ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] Les défendeurs, auparavant désignés Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada, le Conseil du Trésor du Canada, l’Agence des services frontaliers du Canada, le Service correctionnel du Canada, la Gendarmerie royale du Canada et le ministère de l’Emploi et du Développement social (ci-après désignés collectivement Canada), déposent la requête en radiation de la présente action au motif qu’elle est proscrite par l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 (la LRTSPF). La requête concerne également la modification de l’intitulé de la cause aux fins de la désignation de Sa Majesté le Roi à titre d’unique défendeur.
[2] Les demandeurs ne s’opposent pas à la portion du recours qui concerne la modification de l’intitulé de la cause, mais ils contestent la réparation principale sollicitée par voie de requête.
I. Contexte procédural
[3] Comme il est indiqué dans la déclaration, les demandeurs sont tous des fonctionnaires fédéraux qui sont concernés par la politique du Conseil du Trésor établie le 6 octobre 2021 en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11, qui exige que tous les fonctionnaires fédéraux soient vaccinés contre la COVID-19. Dans la déclaration, les demandeurs sollicitent les réparations de fond suivantes :
[traduction]
a)une déclaration selon laquelle la
« Politique sur la vaccination contre la COVID-19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada »
(la Politique) […] est inopérante et inconstitutionnelle;b)[…]
c)une injonction permanente mettant fin à la mise en œuvre de la Politique;
d)à titre subsidiaire de la déclaration décrite au point [a)], une déclaration selon laquelle les conséquences prévues aux paragraphes 7.1 et suiv., 7.2 et suiv., ainsi que 7.3 et suiv. de la Politique sont inopérantes et inconstitutionnelles;
e)des dommages-intérêts de 60 000 $ par demandeur pour atteinte aux droits des demandeurs garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés […] (la Charte);
f)des dommages-intérêts punitifs et exemplaires de 10 000 $ par demandeur.
[4] Les paragraphes 7.1, 7.2 et 7.3 de la Politique dont il est fait mention au point d) ci‑dessus sont les dispositions en vertu desquelles les fonctionnaires qui refusent d’être vaccinés ou de divulguer leur statut vaccinal sont placés en congé administratif sans solde.
[5] En novembre 2021, les demandeurs ont sollicité une injonction interlocutoire en vue de la suspension de l’application de la Politique. Cette requête a été rejetée (Wojdan c Sa Majesté la Reine, 2021 CF 1244). Dans ses motifs, la Cour a formulé l’observation suivante : « Certes, la Cour fédérale a compétence exclusive pour décerner une injonction ou rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral (Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985) c F-7, art 18(1)), mais cette réparation ne peut être obtenue que par présentation d’une demande de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérale, art 18(3)). »
Après avoir reconnu qu’un jugement déclaratoire et une injonction ne pouvaient être obtenus que par présentation d’une demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont sollicité et obtenu une prorogation de délai afin de présenter une telle demande. Cette demande a été déposée et constitue le dossier no T‑1765‑21 de la Cour. Il ne reste à trancher en l’espèce que les questions touchant aux dommages-intérêts exemplaires et punitifs et aux dommages-intérêts fondés sur la Charte.
[6] Je souligne que le Canada a également déposé une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire connexe dans le dossier no T-1765-21. Cette requête a été entendue en même temps que la présente requête et fait l’objet d’une ordonnance distincte. Le principal argument soulevé dans cette requête était celui du caractère théorique compte tenu de la suspension de la Politique en juin 2022. À titre subsidiaire, le Canada a fait valoir que la demande était prématurée et qu’elle devait être radiée au motif que les demandeurs n’avaient pas épuisé le recours que constitue la procédure de règlement des griefs prévue à l’article 208 de la LRTSPF. Dans une ordonnance rendue à la même date que la présente ordonnance (et publiée sous l’intitulé Adam Wojdan et al c Procureur général du Canada, 2023 CF 181), j’ai rejeté la demande de contrôle judiciaire dans le dossier no T-1765-21. J’ai conclu que cette demande est théorique et que, de toute manière, elle est prématurée puisque les demandeurs disposent d’une autre voie de recours.
