compte dans l’évaluation de la demande. La demanderesse s’appuie sur la décision Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy), de la Cour suprême, dans laquelle il est précisé que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire vise à « offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au para 21).

[36] De son côté, le défendeur affirme que la demanderesse conteste le poids qui a été accordé à certains facteurs dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire et que, essentiellement, elle exhorte donc la Cour à apprécier à nouveau la preuve dont disposait l’agent, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Il soutient que le désaccord de la demanderesse quant au poids accordé à certains facteurs ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. Il réfute en outre l’observation de la demanderesse voulant que les facteurs favorables à sa demande aient été déraisonnablement examinés du point de vue des difficultés et que, ce faisant, les difficultés l’aient emporté sur les autres facteurs. Il fait remarquer que le fait, pour l’agent, de considérer les difficultés comme un facteur clé dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire est conforme aux principes de l’arrêt Kanthasamy et à la jurisprudence de la Cour, et que, nulle part dans sa décision, l’agent n’a indûment appliqué le critère resserré des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou disproportionnées » de manière à plomber les autres considérations d’ordre humanitaire.

[37] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. Premièrement, même si l’agent n’a pas expressément qualifié les difficultés d’« inhabituelles et injustifiées ou disproportionnée », sur le fond, la décision comporte la même erreur contre laquelle la Cour suprême a fait une mise en garde dans l’arrêt Kanthasamy. Tout comme dans l’affaire Kanthasamy, l’agent n’a pas tenu compte des considérations d’ordre humanitaire dans leur ensemble, a examiné la situation de la demanderesse « de manière trop restrictive » et a évalué chacun des facteurs sous l’angle des difficultés exceptionnelles pour déterminer si l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifié (au para 45). Dans les deux cas, nous sommes devant un examen indûment restrictif qui limite à tort le pouvoir discrétionnaire d’accorder la dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR (Kanthasamy, au para 45). L’essence du caractère déraisonnable ne réside pas uniquement dans les termes utilisés pour décrire le facteur des difficultés, mais, plus largement, dans la conséquence associée au fait d’insister indûment sur les difficultés et de les placer à l’avant-plan, de sorte qu’elles deviennent le seul prisme à travers lequel la demande est évaluée, plutôt que tout le reste.

[38] La demanderesse fait remarquer à juste titre que, parmi les diverses considérations d’ordre humanitaire soulevées dans sa demande, seulement deux se sont vu accorder un poids favorable par l’agent : le lien et le soutien affectifs qu’elle partage toujours avec ses enfants ainsi que le soin qu’elle a mis pour élever ces derniers au Canada. J’estime que l’agent ne s’est pas attaqué de manière significative à la situation globale de la demanderesse ou qu’il n’a pas tenu compte des circonstances qui lui sont propres, à savoir la violence physique et psychologique qu’elle et ses enfants ont subie pendant des années aux mains de M. Mohammed; le fait qu’elle a accordé la priorité à la sécurité de ses enfants en fuyant M. Mohammed et en s’installant dans un nouveau pays; le fait qu’elle a élevé ses enfants seule dans un pays étranger, les aidant dans leurs projets et leur offrant un soutien affectif pendant près de 20 ans; le fait qu’elle et ses enfants forment une famille très unie et que leur lien affectif découle en partie des expériences traumatisantes qu’ils partagent; le fait que son dossier d’immigration et son absence de statut doivent être examinés au regard de sa situation difficile; le fait que M. Mohammed a récemment tenté de communiquer avec elle et l’un de ses enfants; le fait qu’elle est une survivante de violence familiale et que le Koweït ne représente guère plus que des souvenirs traumatisants pour elle; et le fait que ses enfants, qui sont maintenant adultes, souhaitent prendre soin de leur mère et lui fournir les mêmes soins physiques et affectifs qu’elle leur a prodigués tout au long de leur vie.

[39] Dans sa décision, l’agent n’a pas soupesé tous les faits et facteurs pertinents qui étaient au cœur de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au para 25). Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il est question d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur. Au contraire, l’exercice de pondération auquel s’est adonné l’agent ne concorde pas avec l’ensemble des circonstances propres à la demanderesse; la décision est donc déraisonnable au regard des faits et des contraintes juridiques qui ont une incidence sur elle (Vavilov, au para 99).

