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Date : 20230907


Dossier : IMM-7613-22

Référence : 2023 CF 1209

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2023

En présence de madame la juge Tsimberis

ENTRE :

MAJEDEH MORADBEIGI ET

SEYEDMOHAMMAD AHMADI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté la demande de permis d’études de Majedeh Moradbeigi [la demanderesse principale] et, par extension, la demande de permis de travail ouvert du demandeur à charge, Seyedmohammad Ahmadi [l’époux et, collectivement, les demandeurs], car l’agent n’était pas convaincu que la demanderesse principale quitterait le Canada à la fin de son séjour, comme l’exige l’alinéa 216(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte factuel

[3] La demanderesse principale et son époux sont des citoyens de l’Iran. Le 27 avril 2022, la demanderesse principale a présenté une demande de permis d’études afin d’obtenir un diplôme d’études supérieures en administration des affaires [le programme] à l’Université Thompson Rivers à Kamloops, en Colombie-Britannique. Elle devait entamer ses études en septembre 2022. Son époux a demandé un permis de travail ouvert au Canada à cette même date.

[4] Dans le plan d’études qui accompagne sa demande, la demanderesse principale précise qu’elle est titulaire de diplômes de premier et deuxième cycles en chimie et qu’elle travaille comme superviseure de laboratoire auprès de Noor Pathobiology Laboratory [l’employeur] depuis 2016. Pour ce qui est de son plan d’études et de ses perspectives de carrière, la demanderesse principale dit qu’elle a choisi le programme parce qu’il convient aux personnes qui n’ont pas de diplôme en administration des affaires et qui souhaitent se spécialiser dans ce domaine. Elle ajoute que le programme englobe des notions de base en administration des affaires, dont l’exploitation, la finance, la commercialisation, les ressources humaines et la gestion. Lorsqu’elle sera de retour en Iran, elle a l’intention de démarrer une entreprise dans sa ville d’origine et de recruter des gens de la région. De même, elle précise que Noora Parto Yooshij Heliya Company lui a fait une offre d’emploi intéressante pour le poste de directrice du département de recherche et développement. À ce titre, elle serait chargée d’évaluer le cycle de vie de produits, d’élaborer des stratégies de commercialisation et de calculer la capacité du marché pour établir le taux de production. La demanderesse principale affirme que, pour occuper ce poste, elle doit acquérir les connaissances et les compétences nécessaires, ce qu’elle pourrait faire dans le cadre du programme. En outre, elle triplerait son revenu mensuel si elle occupait ce poste.

[5] La demanderesse principale énonce aussi ses raisons pour retourner en Iran, notamment l’offre d’emploi auprès de Noora Parto Yooshij Heliya Company; il s’agit d’une occasion qu’elle ne veut pas manquer. Qui plus est, ses biens et ses ressources financières sont en Iran tout comme l’assurance liée à son emploi dont la valeur, selon ses dires, sera fort élevée à sa retraite. Elle précise aussi que sa famille et elle ne peuvent pas vivre séparément pendant de longues périodes. Enfin, elle souhaite démarrer son entreprise avec les connaissances et l’expérience qu’elle acquerra dans le cadre du programme.

[6] Le 21 juin 2022, la demanderesse principale a appris que sa demande de permis d’études avait été rejetée [la décision]. Elle sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Le 21 juin 2022, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a envoyé la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande de permis d’études de la demanderesse principale. Dans sa lettre, l’agent précise qu’il n’est pas convaincu que la demanderesse principale quittera le Canada à la fin de son séjour, comme l’exige l’alinéa 216(1)b) du RIPR, en raison des deux facteurs suivants :

  1. la demanderesse principale n’a pas de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada;

  2. le but de sa visite au Canada ne concorde pas avec un séjour temporaire compte tenu des détails fournis dans la demande.