II. Requête du Canada
[7] Le Canada n’allègue pas que le caractère théorique de la demande de contrôle judiciaire a une incidence sur la validité du recours des demandeurs en vue de l’obtention de dommages‑intérêts fondés sur la Charte et d’autres dommages‑intérêts. Il soutient plutôt que l’autre voie de recours dont disposaient les demandeurs et qui a été examinée dans le dossier no T-1765-21 exclut également toute action relative à la Politique, ainsi que le prévoit expressément l’article 236 de la LRTSPF. Cet article est ainsi rédigé :
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[8] Comme l’a déclaré le Canada, les tribunaux ont reconnu que l’article 236 de la LRTSPF constitue une [traduction] « exclusion explicite »
de leur compétence, laquelle s’applique peu importe que le fonctionnaire se soit ou non prévalu de son droit de présenter un grief dans une affaire donnée, ou que le grief puisse ou non être renvoyé à l’arbitrage (Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71). Dans l’arrêt Bouchard c Procureur général du Canada, 2019 QCCA 2067 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée le 23 avril 2020, dossier de la CSC no 39027), la Cour d’appel du Québec a déclaré que, une fois qu’il est établi qu’une question peut faire l’objet d’un grief, la procédure de règlement des griefs ne peut pas être contournée, même pour des raisons d’efficacité, puisque l’article 236 de la LRTSFP s’oppose à la compétence résiduelle de la Cour. Si les demandeurs soutiennent qu’il a été porté atteinte à leurs droits garantis par la Charte, la Cour suprême du Canada a confirmé que, s’agissant d’une procédure de règlement des griefs, les décideurs peuvent interpréter la Charte et accorder des dommages‑intérêts (Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929). Finalement, comme la Cour d’appel du Québec l’a mentionné au paragraphe 38 de l’arrêt Barber c JT, 2016 QCCA 1194 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée le 26 janvier 2017, dossier de la CSC no 37193), une indemnité pécuniaire, y compris des dommages-intérêts punitifs, peut être obtenue à l’issue d’une procédure de règlement des griefs.
III. Analyse
[9] Le fardeau qui incombe au Canada dans la présente requête en radiation est lourd. Le Canada doit faire la preuve que l’action est si vaine qu’elle n’a aucune chance de succès.
[10] Les demandeurs n’ont pas véritablement contesté les principes généraux que j’énonce plus haut au sujet de l’exclusion du recours aux tribunaux, même lorsqu’il s’agit de réclamer des dommages-intérêts exemplaires et punitifs ou des dommages-intérêts fondés sur la Charte, dans le cas où l’article 236 de la LRTSFP s’applique. Ils ont plutôt fait valoir que l’application de l’article 236 aux questions soulevées dans la déclaration n’est pas évidente et manifeste au point où le rejet de l’instance à la suite d’une requête préliminaire serait justifié.
[11] À mon avis, le Canada s’est acquitté de son fardeau en établissant deux éléments : 1) les demandeurs sont bien des fonctionnaires qui peuvent se prévaloir de la procédure de règlement des griefs individuels prévue à l’article 208 de la LRTSFP; 2) les questions soulevées en l’espèce peuvent effectivement être résolues au moyen de cette procédure.
[12] À l’appui de sa requête, le Canada a présenté une preuve par affidavit en vue d’établir le premier élément et de démontrer que de nombreux demandeurs ont effectivement déposé des griefs relativement à l’application de la Politique.
