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Date : 20230824


Dossier : IMM-5516-22

Référence : 2023 CF 1140

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2023

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

FELIX SAWYER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté un appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur, M. Sawyer, n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Pour les motifs qui suivent, la décision de la SAR est déraisonnable à la lumière des faits en l’espèce et elle sera donc annulée.

[2] À titre préliminaire, la Cour souligne que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est responsable de l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la Loi], et donc que le nom du défendeur, qui apparaît au dossier comme le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada », doit être modifié en conséquence, avec effet immédiat.

[3] Selon l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA] de M. Sawyer et le témoignage oral de ce dernier devant la SPR, il avait besoin d’être protégé contre des personnes représentant les faiseurs de rois et les aînés d’Akyem Oda, au Ghana. Il a affirmé que ces personnes l’avaient informé en janvier 2019, alors qu’il se trouvait à Accra, au Ghana, qu’il avait été choisi pour être le prochain sous-chef du développement, un rôle qu’il a refusé au nom de ses croyances chrétiennes. M. Sawyer a déclaré qu’il avait dû fuir parce que ces personnes n’acceptaient pas son refus et cherchaient à lui faire du mal et à le tuer. Il a fui Accra pour se rendre à Kumasi, au Ghana, où il s’est installé chez un ami à partir du 12 février 2019. Il a déclaré que le 17 février 2019, alors que lui et son ami étaient à l’église, trois membres de la communauté d’Akyem Oda se sont présentés au domicile de l’ami à Kumasi, à sa recherche. Ils ont proféré des menaces par l’intermédiaire du colocataire de l’ami, à savoir que M. Sawyer devait accepter le poste de sous-chef du développement, sans quoi il aurait rendez-vous avec la mort. Ayant décidé qu’il devait fuir le Ghana, M. Sawyer a pris l’avion pour l’Éthiopie le 12 mars 2019, et il est finalement arrivé au Canada le 21 mars 2019.

[4] La question déterminante pour la SPR était celle de la crédibilité. Elle a conclu que M. Sawyer avait été nommé sous-chef du développement, comme il l’avait allégué, mais qu’il y avait dans sa preuve et son témoignage des divergences, des incohérences et des omissions. qui minaient son affirmation selon laquelle il serait exposé à la persécution ou qu’on lui causerait du tort s’il retournait au Ghana.

[5] Bien que la SAR n’ait pas souscrit à toutes les conclusions de la SPR, elle a également conclu que l’élément central de la demande d’asile de M. Sawyer n’avait pas été établi en raison de problèmes de crédibilité.

[6] Dans la présente demande, M. Sawyer soutient que la SAR : [traduction] (1) « a commis une erreur dans son analyse des nouveaux éléments de preuve et dans sa décision de ne pas tenir une nouvelle audience » et (2) « a commis une erreur dans son analyse et ses conclusions relatives à la crédibilité ».

[7] Au cours de l’audience, l’avocat de M. Sawyer a convenu qu’il y a lieu d’examiner ces questions selon la norme de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il souligne l’observation de la Cour suprême figurant au paragraphe 85 de l’arrêt Vavilov selon laquelle « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ».

[8] M. Sawyer a déposé les documents suivants auprès de la SAR à titre de nouveaux éléments de preuve :

  1. l’affidavit de Kyeremateng Emmanuel souscrit le 10 décembre 2021;

  2. l’affidavit de son frère, Sawyer Alfred Wilkinson, souscrit le 13 décembre 2021, avec en annexe un formulaire médical général daté du 25 novembre 2021 et des photos;

  3. l’affidavit de sa mère, Doris Opoku Asante, souscrit le 13 décembre 2021;

  4. l’affidavit de sa tante, Takyiwaa Asante, souscrit le 13 décembre 2021;

  5. une lettre d’autorisation qu’il avait transmise à l’attention du commandant du service d’immigration du Ghana, datée du 19 novembre 2021;

  6. une lettre sur les antécédents de voyage datée du 22 novembre 2021;

  7. un reçu délivré par le service d’immigration du Ghana daté du 22 novembre 2021.

[9] La SAR a relevé que le paragraphe 110(4) de la Loi lui permet d’admettre « que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de [l]a demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu[i] n’auraient pas normalement [été] présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ».