[40] Le défendeur invoque la décision Pryce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 377 (Pryce) de la Cour fédérale à l’appui de son argument selon lequel les difficultés passées ne sont pas un facteur obligatoire dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire, et que la question est plutôt de savoir « combien de souffrances supplémentaires » la demanderesse devra endurer à son retour dans son pays de nationalité (au para 65). Cependant, l’analyse complète qu’a menée la Cour dans la décision Pryce démontre exactement en quoi l’agent, dans la décision qu’il a rendue relativement au dossier de la demanderesse, a déraisonnablement fait abstraction du traitement inadmissible que cette dernière avait subi dans le passé aux mains de son ex-époux :

[65] Les difficultés passées ne figurent pas comme facteur dans les Lignes directrices qui mettent l’accent sur les souffrances démesurées subies ou vécues indirectement par les enfants du fait de leur renvoi ou de celui de leurs parents, respectivement. Les facteurs contenus dans les Lignes directrices concernent plutôt les besoins spéciaux, l’établissement, la discrimination, la sécurité ou les conditions effroyables auxquelles retournent les demandeurs d’asile. Il n’est pas question de cela en l’espèce. La question est plutôt de savoir combien de souffrances supplémentaires ces enfants et la demanderesse devront endurer après avoir été abandonnés de manière choquante dans un pays étranger où leur famille s’est brisée, alors qu’ils n’ont fortuitement repris pied qu’au Canada après avoir mis cette vile expérience derrière eux? La norme équitable décrite dans la décision Chirwa trouve à s’appliquer.

[66] Je conclus que l’agente était à tout le moins tenue de considérer l’impact des souffrances inadmissibles qu’ont subies les enfants et la demanderesse, lesquelles ne se reproduiront probablement pas lors du renvoi, comme un facteur important susceptible d’établir que des souffrances démesurées découleront de leur renvoi en Jamaïque. De même, l’agente doit évaluer les mauvais traitements qu’ils ont subis pour déterminer s’ils justifient d’accorder une mesure spéciale sur la base des principes élaborés dans la décision Chirwa. Cela viendrait s’ajouter aux autres considérations pondérées par l’agente, mais qui n’ont pas permis d’établir des difficultés au sens des « Lignes directrices ».

[Non souligné dans l’original]

[41] Même à la lecture de l’ensemble de la décision de l’agent, il est difficile de comprendre en quoi le défaut d’avoir valablement examiné et soupesé les mauvais traitements que la demanderesse et ses enfants ont subis dans le passé, lesquels sont au cœur de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse, satisfait à la norme d’équité sous-tendant l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire qui est décrite dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1 (QL), et adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. L’agent était tenu d’examiner l’intégralité des considérations d’ordre humanitaire, y compris les grandes difficultés auxquelles la demanderesse et ses enfants ont été confrontés dans le passé, et la façon dont ces difficultés sont indissociables de celles que la demanderesse éprouverait à son retour au Koweït, en particulier la séparation d’avec ses enfants et le retour dans un endroit qui n’a rien à lui offrir d’autre que de douloureux souvenirs de la violence passée. Le fait de ne pas s’attaquer à ces questions clés est déraisonnable et compromet les objectifs d’équité qui sous-tendent la dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Vavilov, au para 128; Pryce, au para 50).

C. Conclusions reposant sur des mythes et stéréotypes

[42] La demanderesse soutient que la décision de l’agent est incompatible avec les lignes directrices opérationnelles d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada sur les obstacles rencontrés par les victimes de violence (les lignes directrices). Elle fait remarquer que ces lignes directrices mentionnent explicitement les obstacles empêchant les victimes de fuir une relation de violence, les obstacles propres aux immigrants récents et les raisons pour lesquelles les victimes peuvent ne pas signaler la violence, des raisons qui « sont liées à leurs circonstances personnelles, leurs sentiments, leurs croyances et leur degré de connaissance ». Elle affirme que, même s’il a déclaré qu’il ne doutait pas qu’elle ait été victime de violence, l’agent n’en a pas moins considérablement amoindri son expérience, lui reprochant en grande partie l’absence de preuve extrinsèque à l’appui de ses allégations. Elle estime que, ce faisant, l’agent a déraisonnablement fait abstraction des obstacles particuliers auxquels se heurtent les survivantes de violence familiale et des explications qu’elle et sa fille ont fournies dans leurs témoignages sous serment, dans lesquels elles ont décrit les mauvais traitements qu’elles avaient subis ainsi que les raisons pour lesquelles elles n’avaient rien signalé et n’avaient pas fourni de rapports de police ni de documents médicaux.

[43] Le défendeur plaide que l’agent ne souhaitait pas obtenir d’éléments de preuve pour étayer la violence subie par la demanderesse, mais plutôt pour étayer l’affirmation de cette dernière selon laquelle les difficultés qu’elle avait rencontrées dans le passé équivalaient à un « traitement choquant et inadmissible » qui justifierait l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, conformément à la décision Pryce. Il affirme que l’agent a raisonnablement conclu que la preuve de la demanderesse concernant l’étendue et la nature des mauvais traitements qu’elle avait subis était vague et peu détaillée, et qu’il avait cherché à bon droit des preuves extrinsèques – comme des rapports médicaux ou des rapports de police – qui auraient donné plus de détails.

[44] Je suis d’avis que l’analyse de l’agent au sujet de la violence familiale subie par la demanderesse est embarrassante. D’une part, l’agent affirme qu’il [traduction] « ne remet pas en question l’affirmation de la demanderesse selon laquelle son ex-conjoint les avait maltraités, elle et les enfants », notant que [traduction] « la violence est un sujet subjectif délicat » et que la preuve à l’appui de ce genre d’allégation [traduction] « peut ne pas être parfaite ». D’autre part, à maintes reprises dans son analyse de l’expérience de la demanderesse, il met en doute la véracité des allégations de cette dernière au motif qu’elles manquent de détails quant à la nature et à l’étendue des mauvais traitements subis. Premièrement, l’analyse ne tient pas compte des nombreux obstacles sociaux et culturels auxquels font face les survivantes de violence familiale lorsqu’elles témoignent ouvertement de leur expérience, comme l’indiquent explicitement les lignes directrices, y compris leur hésitation à revivre en détail les expériences traumatisantes. En fait, la décision tire des inférences négatives des difficultés et des vulnérabilités mêmes qui découlent du genre de traumatisme que la demanderesse et ses enfants ont vécu pendant de nombreuses années.

[45] Deuxièmement, l’analyse ne tient pas non plus compte de l’explication de la demanderesse elle-même ni de celle de sa fille au sujet de la violence subie ainsi que des raisons pour lesquelles elles n’ont rien signalé et n’ont pas fourni de preuve extrinsèque à l’appui. Dans sa déclaration sous serment, la fille de la demanderesse a écrit que M. Mohammed les avait physiquement maltraitées, elle et ses sœurs, qu’il [traduction] « s’en était physiquement pris à [elles] d’une manière qui [les avait] rendues extrêmement mal à l’aise et craintives » et qu’il avait [traduction] « exigé qu’[elles] gardent le silence au sujet de [leurs] affaires de famille ». Dans sa déclaration sous serment, la demanderesse a expliqué le cycle de violence dans lequel elle et ses enfants étaient coincés, décrivant M. Mohammed comme un homme [traduction] « autoritaire et violent, tant sur le plan affectif que physique » et précisant qu’il lui était difficile de discuter des détails parce que [traduction] « cela évoque des souvenirs traumatisants et douloureux ». L’agent ne s’est pas attaqué de manière significative aux explications du manque de preuves extrinsèques ni aux descriptions de la nature du cycle extensif de la violence, ou alors il en a fait abstraction (Vavilov, au para 128).

[46] Ce n’est pas parce qu’il a déclaré avoir [traduction] « examiné la situation d’un œil compatissant » que c’est effectivement le cas. Au contraire, dans sa décision, l’agent semble reprocher à la demanderesse de ne pas avoir donné de détails sur la violence subie ni fourni de documents pour étayer les faits allégués, sans égard à l’intégralité de la preuve et sans tenir adéquatement compte des obstacles que rencontrent les survivantes de violence lorsque vient le temps de raconter leur expérience en détail. Conjuguée aux autres erreurs susceptibles de contrôle qui ont été relevées dans la décision de l’agent, cette omission suffit à rendre la décision déraisonnable.

V. Conclusion

[47] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Pour rendre sa décision, l’agent s’est appuyé de manière sélective sur des éléments de preuve extrinsèques pour étayer ses conclusions, n’a pas tenu compte de l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire en jeu et a tiré des inférences inappropriées et préjudiciables au sujet des survivantes de violence. Ces erreurs suffisent à rendre la décision déraisonnable. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4420‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4420‑22

 

INTITULÉ :

AIDAH M F A ALGHANEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Lori Hill

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Shauna Hall‑Coates

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

North Star Immigration Law

Avocats

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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