[8] Les notes pertinentes versées au Système mondial de gestion des cas [le SMGC] sont ainsi libellées :

[traduction]

J’ai examiné la demande. J’ai tenu compte des facteurs suivants pour rendre ma décision. La demanderesse est une ressortissante iranienne âgée de 31 ans. Elle a présenté une demande de permis d’études afin d’obtenir le diplôme d’études supérieures en administration des affaires à l’Université Thompson Rivers. La cliente a obtenu un baccalauréat en chimie pure en 2011 ainsi qu’une maîtrise en biochimie clinique en 2014. La cliente travaille comme experte de laboratoire depuis juillet 2016. Après avoir examiné tous les renseignements, y compris les antécédents professionnels et scolaires de la demanderesse, les raisons pour lesquelles celle-ci voudrait étudier au Canada ne semblent pas raisonnables à ce stade-ci. La demanderesse principale a déjà effectué des études de deuxième cycle en biochimie clinique et elle travaille actuellement comme experte de laboratoire. La demanderesse n’a pas fourni de raisons convaincantes pour expliquer pourquoi elle avait mis fin à ses études antérieures ou à sa carrière en Iran pour entamer un nouveau domaine d’études au Canada. Je constate que la cliente a fait la déclaration suivante dans son plan d’études : « J’ai l’intention de démarrer une entreprise dans ma ville d’origine et de recruter des gens de la région. Je pourrai ainsi créer des possibilités d’emploi pour mes concitoyens et servir les gens de ma ville d’origine. » La demanderesse principale n’a toutefois pas présenté de détails ou d’éclaircissements pour expliquer comment les études envisagées lui permettraient d’atteindre cet objectif. Pour ce qui est de son offre d’emploi, l’attestation de situation professionnelle indique seulement que la cliente serait employée à titre de gestionnaire du CQ à la fin de ses études; rien n’indique que des études internationales en administration des affaires sont nécessaires pour obtenir le poste. Je constate que le mari de la demanderesse l’accompagnera, ce qui affaiblit ses liens avec l’Iran puisque la présence de sa famille immédiate au Canada diminuera la motivation de la demanderesse à retourner en Iran. Après avoir soupesé les facteurs propres à la présente demande, je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée qui lui est applicable. Pour les motifs mentionnés précédemment, je rejette la demande.

IV. Dispositions législatives applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]

Visa et documents

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

[…]

Études et emploi

30 (1) L’étranger ne peut exercer un emploi au Canada ou y étudier que sous le régime de la présente loi.

Autorisation

(1.1) L’agent peut, sur demande, autoriser l’étranger qui satisfait aux conditions réglementaires à exercer un emploi au Canada ou à y étudier.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]

Délivrance du permis d’études

Permis d’études

216 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), l’agent délivre un permis d’études à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

[…]

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable au titre de la section 2 de la partie 9;

[…]

V. Questions en litige

[9] La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Plus particulièrement, les demandeurs attirent l’attention sur huit erreurs que l’agent aurait commises qui soulèvent les questions suivantes :

(1) La décision était-elle déraisonnable à la lumière de la preuve présentée à l’agent?

(2) Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[10] Bien que les demandeurs semblent soulever une question d’équité procédurale, ils n’ont présenté aucune observation à cet égard. Par conséquent, j’estime que la première question présentée ci-dessus est la seule qui a été soumise à la Cour.

VI. Norme de contrôle

[11] La Cour suprême du Canada a établi que, dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond, soit d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, la norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[12] S’il n’y a pas de manquement à l’obligation d’équité procédurale, la Cour applique la présomption énoncée dans l’arrêt Vavilov, c’est-à-dire la norme de la décision raisonnable. La cour qui applique la norme de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov, au para 83.

[13] Il est bien établi en droit que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne modifie pas ses conclusions de fait. La cour de révision doit également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[14] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

[15] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

  1. Analyse

Question en litige : La décision était-elle déraisonnable à la lumière de la preuve présentée à l’agent?

(i) Liens familiaux importants à l’extérieur du Canada

[16] J’estime que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas justifié sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale n’a pas de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada à la lumière du dossier dont il disposait. Il appert manifestement du dossier que la demanderesse principale et son époux ont tous deux des parents ainsi que des frères et sœurs en Iran et aux Pays-Bas. Comme il s’agit de l’un des deux facteurs que l’agent a invoqués pour rejeter la demande de permis d’études, cette erreur est suffisamment capitale pour rendre la décision déraisonnable dans son ensemble (Vavilov, au para 100).

[17] Dans la décision par laquelle il a rejeté la demande, l’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse principale quitterait le Canada à la fin de son séjour parce qu’elle n’avait pas démontré qu’elle partirait vu l’absence de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada.

[18] La Cour est d’accord avec les demandeurs pour dire que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a déclaré que la demanderesse principale n’avait pas de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada étant donné que le dossier dont il disposait indiquait le contraire. En effet, tant la demanderesse principale que son époux ont des liens familiaux en Iran et aux Pays-Bas [voir notamment le DCT, aux pages 48-51].

[19] L’agent a fait la déclaration suivante dans ses notes : [traduction] « Je constate que le mari de la demanderesse l’accompagnera, ce qui affaiblit ses liens avec l’Iran puisque la présence de sa famille immédiate au Canada diminuera la motivation de la demanderesse à retourner en Iran. » Bien que la Cour soit d’accord avec le défendeur pour dire qu’il était peut-être loisible à l’agent et raisonnable de sa part de considérer que les liens de la demanderesse principale avec son époux, qui serait au Canada, l’inciteraient vraisemblablement à rester ici, j’estime que l’agent doit aussi apprécier ce fait en tenant compte des éléments de preuve au dossier qui démontrent que la demanderesse principale a des liens familiaux ailleurs, notamment en Iran. Madame la juge Strickland a fait la déclaration suivante au paragraphe 10 de la décision Vahdati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1083 lorsqu’elle a conclu que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire était déraisonnable :

10 À mon avis, même s’il peut être pertinent de tenir compte du fait que l’époux de la demanderesse compte accompagner celle-ci au Canada (Balepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 268 aux para 15-16), et même s’il est raisonnable d’en conclure que les liens familiaux qu’entretient la demanderesse en Iran seraient affaiblis, le problème en l’espèce est que l’agent des visas a terminé ainsi son analyse. Il n’a pas évalué ces éléments de preuve par rapport à ce qui suit : (1) le fait que tous les autres membres des familles de la demanderesse et de son époux demeureront en Iran; (2) le fait que les demandeurs n’ont pas de famille au Canada; (3) les autres éléments de preuve concernant l’établissement contenus dans le dossier, comme la lettre de l’employeur de la demanderesse. En l’espèce, je conviens avec la demanderesse que l’agent des visas semble s’être contenté de généraliser pour en arriver à sa conclusion quant à l’absence d’établissement.

[20] De même, l’agent en l’espèce ne fait aucune mention de la famille immédiate de la demanderesse principale (ses parents et les membres de la fratrie) en Iran ou aux Pays-Bas, ou de l’absence de liens familiaux au Canada autres que l’époux qui l’accompagne. La seule mention des liens familiaux dans les notes de l’agent est la suivante : [traduction] « Je constate que le mari de la demanderesse l’accompagnera ».

[21] Comme la demanderesse principale a précisé que ses parents et ses trois sœurs resteront en Iran et aux Pays-Bas et que les parents et les deux sœurs de son époux demeureront en Iran, à l’extérieur du Canada, il ressort bel et bien du dossier que la demanderesse principale a d’importants liens familiaux à l’extérieur du Canada, ce qui contredit la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse principale [traduction] « n’a pas de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada ». Ainsi, la décision n’est pas justifiée à la lumière du dossier factuel et est déraisonnable, car elle ne comporte pas d’analyse rationnelle.

[22] Étant donné que l’absence de liens familiaux importants à l’extérieur du Canada constituait l’une des deux raisons pour lesquelles l’agent a conclu que la demanderesse principale ne quitterait pas le Canada, l’agent était tenu de justifier sa conclusion. J’estime que cette erreur est suffisamment capitale pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

(ii) Le but de la visite

[23] À mon avis, comme l’erreur susmentionnée est suffisamment capitale pour rendre la décision déraisonnable et que l’analyse qui précède permet de trancher la demande en l’espèce, la Cour ne s’est pas penchée sur la question de savoir si l’agent a commis une erreur lorsqu’il a conclu que le but de la visite de la demanderesse principale ne concordait pas avec un séjour temporaire.

  1. Conclusion

[24] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à un agent des visas qui ne s’est pas déjà occupé du dossier pour qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7613-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un agent des visas qui ne s’est pas déjà occupé du dossier pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7613-22

 

INTITULÉ :

MAJEDEH MORADBEIGI ET SEYEDMOHAMMAD AHMADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 juin 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TSIMBERIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

SAMIN MORTAZAVI

 

POUR LES DEMANDEURS

 

BRETT J. NASH

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PAX LAW CORPORATION

NORTH VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

Pour le défendeur

 

 

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