[10] En l’espèce, la SAR a rejeté une grande partie des nouveaux éléments de preuve. Elle a déclaré que, même s’il était possible de soutenir que M. Sawyer n’aurait pas normalement présenté ces éléments de preuve avant l’audience de la SPR, celle-ci a fait part de ses réserves quant à la crédibilité du demandeur durant l’audience. M. Sawyer n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas présenté les éclaircissements à cet égard dans la période de 28 jours qui s’est écoulée entre l’audience et la date à laquelle la SPR a rejeté sa demande d’asile.

[11] Le paragraphe 110(4) porte sur les éléments de preuve « [que la personne en cause] n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ». Le défi que pose cette exception, comme l’a fait remarquer l’avocat, est que, lorsqu’un demandeur d’asile est interrogé sur une preuve contradictoire et qu’il fournit une réponse à l’égard de celle-ci, il n’a aucun moyen de savoir qu’elle n’a pas été acceptée tant que la décision n’a pas été rendue. Il affirme que tel a été le cas en l’espèce.

[12] M. Sawyer affirme que, dans sa culture, les explications qu’il a données à la SPR sont raisonnables. Le fait qu’elles soient rejetées par la SPR au motif qu’elles sont déraisonnables est une conclusion dont il ne pouvait raisonnablement pas être conscient plus tôt. Les nouveaux éléments de preuve que le demandeur avait présentés à la SAR et que celle-ci a rejetés permettent de confirmer la preuve qu’il avait produite à l’égard du fait que certains faits substantiels se sont vu accorder un poids important dans les décisions de la SPR et de la SAR.

[13] Cette observation m’inspire une certaine sympathie. À mon avis, la SAR ne devrait pas rejeter hâtivement des éléments de preuve qui corroborent un témoignage devant la SPR dans une situation où celle-ci a interrogé le demandeur d’asile sur une incohérence apparente et où ce dernier a fourni une explication qui n’était pas manifestement impossible à croire. C’est particulièrement le cas en l’espèce, le commissaire de la SPR n’ayant pas rejeté l’explication du demandeur d’asile lors de l’audience. Si le raisonnement de la SAR était appliqué de manière généralisée, le conseil faisant preuve de prudence pourrait envisager de demander au tribunal de la SPR s’il est satisfait de la ou des réponses fournies ou s’il s’attend à recevoir des éléments de preuve supplémentaires après l’audience. Cette manière de procéder entraînerait des délais plus longs et peut-être inutiles.

[14] Je suis d’accord avec la SPR et la SAR pour dire que certains aspects du témoignage et des éléments de preuve en cause semblent incohérents et que des explications étaient nécessaires. C’est aux décideurs, et non à la Cour, qu’il incombe de fournir une analyse rationnelle en vue d’établir si les explications sont crédibles ou non.

[15] Cela dit, il y a un aspect de la décision de la SAR que je trouve particulièrement troublant.

[16] M. Sawyer a déclaré qu’il avait quitté le Ghana pour se rendre en Éthiopie le 12 mars 2019 et qu’il avait passé les deux dernières semaines au Ghana avec son ami, se cachant de l’agent de persécution. Il a montré un timbre figurant dans son passeport qui démontre qu’il était arrivé en Éthiopie le 12 mars 2019. La SPR a relevé que dans son passeport, il y avait aussi un timbre de sortie de l’aéroport de Kotoka, à Accra, au Ghana, daté du 12 février 2019. Interrogé à ce sujet, M. Sawyer a déclaré qu’il avait pris un vol direct de l’aéroport de Kotoka vers l’Éthiopie le 12 mars 2019, et que le timbre de sortie devait porter une date inexacte. La SPR n’a pas admis cette explication.

[traduction]

Il affirme qu’il est inconcevable qu’il ait quitté Accra le 12 février et qu’il soit arrivé un mois plus tard en Éthiopie. Le tribunal relève que les deux timbres ne font pas état d’une telle corrélation. Autrement dit, le demandeur d’asile aurait pu à la fois quitter Accra le 12 février 2019, peu importe la destination, et entrer en Éthiopie le 12 mars 2019. Le tribunal relève également que le Ghana fait partie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et qu’il est possible d’entrer dans un autre pays membre de la CEDEAO sans qu’un timbre d’entrée soit apposé.

[17] M. Sawyer a tenté d’apporter la preuve que la date avait été inscrite par erreur dans son passeport, mais la SAR l’a rejetée. Il a fourni un document relatif aux antécédents de voyage du service d’immigration du Ghana montrant qu’il avait quitté le Ghana le 12 mars 2019 à bord d’un avion d’Ethiopian Airlines.

[18] Après avoir rejeté cette preuve au motif qu’elle ne répondait pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi, la SAR a ajouté ce qui suit :

Autrement, même s’il pouvait être soutenu que les éléments de preuve satisfont aux exigences du paragraphe 110(4), ils ne sont pas crédibles quant à leur source et à leurs circonstances, et ils ne satisfont donc pas aux exigences des arrêts Singh et Raza. La lettre d’autorisation est datée du 19 novembre 2021 et autorise le frère de l’appelant à obtenir ses antécédents de voyage. Les antécédents de voyage du service d’immigration du Ghana renvoient à une lettre datée du 22 novembre 2021 qui n’a pas été produite, et le destinataire n’est pas le frère de l’appelant, mais l’Église Faith Salvation à Agona Asaman, dans la région d’Ashanti, qui n’est pas mentionnée dans la lettre d’autorisation. Aucune explication n’a été fournie à l’égard de ces divergences. Par conséquent, les nouveaux éléments de preuve proposés ne sont pas crédibles quant à leur source et à leurs circonstances, et, pour ce motif, ils ne peuvent être admis.

[19] La SAR a commis une erreur en déclarant que la lettre datée du 22 novembre 2021 n’avait pas été produite. Elle se trouve à la page 74 du dossier certifié du tribunal, et voici son contenu :

[traduction]

ÉGLISE FAITH SALVATION

C. P. 13

AGONA ASAMAN

RÉGION D’ASHANTI

LE 22 NOVEMBRE 2021

LE COMMANDANT,

SERVICE D’IMMIGRATION DU GHANA

AÉROPORT INTERNATIONAL DE KOTOKA

ACCRA

Monsieur,

DEMANDE RELATIVE AUX ANTÉCÉDENTS DE VOYAGE

Je souhaite demander les antécédents de voyage de mon frère Felix Sawyer, détenteur du passeport numéro G1064344, qui se trouve actuellement au Canada.

Cette démarche vise à lui faciliter l’obtention de ses documents.

Vous trouverez jointes à la présente lettre les pages de nos passeports relatives aux données personnelles pour que vous puissiez en prendre connaissance.

Merci.

Sincères salutations,

SAWYERR [sic] ALFRED WILKINSON

[20] L’adresse de retour figurant sur la lettre de demande explique pourquoi la documentation a été envoyée à l’Église Faith Salvation à Agona Asaman, dans la région d’Ashanti. C’était l’adresse fournie par le frère lorsqu’il a formulé la demande.

[21] Je suis d’accord avec l’avocat de M. Sawyer pour dire que, dans les circonstances, le demandeur ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que la SPR écarte son explication relative à la date inexacte sur le timbre de sortie en faveur de la conjecture selon laquelle il aurait pu quitter le Ghana le 12 février 2019 pour un autre pays africain faisant partie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest. La SAR ou la SPR ne lui ont jamais fait part de cette conjecture.

[22] Bien que la SAR affirme qu’elle aurait rejeté la preuve de M. Sawyer même s’il avait été au Ghana jusqu’au 12 mars 2019, il est impossible d’apprécier l’incidence de la conclusion en cause sur la décision finale du décideur administratif. Cela est d’autant plus vrai que l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SAR reposait en partie sur la question de savoir si M. Sawyer se trouvait à Kumasi le 17 février 2019 lorsqu’il aurait reçu des menaces par l’intermédiaire du colocataire de son ami, comme la SAR l’indique au paragraphe 34 de ses motifs. La preuve de M. Sawyer peut fournir une explication visant à démontrer qu’il se trouvait effectivement au Ghana à cette date. Bien qu’il n’appartienne pas à la Cour de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à la preuve relativement à la conclusion quant à la crédibilité, dans les circonstances, le rejet total de cette nouvelle preuve par la SAR donne lieu à un manque de justification à la lumière des faits. Par conséquent, la décision est déraisonnable.

[23] Il serait imprudent de confirmer la décision de la SAR. La demande est accueillie et la décision de la SAR faisant l’objet du présent contrôle est annulée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5516-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est dorénavant désigné comme défendeur, avec effet immédiat.

  2. La demande est accueillie et la décision faisant l’objet du présent contrôle est annulée.

  3. L’appel interjeté par M. Sawyer auprès de la Section d’appel des réfugiés doit être tranché par un autre commissaire.

  4. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Russel W. Zinn »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5516-22

INTITULÉ DE LA CAUSE :

FELIX SAWYER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 août 2023

COMPARUTIONS :

Ayoola Odeyemi

POUR LE DEMANDEUR

Brad Gotkin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ayoola Odeyemi

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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