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Date : 20230822


Dossier : IMM-7527-22

Référence : 2023 CF 1125

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 22 août 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

WENHAO WEI

CHANG WENG

GUOHONG WENG

JIALAN WENG

SHIYUN WENG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse principale, Mme Wenhao Wei, son époux, M. Chang Weng et leurs trois enfants, Guohong Weng, Jialan Weng et Shiyn Weng [collectivement, la famille Weng] sont citoyens de la Chine. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] le 22 juillet 2022. Dans la décision, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas de considérations d’ordre humanitaire justifiant l’octroi d’une dispense à la famille Weng aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] pour lui permettre de demeurer au Canada.

[2] La famille Weng affirme que la décision devrait être annulée et que l’affaire devrait être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Elle prétend que l’agent a commis une erreur en ne prenant pas en compte de façon raisonnable un certain nombre de facteurs dans son analyse, plus particulièrement les problèmes de santé mentale de Mme Weng, l’intérêt supérieur des enfants, la situation des chrétiens en Chine et l’interruption de son établissement au Canada. De plus, elle soutient que l’agent n’a pas apprécié les éléments de preuve dans leur ensemble.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je constate qu’un bon nombre des préoccupations soulevées par la famille Weng sont insuffisantes pour invalider la décision. Toutefois, je conviens avec elle que la décision franchit la limite du caractère raisonnable parce que l’agent a omis d’analyser la façon dont les répercussions du renvoi sur les problèmes de santé mentale de Mme Weng affecteraient ses enfants. Cette erreur dans le traitement de l’intérêt supérieur des enfants est suffisante pour justifier l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] La famille Weng est entrée au Canada en février 2017 munie de visas de résident temporaire.

[5] Elle a demandé l’asile en avril 2017.

[6] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile en juin 2017. La famille Weng a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a rejeté son appel en mars 2018.

[7] Entre-temps, en 2018, la famille Weng a commencé à fréquenter la Living Stone Assemby Church au Canada. Elle prétend s’identifier en tant que chrétienne.

[8] Au cours de leur séjour au Canada, Mme Weng, son époux et leurs deux enfants plus âgés ont obtenu un certain nombre de permis de travail. Ils occupent tous différents emplois.

[9] De plus, pendant qu’elle était au Canada, Mme Weng a reçu un diagnostic de trouble dépressif majeur avec caractéristiques psychotiques. Elle reçoit des soins psychiatriques constants.

[10] La famille Weng a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire depuis le Canada le 19 novembre 2021.

B. Décision

[11] Dans la décision rejetant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la famille Weng, l’agent a reconnu les difficultés qu’engendrerait pour la famille le fait de quitter ses amis au Canada. Il a toutefois mentionné que ces difficultés ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire à la famille Weng.

[12] De plus, l’agent a reconnu le degré d’établissement de la famille Weng au Canada et a conclu que le fait d’avoir résidé pendant quelque cinq ans et demi au Canada représentait une période raisonnable. Il a toutefois établi, en dernière analyse, que ces difficultés n’étaient pas suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[13] L’agent a poursuivi son analyse en prenant note des relations qu’entretenait la famille Weng avec la Chine, y compris les parents, les frères et sœurs, et le fait qu’elle n’avait pas été absente de son pays suffisamment longtemps pour que la réinstallation et la recherche d’emplois dans son pays de citoyenneté présentent des difficultés indues.

[14] En ce qui concerne les croyances religieuses de la famille Weng, l’agent a fait remarquer que la SPR et la SAR avaient apprécié ce risque, mais qu’elles l’avaient écarté en raison de préoccupations quant à la crédibilité. De plus, après avoir examiné attentivement la documentation sur la liberté de religion en Chine, l’agent a conclu que l’affirmation de la famille Weng selon laquelle elle est exposée à une possibilité sérieuse de difficultés indues en raison de sa foi et sa pratique religieuses chrétiennes était de nature générale et non étayée par la preuve.

[15] De plus, l’agent a reconnu les problèmes de santé mentale dont souffre Mme Wei, mais il a conclu en dernière analyse que la partie sur les traitements dans le rapport psychiatrique du Dr Hung‑Tat-Lo [le rapport du Dr Lo] devrait se voir accorder peu de poids. Il a affirmé qu’il n’y avait pas de preuve que Mme Wei n’aurait pas accès à des traitements médicaux pour ses problèmes de santé mentale en Chine. De plus, l’agent a précisé qu’il avait des réserves quant à la portée limitée du rapport du Dr Lo ainsi qu’à son manque d’objectivité. En fin de compte, l’agent a accordé un certain poids à ce facteur en acceptant que Mme Wei souffrait de problèmes de santé mentale, problèmes susceptibles de s’aggraver en cas de retour en Chine.

[16] Enfin, l’agent a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves de répercussions négatives sur les enfants pour justifier que soit accueillie une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au motif de l’intérêt supérieur des enfants. Il a estimé qu’aucun facteur, sauf les difficultés inhérentes à l’obligation de quitter le Canada, dont le fait que les enfants devraient s’adapter à un nouveau système scolaire ou trouver un nouvel emploi, n’avait été démontré. L’agent a toutefois accordé un poids considérable à ce facteur dans son analyse.

[17] L’agent a conclu que, après avoir examiné l’ensemble des facteurs et des circonstances qui s’appliquent, il n’y avait pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire justifiant l’octroi de la dispense demandée par la famille Weng aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR.

C. La norme de contrôle

[18] Les décisions rendues à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR sont hautement discrétionnaires (Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 au para 12). Pour cette raison, je conviens avec la famille Weng et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] que la norme de la décision raisonnable s'applique en l’espèce (Nyabuzana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1484 [Nyabuzana] au para 18).

[19] La norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer lorsque les cours de révision doivent procéder au contrôle judiciaire du fond d’une décision administrative (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). La norme de la décision raisonnable porte sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui comprend à la fois le processus de raisonnement et le résultat de la décision (Vavilov aux paras 83 et 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[20] Le contrôle doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13).

[21] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles pour qu’une cour de révision infirme une décision administrative. La cour doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves » (Vavilov au para 100). Lorsque les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une chaîne d’analyse déraisonnable, la cour de révision peut avoir des motifs pour intervenir.

III. Analyse

[22] La famille Weng affirme que l’agent a commis une erreur en omettant de prendre en compte de façon raisonnable un certain nombre de facteurs dans la décision, comme la situation des chrétiens en Chine, l’interruption de l’établissement de la famille au Canada, l’effet du renvoi sur l’état psychiatrique de Mme Wei et l’incidence de la détérioration de la santé mentale de Mme Weng sur l’intérêt supérieur des enfants. De plus, elle soutient que l’agent n’a pas effectué une appréciation globale.

[23] À l’audience, l’avocate de la famille Weng a axé ses observations de vive voix sur les deux questions se rapportant à la santé mentale de Mme Wei. Avant d’examiner ces questions, j’aborderai d’abord les autres erreurs alléguées par la famille Weng.

A. Mauvaise appréciation des preuves sur les chrétiens en Chine

[24] La famille Weng prétend que l’analyse effectuée par l’agent de leurs difficultés religieuses est déraisonnable parce que l’agent a pris en compte les preuves de façon sélective, qu’il a mal apprécié les preuves qu’il a prises en compte et qu’il a exigé des preuves de difficultés personnelles.

[25] Les arguments avancés par la famille Weng à cet égard ne me convainquent pas.

[26] Il existe une forte présomption que le décideur a soupesé et examiné tous les éléments de preuve, à moins que le contraire ne soit établi (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598) (QL) (CAF)). Qui plus est, l’omission de mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été ignoré ou écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et un décideur n’est pas tenu de renvoyer à tous les éléments de preuve qui étayent ses conclusions. Ce n’est que lorsque le décideur passe sous silence un élément de preuve qui penche clairement en faveur d’une conclusion opposée que la Cour peut intervenir et déduire que cet élément contradictoire a échappé au décideur lorsqu’il a tiré ses conclusions de fait (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2001 CAF 331 au para 23, citant l’arrêt Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux para 9‑10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998, [1999] 1 CF 53 (CF) [Cepeda-Gutierrez] aux para 16‑17). Cependant, la décision Cepeda-Gutierrez ne permet pas d’affirmer que le simple fait de ne pas mentionner des éléments de preuve importants qui sont contraires à la conclusion du décideur a automatiquement pour effet de rendre la décision déraisonnable et d’entraîner son annulation. Au contraire, selon la décision Cepeda-Gutierrez, ce n’est que lorsque les éléments de preuve omis sont essentiels et contredisent carrément la conclusion du décideur que la cour de révision peut en inférer que le décideur n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait. Il ne s’agit pas ici d’une affaire concernant les croyances et pratiques religieuses de la famille Weng, et la famille Weng n’a pas renvoyé la Cour à la moindre preuve au dossier à cet égard.

[27] En l’espèce, l’agent a pris acte des preuves produites par la famille Weng, mais il a aussi convenu qu’il y a, à certains degrés, de la persécution en Chine fondée sur les croyances et les pratiques religieuses (la décision à la p 8). Il a toutefois renvoyé à des preuves selon lesquelles la plupart des chrétiens ne sont pas persécutés et a conclu qu’il n’y avait pas de preuve que la famille Weng serait elle-même persécutée pour son appartenance à la Living Stone Church.

[28] Il est vrai que les éléments de preuve au dossier sont contradictoires en ce qui concerne la façon dont sont traités les chrétiens en Chine. L’agent a affirmé que les éléments de preuve documentaire objectifs [traduction] « montr[ai]ent que les chrétiens en Chine peuvent pratiquer leur foi sans être harcelés » (la décision à la p 8). À l’inverse, la famille Weng a mis en lumière dans ses observations un rapport qui mentionnait explicitement les difficultés vécues par des membres de la Living Stone Church.

[29] J’admets que l’analyse effectuée par l’agent à cet égard aurait pu être plus détaillée, mais je ne suis pas convaincu que cela est suffisant pour justifier l’intervention de la Cour. En contrôle judiciaire, il ne revient pas à la Cour d’apprécier et de soupeser de nouveau les éléments de preuve appréciés par le décideur. En l’espèce, étant donné les éléments de preuve contradictoires au sujet des chrétiens en Chine, il était loisible à l’agent de tirer une telle conclusion.

B. Omission de prendre en compte l’interruption de l’établissement

[30] En outre, la famille Weng prétend que l’agent a commis une erreur en ne prenant en compte que la nature et l’ampleur de son établissement au Canada, et non pas l’interruption de cet établissement si elle était renvoyée du Canada. La famille Weng invoque les conclusions tirées par le juge Pamel dans la décision Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 697 [Truong], selon lesquelles l’agent avait eu tort de ne pas tenir compte du degré d’interruption de l’établissement de la demanderesse (Truong au para 15).

[31] Bien que je ne conteste pas ce principe, je suis convaincu que l’agent n’a pas commis une erreur analogue à celle relevée dans la décision Truong ou qu’il a omis de reconnaître un certain degré de difficulté engendré par l’interruption de l’établissement de la famille Weng. L’agent a notamment reconnu l’interruption des études et des amitiés des enfants, et le fait de devoir quitter leurs emplois actuels (la décision aux p 11‑12). Là encore, la famille Weng n’a pas établi que les motifs de l’agent sur cet élément présentaient d’importantes lacunes.

C. Appréciation des répercussions d’un renvoi sur la santé mentale de Mme Wei

[32] La famille Weng affirme que l’agent a omis de tenir compte des répercussions de la déportation sur la santé mentale de Mme Wei, nonobstant les options de traitement qui s’offrent en Chine. De plus, elle prétend que le refus de l'agent d'accorder tout le poids qui s’imposait au rapport du Dr Lo n’était pas justifié. Enfin, la famille Weng prétend que l’agent a indûment minimisé les problèmes de santé mentale de Mme Wei.

[33] Malgré les arguments solides présentés par l’avocate de la famille Weng sur cet élément, je ne suis pas convaincu que la famille a fait valoir des lacunes suffisamment graves à cet égard au point que la décision en soit déraisonnable.

[34] La famille Weng a raison de souligner qu’un agent est tenu d’examiner, certes, la disponibilité de traitements médicaux dans le pays de renvoi, mais aussi les répercussions que le renvoi du Canada aurait sur la santé mentale ou physique d’un demandeur, et l’omission de le faire peut rendre une décision déraisonnable (Nyabuzana au para 45, citant Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 45 et Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110 au para 19). Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a établi que l’agente, en l’espèce, avait commis une erreur en « s’attachant uniquement à la possibilité que [le demandeur] soit traité » dans son pays » (Kanthasamy au para 48).

[35] Toutefois, en l’espèce, ce n’est pas ce que l’agent a fait. L’agent ne s’est pas contenté d’apprécier la disponibilité de soins de santé mentale en Chine, et il s’est penché sur les répercussions de la déportation sur les problèmes de santé mentale de Mme Wei. Dans la décision, l’agent a souligné ce qui suit à la page 10 :

[traduction]

Je suis conscient que dans l’éventualité où elle doit retourner en Chine, ses symptômes pourraient s’aggraver et entraîner une plus grande détérioration de son état [...]. Je reconnais que la demanderesse souffre de problèmes de santé mentale et qu’elle en subit les conséquences, je compatis, et je n’ignore pas que le fait de demeurer au Canada lui serait fort probablement bénéfique. Pour cette raison, j’accorde un certain poids à ce facteur dans ma décision.

[36] Il ressort donc clairement de la décision que l’agent était sensible aux problèmes de santé mentale de Mme Wei et qu’il en a dûment tenu compte. La présente affaire est différente de la décision Tutic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 800 [Tutic] qu’invoque la famille Weng. Dans la décision Tutic, la Cour a conclu que l’agent n’avait pas abordé directement les répercussions du renvoi sur le demandeur. Ici encore, ce n’est pas ce qui s’est produit pour la famille Weng, étant donné que l’agent a reconnu que le renvoi du Canada pourrait aggraver les problèmes de santé mentale de Mme Wei et a accordé [traduction] « un certain poids » à ce facteur.

[37] De plus, je ne relève aucune lacune grave dans l’appréciation effectuée par l’agent du rapport du Dr Lo sur la santé mentale de Mme Wei. À l’appui de sa position, la famille Weng invoque la décision Kashyap c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 961 [Kashyap], dans laquelle le juge Diner a conclu que l’agent en l’espèce avait « établi un critère arbitraire pour accorder une valeur probante favorable à une lettre d’un professionnel de la santé, en contestant le fait qu’il n’y était pas précisé de quelle manière les diagnostics avaient été posés, à quelle fréquence le patient avait vu le psychiatre depuis 2004 [...] ou de quelle façon l’évaluation de 2018 avait été menée (méthodes, durée et langue) » (Kashyap au para 35). Le juge a poursuivi ses motifs en donnant l’explication suivante au paragraphe 36 :

[36] Sans expliquer pourquoi tel ou tel détail était important ou nécessaire, et devait donc être inclus, l’agent n’avait pas le loisir de retenir seulement les renseignements qu’il aurait aimé voir dans la lettre et ne pouvait affirmer par la suite que cette dernière était vague du fait de l’absence de ces renseignements. En agissant ainsi, l’agent a déraisonnablement choisi de n’accorder aucun poids aux éléments de preuve qui corroboraient pourtant des aspects importants du récit du demandeur, au motif que ces éléments ne contenaient pas certains détails qu’il aurait aimé voir. [...]

[38] Il est vrai qu’en l’espèce l'agent avait des préoccupations du même ordre quant au fait qu’[traduction] « il n’[étai]t pas précisé combien de temps chaque rencontre a[vait] duré ou si le Dr Lo avait eu accès aux dossiers médicaux ou psychologiques antérieurs de la demanderesse ou les avait consultés » ou que [traduction] « les outils de diagnostic et les mesures psychologiques précis utilisés par le médecin pour évaluer la demanderesse et établir son diagnostic n[’étaien]t pas mentionnés pour fins d’examen » (la décision à la p 10). L’agent a toutefois expressément affirmé que ces informations manquantes auraient [traduction] « apporté davantage de contexte et d’éclairage » quant à l’état de Mme Wei. Lorsque les motifs sont pris dans leur ensemble, il en ressort clairement que l’agent a critiqué le rapport du Dr Lo pour les liens manquants dans son analyse et pour l’absence d’explication quant à la façon dont le diagnostic de santé mentale de Mme Wei avait mené au pronostic de crise psychotique aiguë à son retour en Chine. À la lumière du contexte factuel particulier en l’espèce, particulièrement étant donné le caractère succinct du rapport du Dr Lo, je suis convaincu que l’agent a apporté des justifications suffisantes pour avoir atténué la valeur du rapport.

[39] Il est loisible aux agents d’immigration d’analyser les rapports de psychologues ou de psychiatres et de décider de leur accorder peu de poids, tant qu’ils justifient comme il se doit leur décision à cet égard (Nyabuzana aux para 45–46). En l’espèce, l’agent a expliqué que, bien qu’il ait accepté l’opinion du Dr Lo selon laquelle demeurer au Canada serait une option idéale pour Mme Wei, il n’était pas convaincu que cela constituait son seul recours. En premier lieu, l’agent a souligné que rien n’indiquait que les traitements et les médicaments précis prescrits à Mme Wei n’étaient pas disponibles en Chine ou seraient interrompus si elle était renvoyée du Canada. De plus, il a fait remarquer qu’il n’y avait aucune preuve de rendez-vous suivis avec des professionnels de la santé ici au Canada pour traiter sa maladie. En second lieu, l’agent a expliqué qu’il avait des réserves quant au caractère succinct du rapport du Dr Lo, lequel contenait peu de précisions, voire aucune, sur les outils de diagnostic utilisés ou toute autre information susceptible d’apporter davantage de contexte et d’éclairage quant à l’état de Mme Wei. L’agent avait aussi des réserves quant au ton employé dans le rapport et à son manque d’objectivité, étant donné que les recommandations formulées par le Dr Lo, hormis les médicaments prescrits à Mme Wei, portaient uniquement sur la nécessité pour elle de demeurer au Canada.

[40] C’est dans ce contexte que l’agent a accordé moins de poids à l’opinion médicale du Dr Lo au sujet des traitements, même s’il a accepté les conclusions du Dr Lo sur l’état de Mme Wei et sa détérioration possible après son renvoi du Canada. J’estime que, lorsque l’ensemble des éléments de la décision sont pris en compte, les motifs de l’agent justifient dûment le résultat de la décision quant aux problèmes de santé mentale de Mme Wei et expliquaient de façon raisonnable les raisons pour lesquelles l’information manquante aurait été importante en l’espèce.

[41] Je ne souscris pas à l’affirmation formulée par la famille Weng selon laquelle l’agent a indûment minimisé les problèmes de santé mentale de Mme Wei. J’estime que son renvoi à la décision Akhtar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 856 [Akhtar] n’est pas fondé. Dans la décision Akhtar, le demandeur a fourni de multiples rapports et lettres médicaux de professionnels de la santé faisant état d’un diagnostic cohérent pendant de nombreuses années. Devant l’abondante preuve relative aux troubles mentaux du demandeur faisant état d’une dépression grave, d’un trouble anxieux grave et d’idées suicidaires récurrentes, la Cour a conclu que l’agent avait eu tort de réduire les problèmes du demandeur à des [traduction] « difficultés émotionnelles » (Akhtar aux para 21-23). Au contraire, en l’espèce, les seules preuves des problèmes de santé mentale de Mme Wei sont contenues dans le rapport de deux pages du Dr Lo, sans trop de précisions sur leur ampleur. Devant la minceur de la preuve relative à l’ampleur de la maladie et des symptômes de Mme Wei, je ne suis pas convaincu que l’analyse effectuée et la conclusion tirée par l’agent puissent être qualifiées de déraisonnables.

[42] Je souligne que l’agent n’a pas tout simplement écarté le rapport du Dr Lo ou omis d’en tenir compte, mais qu’il a décidé de lui accorder peu de poids. En tant que juges des faits, les agents d’immigration peuvent décider du poids à accorder à la preuve, et cela comprend les preuves d’experts comme les rapports d’évaluation psychologiques ou psychiatriques. En l’espèce, c’est bien ce qu’a fait l’agent, et il a aussi étoffé sa conclusion par des motifs. Dans ses motifs, l’agent a fourni des explications quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas pu accorder tout le poids qui s’imposait au rapport du Dr Lo. L’agent a renvoyé au lien manquant entre l’analyse récapitulative effectuée et le pronostic de crise psychotique aiguë. De plus, l’agent a souligné le fait que le Dr Lo n’avait pas uniquement donné son avis sur les problèmes de santé et les traitements médicaux, mais aussi sur des questions se rapportant au statut d’immigration de Mme Wei et sur une recommandation selon laquelle Mme Wei devrait demeurer au Canada.

[43] En résumé, l’agent a reconnu les problèmes de santé mentale de Mme Wei et les répercussions possibles de la déportation du Canada sur sa maladie, mais il n’était pas convaincu que, sur la foi du seul rapport du Dr Lo et compte tenu des irrégularités qu’il avait relevées dans celui-ci, il était suffisant pour établir que la gravité des problèmes de santé mentale de Mme Wei justifiait une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[44] Je reconnais que l’appréciation par l’agent de la preuve concernant la santé mentale de Mme Wei peut ne pas être idéale et tutoyait peut-être la limite de ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas. En définitive, cependant, je suis convaincu que, dans les circonstances, la décision démontre un degré raisonnable de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov au para 81). La famille Weng n’a pas établi que l’agent s’était « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a[vait] été soumise ou n’en a[vait] pas tenu compte » (Vavilov au para 126), ou qu’il n’avait pas effectué une analyse rationnelle (Vavilov au para 103).

[45] La question que doit trancher la Cour n’est pas celle de savoir si l’agent a apprécié correctement le rapport du Dr Lo ni si une autre interprétation du rapport aurait été possible. Il s’agit d’établir si la conclusion tirée par l’agent était raisonnable, à la lumière de son expertise et de l’approche empreinte de déférence que les tribunaux de révision doivent adopter à l’égard des questions relatives à la preuve tranchées par un décideur.

[46] Comme l’a judicieusement souligné l’avocat du ministre, « l’importance à accorder à un témoignage d’expert ressortit à l’appréciation du juge des faits » et « une conclusion d’expert qui n’est pas adéquatement expliquée et fondée peut à juste titre être considérée comme n’ayant aucune force probante » (Capitol Life Insurance Co c R, [1986] 2 CF 171 (CAF) à la p 177).

[47] De plus, il est bien établi que, bien qu’un expert puisse donner un témoignage d’opinion, cette preuve ne devrait pas devenir une plaidoirie ou traiter des questions fondamentales à trancher par le décideur, qu’il s’agisse d’une cour ou d’un tribunal administratif. Dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan], la Cour suprême du Canada a énoncé les quatre critères qui s’appliquent lorsqu’un tribunal doit établir l’admissibilité d’un témoignage d’expert, soit : la pertinence; la nécessité d’aider le juge des faits; l’absence de toute règle d’exclusion; et la qualification suffisante de l’expert. Selon le principe de la « nécessité », la preuve d’expert doit fournir des renseignements qui « dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge » (Mohan, à la p 23). La preuve d’opinion proposée doit être nécessaire pour aider le juge des faits, en gardant en tête que la nécessité ne devrait pas être jugée selon une norme stricte. C’est notamment le cas lorsque la preuve d’expert est nécessaire pour aider la cour ou le tribunal administratif en raison de la nature technique des questions en litige, ou lorsque l’expertise est nécessaire pour permettre au décideur d’apprécier une question et pour l’aider à se faire une opinion sur une question qu’il est peu probable que des personnes ordinaires pourraient juger sans l’aide de personnes possédant des connaissances spéciales.

[48] Les experts ne doivent cependant pas se substituer au juge des faits (Mohan à la p 24). Ainsi, un témoignage d’expert qui contient des conclusions ou des opinions juridiques sur des questions en litige et des questions de fait qu’un tribunal doit trancher est inadmissible, car il est inutile et usurpe le rôle et les fonctions du juge des faits » (Québec (Procureur général) c Canada, 2008 CF 713 au para 161, conf. 2009 CAF 361, 2011 CSC 11). En résumé, les témoins experts ne peuvent pas donner leur opinion sur des questions juridiques, qui relèvent de l’expérience et des connaissances de la cour ou du tribunal administratif. Puisque le rapport du Dr Lo fait état en réalité des opinions personnelles de l’auteur sur la question fondamentale qu’il revenait à l’agent de trancher, il était loisible à ce dernier d’exprimer des réserves au sujet de l’aspect « plaidoirie » du rapport (voir l’arrêt Es-Sayyid c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59 au para 41).

[49] Je formule une autre observation à ce sujet. L’appréciation effectuée par un agent d’immigration d’un rapport psychologique ou psychiatrique représente une conclusion quant à la preuve. En contrôle judiciaire, les tribunaux doivent prendre en compte les conclusions d’un décideur administratif dans l’optique du caractère raisonnable et de la retenue, avec une attention respectueuse aux motifs du décideur. Cette retenue judiciaire oblige les cours de révision à adopter une approche empreinte de déférence et de discipline. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la façon dont le décideur administratif a apprécié et traité la preuve, y compris le témoignage d’expert. En contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la cour de révision de substituer son point de vue à celui du décideur, même si elle aurait pu en arriver à une conclusion différente. Les cours de révision doivent se concentrer sur la décision rendue par le décideur administratif, en particulier sur sa justification, et non pas sur la conclusion qu’elles auraient tirée elles-mêmes si elles étaient à la place du décideur. La norme de la décision raisonnable est ancrée dans les principes de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles fassent montre de respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75).

[50] Il est bien établi que les agents d’immigration ont des connaissances spécialisées pour apprécier la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de leur champ d’expertise. Et cela comprend les éléments de preuve se rapportant aux problèmes de santé mentale des demandeurs. Dans ces circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour de faire preuve d’une grande déférence à l’égard des conclusions de fait tirées par les agents d’immigration. Les cours de révision n’ont pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier, y compris le témoignage d’expert, ou d’apprécier à nouveau les conclusions de fait et d’y substituer les leurs (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).

[51] En l’espèce, je ne suis pas convaincu qu’il y ait la moindre raison d’intervenir à l’égard de l’appréciation effectuée par l’agent du témoignage d’expert du Dr Lo.

D. Incidence des problèmes de santé mentale de Mme Wei sur l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants

[52] En outre, la famille Weng soutient que l’omission de l’agent de prendre en compte les répercussions sur les enfants de la détérioration possible de la santé mentale de Mme Wei si elle était renvoyée du Canada rend la décision déraisonnable.

[53] Je suis d’accord avec la famille Weng sur ce point.

[54] L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants requiert une attention particulière (Mubiayi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1010 au para 14). Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême a conclu ce qui suit au paragraphe 75 :

[P]our que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[55] Dans la décision Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 [Jeong], le juge Boswell a conclu qu’un agent avait omis à tort d’examiner la capacité de la demanderesse de prendre soin de sa fille si elle était renvoyée dans son pays, en dépit du rapport d’une psychologue qui estimait que les symptômes psychologiques de la mère s’aggraveraient en cas de renvoi du Canada (Jeong au para 61).

[56] En l’espèce, l’agent a affirmé qu’il n’y avait [traduction] aucun motif de croire que Mme Wei et son époux ne continueraient pas de prendre soin de leurs enfants et de les encadrer à leur retour en Chine (la décision à la p 12). Il ressort clairement de la décision que l’agent a omis de se pencher sur la question de savoir en quoi les répercussions du renvoi sur la santé mentale de Mme Wei se répercuteraient sur l’intérêt supérieur des enfants. Dans un contexte où l’agent a bel et bien reconnu la possibilité que l’état mental de Mme Wei était susceptible de s’aggraver si elle était renvoyée du Canada, son omission d’examiner ce facteur dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants constitue sans nul doute une lacune dans toute l’analyse.

[57] J’accepte que l’agent a accordé un poids limité au rapport du Dr Lo. Toutefois, il ressort clairement de la décision que l’agent a reconnu les problèmes de santé mentale dont souffrait Mme Wei et le fait que son état mental pouvait s’aggraver à son retour en Chine. Je reconnais que l’agent n’a pas accepté les éléments de preuve fournis par le Dr Lo à l’égard d’une urgence en santé mentale ou crise psychotique aiguë après son renvoi, mais il y avait certainement des préoccupations au sujet des problèmes de santé mentale de Mme Wei après son retour en Chine. Ce sont ces répercussions sur les enfants que l’agent a totalement laissées de côté. Avec ou sans une crise psychotique aiguë si elle était renvoyée du Canada, les répercussions de la détérioration de la santé mentale de Mme Wei sur ses enfants devaient être prises en compte dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

[58] Comme l’a souligné l’avocate de la famille Weng à l’audience, l’agent a écarté des arguments précis qu’avait formulés la famille Weng à ce sujet dans ses observations présentées à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Au paragraphe 46 des observations en question, la famille a soutenu que [traduction] « [l]es intérêts relatifs à la sécurité personnelle des demandeurs mineurs comprennent la capacité de pratiquer leur religion sans danger et le fait de recevoir tout le soutien et l’encadrement possibles de leur mère malgré sa maladie mentale. L’incidence d’une décision défavorable à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sur les intérêts en question a été analysée précédemment. Il convient aussi de noter que la persécution religieuse et/ou une détérioration de l’état mental de leur mère aurait des conséquences néfastes pour l’intérêt supérieur des enfants, mais aussi pour leurs besoins fondamentaux ». Il ne fait aucun doute que les répercussions d’une détérioration de la santé mentale de Mme Wei ont été portées à l’attention de l’agent dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[59] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a rappelé aux cours de révision qu’une explication motivée d’un décideur administratif comportait deux éléments connexes : le caractère suffisant, et la logique, la cohérence et la rationalité (Vavilov aux para 96, 103–104). Le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128). Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 [Alexion], un « point central » repose, entre autres, sur les « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Alexion au para 13, citant Vavilov aux para 127–128) : « [e]n rendant sa décision, le [décideur] devra veiller à fournir une explication motivée et facile à discerner pour les questions centrales – les questions sur lesquelles l’affaire reposera et les questions de grande importance que les parties auront soulevées dans leurs observations » [non souligné dans l’original] (Alexion au para 70). En l’espèce, la famille Weng a expressément fait valoir la préoccupation selon laquelle une détérioration de l’état mental de Mme Wei aurait un effet néfaste sur les enfants dans ses observations à l’appui de sa demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Il s’agissait indubitablement d’une question fondamentale et d’un élément important soulevés par la famille Weng dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a toutefois totalement écarté ces éléments dans ses motifs. L’agent a soit laissé de côté les éléments de preuve et les arguments présentés par la famille Weng, soit n’a pas été attentif et sensible à la question dont il était saisi. Quoi qu’il en soit, l’omission de l’agent d’examiner cet élément de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la famille Weng est suffisante pour rendre la décision déraisonnable.

[60] Autrement dit, la décision ne remplit pas les exigences minimales de la [traduction] « justification adaptée » parce que la famille Weng a formulé des observations spécifiques se rapportant directement aux motifs sur lesquels repose la décision (Nesarzadeh v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 CF 568 au para 13). Il va de soi que l’agent n’était pas tenu d’accepter tous les arguments avancés par la famille Weng dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il devait examiner cet élément et fournir une explication quant à la façon dont il l’avait pris en compte dans son analyse. Une décision raisonnable doit démontrer que le décideur a tenu compte des preuves et des arguments centraux pertinents dans le cadre juridique applicable. Cela n’a pas été fait en l’espèce. Au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a statué qu’une cour de révision « doit être convaincue qu’“[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait” ». En l’espèce, il n’y a aucun mode d’analyse à déceler ou à suivre en ce qui concerne les répercussions sur ses enfants d’une détérioration possible de l’état mental de Mme Wei.

[61] En raison de l’importance de l’intérêt supérieur des enfants dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la famille Weng et dans la décision de l’agent, cette lacune dans l’analyse effectuée par l’agent justifie l’intervention de la Cour. À cet égard, je ne suis pas en mesure de « suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale » (Vavilov au para 102). Cet élément est suffisant pour conclure que la décision est déraisonnable.

E. Omission de procéder à une appréciation globale

[62] La famille Weng soutient que l’agent a commis une erreur en adoptant une approche « en silo » pour chaque facteur particulier, sans prendre en compte leur effet cumulatif. Elle renvoie à de multiples cas où l’agent a mentionné qu’il accordait [traduction] « un certain poids » à différents facteurs, dont l’intérêt supérieur des enfants, mais où il a conclu, en dernière analyse, qu’il n’était pas convaincu que l’un quelconque d’entre eux justifiait une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[63] Bien que je ne souscrive pas entièrement à l’argument avancé par la famille Weng à cet égard, le fait que l’intérêt supérieur des enfants, auquel l’agent a accordé un poids [traduction] « important » doive être apprécié de nouveau signifie que toute la démarche de pondération doit aussi être revue.

[64] L’agent a mentionné qu’il avait comparé les facteurs favorables et défavorables les uns aux autres [traduction] « dans le cadre d’une appréciation globale » (la décision à la p 13), mais qu’il n’était pas, en dernière analyse, convaincu qu’il y avait suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour justifier l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La question de savoir si les [traduction] « facteurs favorables » l’emportent sur les facteurs défavorables n’est pas une appréciation mathématique, comme l’a souligné le ministre. Le simple fait que l’agent a relevé à maintes reprises des facteurs ayant [traduction] « un certain poids » en faveur de la famille Weng ne donne pas droit à celle-ci à une issue favorable.

[65] Cependant, étant donné que dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a omis de prendre en compte les répercussions d’une aggravation possible des symptômes psychologiques de Mme Wei si elle était renvoyée du Canada, il s’ensuit que la démarche de pondération de l’ensemble des facteurs était viciée en soi. Plus particulièrement, je souligne l’affirmation de l’agent qui suit : [traduction] « Bien que j’accorde un poids considérable à [l’intérêt supérieur des enfants], j’estime que ce facteur ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs et n’est pas un facteur déterminant qui justifie une dispense » (la décision à la p 12). Si l’agent avait dûment apprécié l’intérêt supérieur des enfants à la lumière des problèmes de santé mentale de Mme Wei, il y a une possibilité réelle que cet élément ait pu devenir un facteur déterminant justifiant une dispense. C’est cet aspect qui devra faire l’objet d’un nouvel examen par un autre agent.

IV. Conclusion

[66] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la famille Weng est accueillie. La décision ne repose pas sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle étant donné que les conclusions tirées par l’agent quant à l’intérêt supérieur des enfants ne constituent pas une issue raisonnable eu égard aux contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti et aux éléments de preuve. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

[67] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-7527-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 22 juillet 2022 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour nouvel examen quant au fond par un autre agent, conformément aux présents motifs.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7527-22

INTITULÉ :

WEI ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AOÛT 2023

COMPARUTIONS :

Alison Pridham

POUR LES DEMANDEURS

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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