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Date : 20230810


Dossier : IMM‑6690‑21

Référence : 2023 CF 1094

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 août 2023

En présence de madame la juge Tsimberis

ENTRE :

OLAJUWON FATIMOT BELLO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 septembre 2021 par laquelle un représentant du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC ou l’agent) a rejeté sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada au titre de la politique d’intérêt public temporaire visant les demandeurs d’asile qui travaillaient dans le secteur de la santé au Canada durant la pandémie de COVID‑19 (la politique d’intérêt public ou le programme offrant une voie d’accès). La demanderesse conteste la décision de l’agent, qui a conclu qu’elle ne répondait pas aux critères d’admissibilité de la politique d’intérêt public.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée, puisqu’il était raisonnable de la part de l’agent de rejeter la demande, étant donné que la demanderesse ne répondait pas aux critères d’admissibilité. La demanderesse a présenté une demande au titre du programme offrant une voie d’accès malgré le fait qu’elle n’y était pas admissible. Comme je l’explique plus en détail ci‑après, les modalités du programme offrant une voie d’accès indiquent expressément qu’une personne n’est pas admissible lorsque, comme la demanderesse, elle est interdite de territoire pour des raisons autres que celles qui sont énoncées dans la politique d’intérêt public et, plus particulièrement, pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). La demanderesse n’a pas contesté devant l’agent son interdiction de territoire pour criminalité. La demanderesse a plutôt demandé à être exemptée de l’application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR et a renvoyé au Guide sur le traitement des demandes au Canada IP 5, qui concerne les demandes présentées pour des motifs d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse affirme devant la Cour qu’elle pouvait être présumée réadaptée, mais n’a pas présenté cet argument devant l’agent. Quoi qu’il en soit, la Cour est d’accord avec le défendeur pour affirmer que la demanderesse ne pouvait pas être présumée réadaptée suivant le sous-alinéa 18(2)a)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le RIPR).

[4] Pour ce qui est des arguments sur les considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse, celle-ci confond le programme offrant une voie d’accès créé en vertu de l’article 25.2 de la LIPR avec une dispense octroyée pour des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Comme l’agent l’a raisonnablement fait remarquer, à l’heure actuelle, la demanderesse ne peut pas se voir octroyer une dispense pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

II. Contexte

A. Faits

[5] La demanderesse, Mme Olajuwon Fatimot Bello, est une citoyenne nigériane qui est née à Lagos, au Nigéria.

[6] En mai 2005, la demanderesse est allée en Angleterre avec son époux de l’époque. Pour entrer dans le pays, la demanderesse a utilisé un faux passeport, sur lequel figuraient un nom et une date de naissance différents des siens. Le passeport comportait le vrai nom de la demanderesse (Olajuwon Fatimot Bello) et le nom de famille de son ex‑époux (Oluwole).

[7] En février 2010, la demanderesse a été arrêtée au Royaume‑Uni pour emploi de documents contrefaits, puis accusée et reconnue coupable de l’infraction. La demanderesse a plaidé coupable, et la Cour a sursis au prononcé de la peine et lui a imposé 80 heures de travaux communautaires, qu’elle a effectués.

[8] En novembre 2017, la demanderesse, accompagnée de ses deux enfants mineurs, a demandé l’asile au Canada.

[9] En 2019, un rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) et visant la demanderesse indiquait que cette dernière était interdite de territoire pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[10] En août 2021, alors que sa demande d’asile était en attente de traitement, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au titre du programme offrant une voie d’accès. Dans cette demande de résidente permanente, elle a reconnu qu’elle était interdite de territoire en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Cependant, elle a déclaré qu’elle [traduction] « demandait une dispense » de l’interdiction de territoire, elle a souligné que l’article 25.2 [traduction] « donne des indications sur le [programme offrant une voie d’accès] » et a ensuite renvoyé à des principes juridiques et à des lignes directrices tirées du Guide sur le traitement des demandes au Canada d’IRCC intitulé « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire ». Après avoir dressé une liste des facteurs et des motifs énoncés dans le guide IP 5 pour aider les agents qui évaluent les demandes présentées pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1), la demanderesse a déclaré qu’il est important de prendre en considération les intérêts d’ordre familial [TRADUCTION] « dans le traitement d’une demande présentée au titre de l’article 25 de la Loi ». Elle a souligné que, en raison de son lien étroit avec ses enfants, un renvoi du Canada entraînerait, pour elle et ses enfants, des difficultés injustifiées.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] Dans une lettre datée du 29 septembre 2021, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse au titre du programme offrant une voie d’accès. Il était indiqué dans la lettre que la demanderesse n’était pas admissible à la nouvelle politique d’intérêt public pour les motifs suivants :

[traduction]

Vous êtes interdite de territoire pour des raisons autres que celles qui sont énoncées dans l’une des politiques d’intérêt public :

36(1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[…]

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

[12] Les motifs de la décision joints à la lettre comprenaient la justification suivante :

[traduction]

La demandeure principale a été reconnue coupable, le 22/04/2010, au Royaume‑Uni, d’une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, équivaudrait à l’emploi, à la possession ou au trafic d’un document contrefait au sens du paragraphe 368(1) du Code criminel du Canada. Il s’agit d’une infraction punissable par mise en accusation et passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans. Par conséquent, la demandeure principale est interdite de territoire en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Un rapport a été établi en vertu de l’article 44 le 12/03/2019.

La demandeure principale a demandé une dispense de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)b) en se fondant sur le guide IP 5. Toutefois, il s’agit d’une demande présentée au titre de la politique d’intérêt public temporaire visant certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé, et non pas d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je constate que la demandeure principale ne peut pas présenter de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, étant donné qu’elle a présenté une demande d’asile qui est en attente devant la Section de la protection des réfugiés et qu’elle est donc visée par l’alinéa 25(1.2)b) de la LIPR.

La demandeure est interdite de territoire pour des raisons autres que celles qui sont énoncées dans la politique d’intérêt public.

Les critères d’admissibilité s’appliquant aux travailleurs de la santé n’ont pas été remplis.

La demande est rejetée.

[13] L’agent a rejeté la demande présentée par la demanderesse en vue d’obtenir une dispense de l’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 36(1)b), étant donné qu’il s’agissait d’une demande présentée au titre de la politique d’intérêt public du programme offrant une voie d’accès, et non d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14] Enfin, l’agent a fait observer que la demanderesse ne pouvait pas présenter de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, puisqu’elle avait déjà présenté une demande d’asile qui était pendante devant la Section de la protection des réfugiés, de sorte qu’elle était visée par l’alinéa 25(1.2)b) de la LIPR.

C. Dispositions pertinentes

[15] Dans la présente affaire, les dispositions pertinentes sont les paragraphes 25(1), 25(1.2) et 25.2(1) et l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, les paragraphes 18(1) et 18(2) du RIPR et les paragraphes 368(1), 368(1.1) et 368(2) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46 (le Code criminel), reproduits ci‑après :

Code criminel

Emploi, possession ou trafic d’un document contrefait

368(1) Commet une infraction quiconque, sachant ou croyant qu’un document est contrefait, selon le cas :

a) s’en sert, le traite ou agit à son égard comme s’il était authentique;

b) fait ou tente de faire accomplir l’un des actes prévus à l’alinéa a), comme s’il était authentique;

c) le transmet, le vend, l’offre en vente ou le rend accessible à toute personne, sachant qu’une infraction prévue aux alinéas a) ou b) sera commise ou ne se souciant pas de savoir si tel sera le cas;

d) l’a en sa possession dans l’intention de commettre une infraction prévue à l’un des alinéas a) à c).

Peine

(1.1) Quiconque commet une infraction prévue au paragraphe (1) est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

Où qu’il soit fabriqué

(2) Aux fins des poursuites engagées en vertu du présent article, l’endroit où un document a été contrefait est sans conséquence.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25(1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 […] ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 […] ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[…]

Exceptions

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger faite au titre du paragraphe (1) dans les cas suivants :

[…]

b) il a présenté une demande d’asile qui est pendante devant la Section de la protection des réfugiés ou de la Section d’appel des réfugiés;

[…]

Séjour dans l’intérêt public

25.2 (1) Le ministre peut étudier le cas de l’étranger qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi et lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, si l’étranger remplit toute condition fixée par le ministre et que celui‑ci estime que l’intérêt public le justifie.

[…]

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[…]

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

[…]

Application

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) [et (2)]

[…]

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

d) la preuve du fait visé à l’alinéa (1)c) est, s’agissant du résident permanent, fondée sur la prépondérance des probabilités;

[…]

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés

Réadaptation

18 (1) Pour l’application de l’alinéa 36(3)c) de la Loi, la catégorie des personnes présumées réadaptées est une catégorie réglementaire.

Qualité

(2) Font partie de la catégorie des personnes présumées réadaptées les personnes suivantes :

a) la personne déclarée coupable, à l’extérieur du Canada, d’au plus une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation si les conditions suivantes sont réunies :

(i) l’infraction est punissable au Canada d’un emprisonnement maximal de moins de dix ans

[…]

III. Questions en litige

[16] Dans la présente affaire, la question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Plus précisément, la demanderesse allègue que l’agent a commis des erreurs, ce qui soulève les questions en litige suivantes :

  1. L’agent aurait‑il dû examiner la réadaptation présumée de la demanderesse suivant l’alinéa 36(3)c) de la LIPR et les paragraphes 18(1) et 18(2) du RIPR?

  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte des considérations d’ordre humanitaire exposées par la demanderesse à l’appui de la demande de résidence permanente qu’elle a présentée au titre du programme offrant une voie d’accès?

IV. Norme de contrôle

[17] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (c’est-à-dire un contrôle judiciaire qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[18] Dans la présente affaire, la demanderesse soutient que la Cour devrait appliquer la norme de contrôle de la décision correcte parce que [traduction] « la question de savoir si la demanderesse est admissible ou non à présenter une demande de résidence permanente au Canada au titre de la politique d’intérêt public est une question de droit, pour laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte ». L’avocat de la demanderesse ne renvoie à aucune jurisprudence pour étayer cette affirmation.

[19] En réponse à cet argument, le défendeur a soutenu que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation par un décideur d’une loi liée à son mandat, en renvoyant au paragraphe 109 de l’arrêt Vavilov :

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’application appropriée de la norme de la décision raisonnable permet de dissiper la crainte que le décideur administratif puisse interpréter la portée de sa propre compétence de manière à étendre ses pouvoirs au‑delà de ce que voulait le législateur. Il est ainsi inutile de conserver une catégorie de questions touchant « véritablement » à la compétence assujetties au contrôle selon la norme de la décision correcte. Si, en règle générale, il y a lieu de faire preuve de déférence envers l’interprétation que donne le décideur du pouvoir que lui confère la loi, ce dernier doit néanmoins justifier convenablement son interprétation. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne permet pas au décideur administratif de s’arroger des pouvoirs que le législateur n’a jamais voulu lui conférer. De la même manière, un organisme administratif ne saurait exercer un pouvoir qui ne lui a pas été délégué. Contrairement aux préoccupations exprimées par nos collègues (par. 285), cette démarche ne fait pas resurgir la notion d’« erreur de compétence » dans le contrôle judiciaire; elle ne fait que relever l’une des contraintes évidentes et nécessaires qui s’imposent aux décideurs administratifs.

[20] Le défendeur a raison.

[21] La norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, et la Cour de révision ne peut appliquer la norme de contrôle de la décision correcte que si l’une des exceptions énoncées dans l’arrêt Vavilov s’applique. En l’espèce, aucune des exceptions mentionnées par la Cour suprême au paragraphe 17 de l’arrêt Vavilov ne s’applique.

[22] De plus, dans la décision Aje c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 811, rendue récemment, le juge Southcott a appliqué la norme de la décision raisonnable à l’interprétation par un agent des exigences de la politique d’intérêt public du programme offrant une voie d’accès (aux para 19 et 29).

[23] Compte tenu du cadre établi dans l’arrêt Vavilov, de la jurisprudence de la Cour sur la politique d’intérêt public et du défaut de la demanderesse de renvoyer à des précédents justifiant de s’écarter de la norme de contrôle de la décision raisonnable qui est présumée s’appliquer, la Cour examine la décision de l’agent en appliquant la norme de la décision raisonnable.

[24] Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov, au para 83.

[25] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et que, à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[26] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

A. Le cadre de la politique d’intérêt public : le programme offrant une voie d’accès

[27] Le programme offrant une voie d’accès découle de la mise en place d’une politique d’intérêt public temporaire :

En reconnaissance de leurs services exceptionnels, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a mis en place une politique d’intérêt public temporaire pour faciliter l’octroi de la résidence permanente à certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé au Canada en fournissant des soins directs aux patients durant la pandémie de COVID‑19.

[28] Le programme offrant une voie d’accès a été créé en vertu de l’article 25.2 de la LIPR :

J’établis donc, par la présente, conformément au pouvoir qui m’est conféré en vertu de l’article 25.2 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), que l’intérêt public justifie l’octroi de la résidence permanente aux étrangers qui répondent aux conditions et critères [d’admissibilité] énumérés ci‑dessous. [Non souligné dans l’original.]

[29] L’article 25.2 de la LIPR prévoit expressément que « l’étranger [doit] rempli[r] toute condition fixée par le ministre ».

[30] Toutes les conditions énoncées par le ministre figurent dans la politique d’intérêt public temporaire. Le document au dossier dont dispose la Cour (la pièce B jointe à l’affidavit déposé par Mme Bello et daté du 25 janvier 2022), qui présente la politique d’intérêt public temporaire sur laquelle se fonde le programme offrant une voie d’accès, est un document du gouvernement du Canada intitulé « Politique d’intérêt public temporaire visant à faciliter l’octroi de la résidence permanente pour certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé durant la pandémie de COVID‑19 » (le document de politique), et il peut être consulté sur Internet à l’adresse suivante : https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/mandat/politiques-directives-operationnelles-ententes-accords/residence-permanente-secteur-sante-pandemie-canada.html.

[31] Aux fins de l’examen des questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire, il n’est pas nécessaire d’énoncer l’ensemble des conditions énumérées dans le document de politique. La condition en cause dans la présente demande de contrôle judiciaire est la cinquième condition énoncée dans le document de politique, soit celle de ne pas être interdit de territoire, sauf pour l’une des raisons mentionnées.

Conditions (critères d’[admissibilité]) pour les demandeurs principaux

Aux termes des considérations d’intérêt public susmentionnées, les agents délégués peuvent accorder la résidence permanente aux étrangers qui répondent aux conditions suivantes.

A) L’étranger :

[…]

5. N’est pas interdit de territoire, sauf pour l’une des raisons suivantes : ne pas avoir respecté les conditions liées à son séjour temporaire, notamment avoir dépassé la durée de séjour autorisée par un visa, une fiche de visiteur, un permis de travail ou un permis d’études, ou avoir travaillé ou étudié sans y être autoris[é] aux termes de la Loi (pourvu que ce soit seulement en raison de la perte de leur autorisation à travailler due à une mesure de renvoi devenue exécutoire à leur égard tel que spécifié dans le cadre de la condition A)2 décrite ci‑dessus); être entré au Canada sans le visa ou autre document requis par le Règlement; être entré au Canada sans passeport ou titre de voyage valide. Toutefois, en vue d’accorder la résidence permanente en vertu de cette politique d’intérêt public, l’étranger et les membres de sa famille doivent, selon le sous‑alinéa 72(1)e)(ii) du Règlement, fournir au ministère d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada un des documents énumérés sous le paragraphe 50(1) du Règlement. Si l’étranger et les membres de sa famille sont dans l’incapacité d’obtenir un des documents énumérés sous le paragraphe 50(1) du Règlement (par exemple un passeport ou un titre de voyage) tel qu’exigé selon le sous‑alinéa 72(1)e)(ii) du Règlement, une exemption de cette exigence peut être accordée si ces étrangers peuvent fournir un document décrit sous le paragraphe 178(1) du Règlement à la condition que le document de remplacement soit conforme aux exigences du paragraphe 178(2) du Règlement (le libellé spécifique de ces articles est fourni en Annexe A). [Non souligné dans l’original.]

[32] Selon le document de politique, les personnes interdites de territoire au Canada pour grande criminalité (comme il est expliqué plus en détail ci‑après) sont [traduction] « interdites de territoire pour des raisons autres que celles qui sont précisées dans le document de politique » (voir la condition 5 ci‑dessus), et il est explicitement précisé que ces personnes ne sont pas admissibles à la résidence permanente au titre du programme offrant une voie d’accès.

B. L’agent aurait‑il dû examiner la réadaptation présumée de la demanderesse suivant l’alinéa 36(3)c) de la LIPR et les paragraphes 18(1) et 18(2) du RIPR?

[33] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur parce qu’il n’a pas examiné la question de savoir si la demanderesse appartient à la catégorie des personnes présumées réadaptées aux termes de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR et des paragraphes 18(1) et 18(2) du RIPR.

[34] Au paragraphe 12 de son mémoire, la demanderesse a déclaré ce qui suit : [traduction] « Une évaluation de la situation d’un ressortissant étranger qui est interdit de territoire, plus particulièrement en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, devrait normalement tenir compte des dispositions de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR et des paragraphes 18(1) et 18(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], qui prévoient une catégorie réglementaire de personnes qui sont présumées réadaptées en raison du temps qui s’est écoulé. »

[35] Premièrement, l’argument concernant la « réadaptation présumée » n’a pas été présenté à l’agent. Il est établi dans l’arrêt Vavilov que, pour l’évaluation du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit tenir compte des observations que la partie a présentées au décideur et que « [c]ela peut expliquer un aspect du raisonnement du décideur qui ne ressort pas à l’évidence des motifs eux‑mêmes; cela peut aussi révéler que ce qui semble être une lacune des motifs ne constitue pas en définitive un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence » (para 94).

[36] Deuxièmement, selon l’arrêt Vavilov, « […] les parties adverses ont pu faire des concessions pour éviter que le décideur n’ait à trancher une question » (para 94). La demanderesse a reconnu devant l’agent qu’elle était interdite de territoire en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Dans ses observations présentées à l’agent, l’avocat de la demanderesse a déclaré ce qui suit : [traduction] « Mme Bello est interdite de territoire au Canada pour criminalité », mais « elle pourrait, si ce n’était de son casier judiciaire, être admissible au titre du programme offrant une voie d’accès à la résidence permanente des travailleurs de la santé […] ». Dans l’affidavit qu’elle a présenté à l’agent, la demanderesse a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je suis interdite de territoire au Canada en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. » La demanderesse a fait cette déclaration dans le but de demander une [traduction] « exemption » ou « une dispense » de l’interdiction de territoire.

[37] Bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire qu’il ne faudrait pas examiner l’argument de la demanderesse concernant la « réadaptation présumée » parce qu’il n’a pas été présenté au décideur, je suis de toute façon d’avis que la demanderesse a tort au sujet de sa réadaptation présumée.

[38] La demanderesse ne peut être présumée réadaptée, puisqu’elle a été reconnue coupable à l’extérieur du Canada d’une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’« au moins dix ans ». Aux termes des paragraphes 18(1) et 18(2) du RIPR, une personne peut être présumée réadaptée seulement si l’infraction commise est punissable au Canada d’un emprisonnement de « moins de dix ans ». Toutefois, comme l’agent l’a souligné à juste titre dans les motifs de sa décision, la demanderesse a été reconnue coupable d’avoir contrefait des documents, ce qui constitue une infraction passible d’un emprisonnement maximal de dix ans (art 368(1.1) du Code criminel).

[39] Le raisonnement qui précède est confirmé par la juge Johanne Gauthier dans la décision Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 708 au para 19 :

L’économie générale de la LIPR, particulièrement en ce qui concerne la grande criminalité, est examinée et analysée dans l’arrêt Medovarski, ainsi que dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hyde, 2006 CAF 379, et il n’est pas nécessaire que je l’énonce à nouveau en l’espèce. Le texte du paragraphe 249(3) du Code criminel est clair et s’il comportait des ambiguïtés (dont il est dépourvu, à mon avis), elles seraient totalement dissipées par un examen de la version française qui révèle de manière extrêmement claire que l’emprisonnement maximal de dix ans est visé. C’est pourquoi en l’espèce, les précisions suivantes s’imposent :

a. La définition de grande criminalité prévue au paragraphe 36(1) vise les infractions commises à l’étranger qui constitueraient des infractions punissables d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, c’est‑à‑dire égal ou supérieur à dix ans.

b. Le paragraphe 249(3) du Code criminel prévoit un emprisonnement maximal de dix ans, c’est‑à‑dire égal ou inférieur à dix ans.

c. Selon l’alinéa 36(3)c) de la LIPR et l’article 18 du Règlement, la réadaptation n’est présumée qu’à l’égard des infractions punissables d’un emprisonnement maximal inférieur à dix ans, ce qui signifie 9 ans et 364 jours.

[Non souligné dans l’original.]

[40] De même, l’agent a raisonnablement jugé en l’espèce que la demanderesse ne pouvait être présumée réadaptée.

C. L’agent a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte des considérations d’ordre humanitaire exposées par la demanderesse à l’appui de la demande de résidence permanente qu’elle avait présentée au titre du programme offrant une voie d’accès?

[41] Dans le cadre de sa demande présentée au titre de la politique d’intérêt public, la demanderesse a demandé une dispense de l’interdiction de territoire pour grande criminalité prononcée contre elle en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, et elle renvoie au Guide sur le traitement des demandes au Canada IP 5, qui porte sur les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse soutient que l’agent aurait dû exercer le pouvoir conféré par l’article 25.2 ou le paragraphe 25(1) de la LIPR pour l’exempter des conditions d’admissibilité du programme offrant une voie d’accès.

[42] Il était raisonnable de la part de l’agent de rejeter la demande au motif qu’il s’agissait d’une demande présentée au titre de la politique d’intérêt public temporaire visant certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé, et non d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a fait observer que la demanderesse n’est pas admissible à présenter une demande pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, puisqu’elle est visée par l’alinéa 25(1.2)b) de la LIPR du fait qu’elle a présenté une demande d’asile qui est pendante.

[43] Pour les motifs exposés ci‑après, qui sont essentiellement tirés du mémoire des arguments supplémentaires du défendeur, la Cour est d’avis que l’agent a eu raison de ne pas examiner les arguments de la demanderesse sur les considérations d’ordre humanitaire dans le cadre de la demande de résidence permanente présentée au titre du programme offrant une voie d’accès créé en vertu de l’article 25.2 de la LIPR.

[44] Comme la Cour et la Cour d’appel l’ont établi, les politiques d’intérêt public adoptées sous le régime de l’article 25.2 de la LIPR n’ont aucun contenu objectif. Le contenu et l’objet des politiques relèvent plutôt entièrement de « ceux à qui est confié le pouvoir constitutionnel d’établir des politiques ». Le programme offrant une voie d’accès a été créé en vertu de l’article 25.2 de la LIPR, et le ministre qui a établi la politique a déterminé que les personnes interdites de territoire pour grande criminalité n’étaient pas admissibles au programme. Dans l’arrêt Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34 [Tapambwa], au paragraphe 104, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée en ces mots :

En premier lieu, les politiques publiques ne comportent aucun contenu objectif. Le contenu de la politique publique est dévolu au ministre et n’a pas été délégué (De Araujo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 363, aux paragraphes 19 à 23). Du point de vue des appelants, le ministre a l’obligation non limitative d’examiner toutes les demandes de dérogation aux exigences de la LIPR et d’établir une politique pertinente dans le cadre de laquelle la demande de renonciation sera examinée. Il s’agirait d’une évolution importante, voire d’une modification judiciaire, du régime législatif. Cela donnerait lieu, au sommet du système, à un autre appel définitif au ministre dans tous les cas, notamment ceux à la veille du renvoi.

[45] De plus, l’agent n’avait pas le pouvoir de contourner ou de lever les conditions d’admissibilité en vertu de l’article 25.2 de la LIPR. Une telle décision aurait été contraire aux conditions explicites de la politique d’intérêt public et elle aurait été déraisonnable. La Cour fédérale, dans la décision Aje, a expliqué ce qui suit au paragraphe 29, en renvoyant à la décision Abraham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 449 :

[29] Je reviens sur le fait, confirmé dans la décision Abraham, que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation de la politique d’intérêt public temporaire par l’agent, ce qui signifie qu’une certaine déférence et une certaine latitude doivent lui être accordées. Comme la Cour l’a indiqué dans la décision Abraham, si le libellé d’une politique ministérielle ne laisse à l’agent aucune marge de manœuvre dans son interprétation, une décision contraire à ce libellé sera déraisonnable (au para 17).

[46] Dans ses arguments, la demanderesse confond l’article 25.2 de la LIPR avec le paragraphe 25(1) de la LIPR. Bien que le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoie des considérations précises, la demande en cause a été présentée au titre d’une politique d’intérêt public créée sous le régime de l’article 25.2 de la LIPR.

[47] Les considérations d’intérêt public ont été, en vertu de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, extraites du paragraphe 25(1) de la LIPR et remises à la seule compétence et initiative du ministre (Tapambwa, au para 108). Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 103 de l’arrêt Tapambwa, l’article 25.2 ne comporte pas les mêmes exigences législatives que le paragraphe 25(1) de la LIPR :

[103] Mis à part ces similitudes, il y a cependant une distinction frappante entre le paragraphe 25(1) et l’article 25.2. Le premier comporte un texte impératif. Le ministre « doit » examiner les demandes de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire. Par contre, l’article 25.2 est discrétionnaire. Le ministre « peut » envisager d’accorder une dispense. On ne peut donc pas conférer au mot facultatif ou discrétionnaire « peut » une connotation impérative.

[48] Un agent qui examine une demande fondée sur une politique d’intérêt public présentée au titre de l’article 25.2 n’effectue pas une analyse complète des considérations d’ordre humanitaire, mais il est contraint par les conditions de la politique d’intérêt public et, « si le libellé d’une politique ministérielle ne laisse à l’agent aucune marge de manœuvre dans son interprétation, une décision contraire à ce libellé sera déraisonnable » (Aje, au para 29).

[49] La demanderesse n’a pas présenté sa demande au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. De plus, comme l’a fait remarquer l’agent, la demanderesse ne peut pas, selon la loi, se prévaloir du paragraphe 25(1) de la LIPR, compte tenu de sa demande d’asile pendante. L’agent a souligné que, selon l’alinéa 25(1.2)b) de la LIPR, « [l]e ministre ne peut étudier la demande de l’étranger faite au titre du paragraphe (1) dans les cas suivants : […] b) il a présenté une demande d’asile qui est pendante devant la Section de la protection des réfugiés ou de la Section d’appel des réfugiés ».

[50] La demanderesse ne conteste pas qu’elle a une demande d’asile pendante devant la Section de la protection des réfugiés et elle n’a pas convaincu la Cour que l’alinéa 25(1.2)b) de la LIPR ne s’applique pas en l’espèce.

[51] Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent n’est pas déraisonnable.

VI. Conclusion

[52] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est justifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6690‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6690‑21

 

INTITULÉ :

OLAJUWON FATIMOT BELLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TSIMBERIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Adetayo G. Akinyemi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Charles Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adetayo G. Akinyemi

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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