[13] Les demandeurs font valoir que, selon le paragraphe 221(2) des Règles des Cours fédérales (les Règles), aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête en radiation. Cet argument est valable pour la plupart des requêtes présentées au titre de l’alinéa 221(1)a) des Règles. Toutefois, l’affirmation du Canada selon laquelle le recours est proscrit en raison d’une interdiction légale s’apparente à une requête contestant la compétence de la Cour. Une exception jurisprudentielle à l’application du paragraphe 221(2) des Règles est reconnue lorsqu’il s’agit de faits attributifs de compétence (Marshall c Canada, 2006 CF 51; Aquavita International S.A. c M/V Pantelis (Navire), 2015 CF 180). La requête du Canada relève également de l’application de l’alinéa 221(1)f) des Règles en ce qui concerne les actions qui constituent autrement un abus de procédure, pour lesquelles des éléments de preuve peuvent être admissibles. Je conclus donc que la preuve que le Canada a présentée dans la présente requête est admissible.
[14] Quoi qu’il en soit, les allégations figurant dans la déclaration comprennent, en soi, des admissions à partir desquelles la Cour peut conclure que les demandeurs peuvent recourir à la procédure de règlement des griefs prévue à l’article 208 de la LRTSFP. Selon la déclaration, tous les demandeurs sont des fonctionnaires du Canada et font partie de l’administration publique centrale au sens de la Loi sur la gestion des finances publiques. Cette définition chevauche la définition du terme « fonctionnaire »
prévue à l’article 206 de la LRTSFP et désignant les personnes qui peuvent présenter un grief. Cette dernière définition exclut seulement les officiers et certains gestionnaires de la GRC, les employés occasionnels ainsi que les étudiants. La déclaration ne contient aucune allégation selon laquelle ces exceptions s’appliquent à l’un quelconque des demandeurs. Ainsi, la preuve présentée par le Canada en lien avec la requête confirme simplement que les vérifications qu’il a pu effectuer ne donnent aucun motif de croire que ces exceptions s’appliquent à l’un quelconque des demandeurs. Les demandeurs n’ont soulevé aucun argument convaincant pour justifier, au vu des faits énoncés dans leur déclaration ou d’autres faits dont ils ont connaissance, qu’un tribunal pourrait tirer une autre conclusion que celle selon laquelle tous les demandeurs peuvent recourir à la procédure de règlement des griefs individuels prévue à l’article 208 de la LRTSFP.
[15] En ce qui concerne la preuve selon laquelle certains demandeurs ont déposé des griefs, elle ne fait que confirmer qu’il leur est possible de recourir à cette procédure. Il importe peu que des demandeurs aient effectivement déposé des griefs. Juridiquement, le droit de déposer un grief constitue un élément qui, à lui seul, suffit pour trancher la présente requête.
[16] Les demandeurs soutiennent aussi que la Cour doit considérer comme véridiques les allégations figurant aux paragraphes 28 et 29 de la déclaration selon lesquelles [traduction] « aucune procédure de règlement des griefs ou d’arbitrage prévue dans […] une disposition législative pertinente ne s’applique à la présente affaire »
et, [traduction] « [p]ar conséquent, aucun arbitre ni aucun tribunal administratif n’a compétence exclusive sur les questions soulevées dans la présente déclaration »
. Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, ces paragraphes ne sont pas des allégations de fait, mais bien des conclusions de droit. La Cour n’est pas tenue d’en accepter la véracité (Lawrence c La Reine, [1978] 2 CF 782). L’application de la procédure de règlement des griefs prévue dans la LRTSFP aux questions soulevées dans la déclaration est fonction du statut de fonctionnaires des demandeurs au sens de l’article 206 de la LRTSFP ainsi que de la nature du litige telle qu’elle est formulée dans la déclaration. Il s’agit d’une question de droit, et non d’un fait.
[17] Il est évident et manifeste, au vu de la déclaration, que la plainte des demandeurs porte sur la validité de la Politique telle qu’elle s’applique à leur situation, en leur qualité de fonctionnaires du Canada, en lien avec leur emploi et eu égard à l’effet de la Politique sur leurs revenus d’emploi et avantages sociaux. Les questions soulevées dans la déclaration reposent fermement sur le statut de fonctionnaires des demandeurs, sur le statut d’employeur du gouvernement ainsi que sur les répercussions de la Politique sur les conditions d’emploi des demandeurs. Ce litige relève manifestement de la portée du paragraphe 208(1) de la LRTSFP pour ce qui est de l’interprétation ou de l’application, à l’égard des fonctionnaires, de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi.
[18] Les demandeurs font valoir que la Politique, par la portée de ses répercussions, ses objectifs étendus ainsi que son caractère s’apparentant à une [traduction] « mesure législative à peine voilée »
, soulève des questions raisonnables quant à la catégorisation de son application et de sa validité en tant que simples questions de relations de travail. Cet argument est sans fondement. La Politique, telle qu’elle est décrite dans la déclaration, ne vise que les fonctionnaires du Canada, et son principal effet sur les demandeurs est l’imposition, à leur endroit, de conséquences relatives à l’emploi, notamment celle d’être placé en congé administratif sans solde avec les conséquences qui en découlent. Le fait que la Politique s’inscrive dans un ensemble plus large de mesures mises en œuvre par le gouvernement en réponse à la pandémie de COVID‑19 dans de nombreux secteurs d’activité ne change en rien le fait que la Politique elle‑même est une question purement liée à l’emploi. La complexité apparente des arguments constitutionnels invoqués ne fait pas de la validité de la Politique une question qui n’est pas liée à l’emploi.
[19] Finalement, les demandeurs soulèvent le même argument qu’ils ont mis de l’avant dans la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire dans le dossier no T‑1765-21. Ils soutiennent que, conformément à l’article 238.24 ainsi qu’aux paragraphes 208(6), 215(7), 215(8), 220(4) et 220(5), il est interdit de présenter un grief individuel, de principe ou collectif portant sur une mesure prise en vertu d’une instruction, d’une directive ou d’un règlement établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, « dans l’intérêt de la sécurité du pays »
. Ils font valoir que, en raison de cette interdiction, il n’est pas évident et manifeste qu’il existe effectivement un autre recours possible. Comme il est mentionné dans l’ordonnance radiant la demande dans le dossier no T-1765-21, la décision Murphy c Canada (Procureur général), 2023 CF 57 rendue par la Cour est déterminante en ce qui concerne cet argument. La Cour s’exprime ainsi au paragraphe 77 :
77 Pour conclure la première question, rappelons que la possibilité que les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) rendent inadmissible un grief donné ne signifie pas que la procédure de règlement des griefs est inadéquate ou inefficace au point où il serait justifié d’autoriser un demandeur à solliciter un contrôle judiciaire avant d’avoir suivi la procédure de règlement des griefs légale jusqu’au bout.
[20] Par conséquent, je conclus qu’il est évident et manifeste que les demandeurs ont le droit de solliciter une réparation par voie de grief relativement à l’ensemble des questions soulevées dans leur déclaration. Comme le prévoit l’article 236 de la LRTSFP, ce droit remplace les droits d’action en justice que les demandeurs auraient autrement eus, et constitue une exclusion explicite de la compétence de la Cour.
[21] À la suite de l’audience, les parties ont convenu, à la demande de la Cour, que des dépens de 2 250 $ relatifs à la présente requête devraient être adjugés à la partie qui obtiendra gain de cause.
LA COUR ORDONNE :
La présente action est radiée.
L’intitulé de la cause est modifié afin que l’unique défendeur désigné soit Sa Majesté le Roi.
Des dépens de 2 500 $ sont adjugés au défendeur.
« Mireille Tabib »
Traduction certifiée conforme
Karyne St-Onge, jurilinguiste
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier : |
T-1704-21 |
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INTITULÉ :
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ADAM WOJDAN ET AL c SA MAJESTÉ LE ROI |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 31 OCTOBRE 2022 |
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :
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LA JUGE ADJOINTE TABIB |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 7 FÉVRIER 2023 |
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COMPARUTIONS :
Michael N. Bergman Patrycja Nowakowska Neila Benferhat Dan Romano |
POUR LES DEMANDEURS |
Gregory Tzemanakis Sara Gauthier |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bergman & Assoc.
Montréal (Québec) |
POUR LES DEMANDEURS |
Ministère de la Justice du Canada
Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |