Date : 20230824
Dossier : IMM-9153-22
Référence : 2023 CF 1137
Ottawa (Ontario), le 24 août 2023
En présence de l’honorable madame la juge Rochester
ENTRE :
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THÉRÈSE MUKANKUSI |
partie demanderesse |
et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
partie défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Thérèse Mukankusi, est une citoyenne rwandaise qui a quitté son pays en 2002 en direction de l’Afrique du Sud où elle a demandé l’asile. Sa demande ayant été acceptée, elle y vit maintenant avec son conjoint et leurs trois enfants nés en 2000, 2002, et 2004.
[2] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 10 août 2022 par un agent d’immigration [l’agent] du haut‑commissariat du Canada en Afrique du Sud, laquelle rejetait la demande de visa de résident permanent au Canada dans la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontière. L’agent n’était pas satisfait que la demanderesse serait persécutée du fait de sa race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques au Rwanda. L’agent a également conclu que la demanderesse ne remplissait pas les conditions requises pour obtenir le statut de résident permanent, car elle disposait d’une « solution durable »
en Afrique du Sud où elle réside depuis 2003.
[3] La demanderesse prétend que la décision est déraisonnable puisque l’agent n’a pas considéré la preuve documentaire et la preuve provenant de la demanderesse et de son conjoint lors de l’entrevue dans son analyse de la solution durable en Afrique du Sud. La demanderesse fait valoir que l’agent a ignoré l’absence de solution durable réelle pour elle et sa famille en Afrique du Sud. En effet, la demanderesse plaide qu’elle a seulement un accès théorique à un statut de résident permanent et aux droits fondamentaux d’un revenu stable et d’un travail décent. Elle souligne que sa famille au Canada paye pour leur loyer, leur nourriture, et leur habillement. La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée à la lumière des faits présentés à l'agent.
[4] La demanderesse allègue que l’agent n’a pas pris en considération les conditions pour les refuges et les migrants africains en Afrique du Sud. La demanderesse allègue être autorisée à soumettre des preuves qui n’ont pas été présentées à l’agent, notamment les documents relatifs aux conditions en Afrique du Sud, dans le cadre de ce contrôle judiciaire parce que (i) elles auraient dû être prises en compte par l’agent, et (ii) elles fournissent des informations générales.
[5] Le défendeur affirme que (i) l’Afrique du Sud est signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 189 RTNU 150, et (ii) la demanderesse, grâce à son statut de refugie, bénéficie des mêmes droits que ceux des citoyens de l’Afrique du Sud, incluant les droits de travailler, d’étudier, et de mobilité. Le défendeur fait valoir qu’à la lumière des réponses fournies par la demanderesse, la situation en Afrique du Sud, et la situation personnelle de la demanderesse, l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse n’a pas démontré qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable de solution durable en Afrique du Sud. Le défendeur souligne que la demanderesse et sa famille ont exercé leurs droits à la mobilité et leurs droits au travail et à l'éducation. Le défendeur soutient que la jurisprudence de cette Cour a toujours conclu qu’une solution durable existe pour les réfugiés en Afrique du Sud, même pour ceux qui ont été victimes de crimes ou de xénophobie.
[6] Le défendeur fait valoir qu’on ne peut pas reprocher au décideur de ne pas avoir fait référence à des documents qui n’ont pas été mentionnés ou invoqués par la demanderesse. De plus, il appartient à l'agent d'évaluer la preuve relative aux conditions dans le pays, et non pas à cette cour de s'engager dans un exercice de nouvelle appréciation de la preuve.
[7] Après avoir examiné le dossier présenté à la Cour, incluant les observations écrites et verbales des parties, de même que le droit applicable, je ne suis pas convaincue que la décision de l’agent était déraisonnable. Pour les motifs qui suivent et malgré les habiles observations présentées par l’avocat de la demanderesse, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II. Question en litige et norme de contrôle
[8] La seule question que la Cour est appelée à décider est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.
[9] Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov 2019, CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Il incombe à la demanderesse, la partie qui conteste la décision, de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent (Vavilov au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
, et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision »
(Vavilov au para 100). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
. La cour de révision doit juste être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient »
(Vavilov aux para 102, 104).
[10] La demanderesse souligne le paragraphe suivant de la décision de la Cour suprême dans Vavilov:
[133] […] Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu.
III. Analyse
[11] La section 145 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement] définit la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention outre-frontières »
comme une catégorie de personnes qui peuvent obtenir un visa de résident permanent. La section 139 du Règlement énonce une série de conditions générales à remplir pour obtenir un visa de résident permanent dans cette catégorie. L'exigence pertinente à la présente demande est celle énoncée à l'alinéa 139(1)d), qui se lit comme suit :
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[12] Il n’existe pas de définition précise du terme « solution durable »
. Le terme n’est défini ni dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 ni dans le Règlement (Kediye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 888 au para 12). L’analyse consiste en un exercice largement factuel qui dépend des circonstances de la demanderesse (Barud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1152 au para 12). Je retiens les propos de mon collègue le juge Richard Mosley dans Miakhil c Canada, 2020 CF 1022 [Miakhil] :
[24] Le Guide sur le traitement des demandes à l’étranger 5 (OP5) énonce les facteurs qui doivent être pris en compte par un agent pour déterminer si un réfugié dispose d’une solution durable en fonction de son intégration locale dans un pays tiers. Le fait que l’Ouzbékistan ne soit pas signataire de la Convention n’empêche pas de conclure à une intégration à long terme. L’OP5 prévoit ceci (p. 18) :
On considère qu’un réfugié est intégré localement dans un pays où il a trouvé refuge s’il jouit des mêmes droits que les citoyens du pays, par exemple, s’il est libre de s’y déplacer à sa guise, s’il peut gagner sa vie, si ses enfants ont accès à l’éducation, s’il n’est pas menacé de refoulement, etc.
[25] Ces facteurs constituent des directives non contraignantes; l’agent doit faire preuve de souplesse dans l’analyse du dossier, dont l’issue dépend largement des faits propres à chaque cas. La perfection n’est pas la norme applicable. Dans l’application de la norme de la décision raisonnable, la décision rendue par l’agent ne doit pas être modifiée si elle est raisonnable à la lumière des faits tels qu’ils lui ont été présentés.
[13] Il incombe à la demanderesse d’établir qu’aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada (Miakhilau para 20; Dusabimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1238 au para 54; Karimzada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 152 au para 25).
[14] J'ai soigneusement examiné le dossier devant l'agent, soit le formulaire de demande générique de la demanderesse avec les annexes A et 2, et la transcription des entrevues avec la demanderesse et sa famille. Aucun autre document n'a été soumis. À la lumière du dossier devant l’agent, je ne suis pas convaincue que la décision de l'agent est déraisonnable. L’agent a pris acte des diverses préoccupations que la demanderesse a exprimées au sujet de sa situation personnelle lors de l’entrevue, en particulier le crime et la xénophobie, et il y a explicitement répondu.
[15] La demanderesse soutient que les membres de sa famille ne peuvent pas vraiment avoir d'emplois stables, qu'un de ses fils ne peut pas fréquenter l'université à cause des coûts qui y sont rattachés, et qu’ils comptent sur sa famille canadienne pour du soutien. Le défendeur fait valoir que la demanderesse et sa famille ont confirmé que les membres de sa famille ont des emplois, ont eu une éducation, ont un logement ainsi que des droits de mobilité et attendent que leurs demandes de résidence permanente soient traitées. Je souscris aux observations du défendeur selon lesquelles l’agent n’a tout simplement pas disposé de preuve documentaire concernant les problèmes personnels que la demanderesse a décrits lors de l’entrevue, qu’il s’agisse de la discrimination en milieu de travail ou du support de leur famille canadienne.
[16] Je suis consciente que la situation décrite par l’agent n’était pas parfaite, comme par exemple, l’existence de disparités des coûts reliés aux études, le crime et la xénophobie. Je souligne qu’une solution durable ne doit pas nécessairement être parfaite (Gebreselasse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 865 au para 2 [Gebreselasse]). En effet, une solution durable peut exister malgré l’existence d’un risque généralisé (Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 531 au para 19 [Hassan]).
[17] Comme l’indique le défendeur, la jurisprudence de la Cour a toujours conclu qu’une solution durable existe pour les réfugiés en Afrique du Sud, même ceux qui ont été victimes de crimes ou de xénophobie (Woldemariam v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 891 [Woldemariam]; Gebreselasse; Hafamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 995 aux para 23-25; Hassan aux para 21-23; Ntakirutimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 272 au para 16). Oui, les demandeurs dans ces affaires avaient obtenu le statut de réfugié et il s’agit là d’un élément très pertinent pour conclure qu’ils disposaient d’une solution durable. Mais, comme l’a énoncé mon collègue le juge Nicholas McHaffie, ceci ne prédétermine pas le résultat d'une demande particulière de résidence permanente et ne rend pas raisonnable toute décision relative à une solution durable en Afrique du Sud (Woldemariam au para 23).
[18] Cependant, comme dans Woldemariam, ces décisions vont à l'encontre de la suggestion de la demanderesse selon laquelle les documents relatifs aux conditions en Afrique du Sud - qui n'ont pas été présentés devant l'agent - montrent que les réfugiés et les migrants en Afrique du Sud ne peuvent pas y trouver de solution durable.
[19] Concernant les deux nouveaux documents relatifs aux conditions en Afrique du Sud, je suis d’accord avec le défendeur que cette preuve, qui n’a pas été portée à l’attention de l’agent, est irrecevable. Premièrement, il est bien établi qu’en règle générale, le dossier de preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif se limite au dossier dont disposait le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]). Bien qu’il y ait des exceptions à la règle générale, notamment lorsque la preuve est pertinente quant à une allégation de manquements à l’équité procédurale ou d’erreur de compétence, ou lorsqu’elle fournit un contexte général dans des circonstances où ces renseignements sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (Access Copyright au para 20), ces exceptions ne s’appliquent pas en l’espèce. Contrairement aux arguments de la demanderesse, les deux nouveaux documents relatifs aux conditions en Afrique du Sud ne sont pas simplement pour fournir un contexte général.
[20] Deuxièmement, et en tout état de cause, je ne peux pas conclure qu'il était déraisonnable de la part de l'agent de ne pas discuter des points dans la documentation relatifs aux conditions en Afrique du Sud qui n'a pas été portés devant lui. Le défendeur plaide que c’est la deuxième fois que la demanderesse a fait une demande de résidence permanente de cette manière, la première étant en 2012 laquelle a été refusée. Alors elle devait savoir qu’elle serait incombée de prouver ses affirmations et d’avancer « ses meilleurs arguments »
devant l’agent pour s’acquitter de son fardeau de preuve. Elle ne peut pas bonifier sa preuve à l’étape d’un contrôle judiciaire en produisant des documents qui n’ont pas été soumis à l’agent.
[21] Finalement, les motifs de l’agent ne sont pas aussi détaillés et précis que la demanderesse l’aurait souhaité. Cependant, je ne suis pas convaincue qu’ils ne satisfont pas aux exigences de justification et d’intelligibilité. Les motifs fournis par l’agent ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Ses motifs n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés (Vavilov au para 86).
[22] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a comme point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct et de l’expertise des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov au para 100). En l’espèce, l’analyse de l’agent quant à l’existence d’une solution durable ne comporte aucune lacune suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 100).
IV. Conclusion
[23] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[24] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT au dossier IMM-9153-22
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée; et
Il n’y a aucune question à certifier.
« Vanessa Rochester »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-9153-22 |
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INTITULÉ :
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THÉRÈSE MUKANKUSI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 22 AOÛT 2023 |
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JUGEMENT ET motifs : |
LA JUGE ROCHESTER |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 24 AOÛT 2023 |
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COMPARUTIONS :
Jacques Beauchemin |
Pour LA PARTIE DEMANDERESSE |
Margarita Tzavelakos |
Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Beauchemin, Avocat Montréal (Québec) |
Pour LA PARTIE DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE |