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Date : 20230719


Dossier : T‑1736-22

Référence : 2023 CF 985

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 juillet 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

AMANDA YATES, PATRIC LAROCHE, JENNIFER HARRISON, VICTOR ANDRONACHE, SCOTT BENNETT, BEVERLEY MASON-WOOD, DAWN BALL, MATTHEW LECCESE, DARLENE THOMPSON, ALEXANDER MACDONALD ET MARCEL JANZEN

appelants (demandeurs)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé (défendeur)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’un appel interjeté au titre de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] à l’encontre du jugement du 16 mars 2023 par lequel le juge adjoint Horne [le juge des requêtes] a radié l’avis de demande de contrôle judiciaire des demandeurs [la demande]. Le juge des requêtes a conclu que la demande était devenue théorique et a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour pour entendre celle-ci [la décision].

[2] Les demandeurs, qui sont des appelants du fait qu’ils ont interjeté appel, sont onze citoyens canadiens qui sont entrés au Canada par la voie aérienne ou terrestre entre avril et juillet 2022 et qui ont refusé de respecter les mesures de santé publique liées à la COVID‑19 mises en place par l’entremise de décrets pris en vertu de l’article 58 de la Loi sur la mise en quarantaine, LC 2005, c 20 [la Loi] : voir l’annexe A. Les décrets, qui ont finalement été abrogés le 30 septembre 2022, contenaient des mesures imposant les exigences suivantes : (1) les personnes entrant au Canada devaient fournir des renseignements sur leur santé et leur voyage par l’entremise de l’application électronique ArriveCAN; (2) les personnes non vaccinées devaient se mettre quarantaine pendant 14 jours à compter de leur entrée au Canada. Chacun des demandeurs, sauf Alexander Macdonald, a reçu une amende pour ne pas s’être conformé à ces mesures. Sept de ces amendes étaient encore impayées au moment de l’audition de l’appel.

[3] Les demandeurs ont présenté leur demande en août 2022 pour contester la constitutionnalité et la validité des décrets et solliciter les réparations suivantes :

  1. Un jugement déclaratoire au titre de l’article 52 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte], selon lequel les décrets portent atteinte aux droits garantis aux dispositions 2a), 6, 7, 8, 9, 10b) et 15 de la Charte d’une façon injustifiée au titre de l’article premier;

  2. Un jugement déclaratoire portant que les mesures frontalières excèdent la portée de l’article 58 de la Loi;

  3. Des dommages-intérêts de 1 000 $ par demandeur au titre du paragraphe 24(1) de la Charte;

  4. Une ordonnance au titre du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F-7 et du paragraphe 24(1) de la Charte sous forme de bref de certiorari annulant les décrets.

[4] En réponse à la demande, le défendeur a présenté, au titre des articles 369 et 221 des Règles le 28 novembre 2022, une requête en ordonnance de radiation de la demande en raison du caractère théorique de celle-ci [la requête].

[5] Dans la requête, les deux parties s’appuyaient sur le critère à deux volets bien établi, énoncé par la Cour suprême du Canada [la CSC] dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] à la p 353, pour déterminer si le litige est théorique : (1) il faut d’abord se demander si le différend à l’origine de l’instance a disparu; (2) si c’est le cas, la Cour décide alors si elle doit malgré tout exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire.

[6] Dans une tout autre affaire, neuf des onze demandeurs ont aussi intenté parallèlement devant notre Cour, en janvier 2023, une action simplifiée en dommages-intérêts fondée sur la Charte [l’action] contre le défendeur. Le fondement de l’action est que les Règles ne permettent pas que des dommages‑intérêts soient accordés en vertu de la Charte dans le cadre d’une demande. Les demandeurs indiquent qu’ils ont l’intention de faire en sorte que la demande et l’action soient entendues simultanément.

[7] Le juge des requêtes a conclu que la demande était devenue théorique et il a donc refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. Par conséquent, il a accueilli la requête du défendeur avec dépens.

[8] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai l’appel avec dépens.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[9] J’examinerai les questions de fond soulevées par les demandeurs dans l’ordre suivant :

  1. Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en déterminant que la demande était devenue théorique?

  2. Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande?

[10] Les parties conviennent que les normes de contrôle applicables en appel qui sont énoncées dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen] s’appliquent aux appels interjetés à l’encontre d’ordonnances discrétionnaires d’un juge adjoint : Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 au para 28. Quant à la norme applicable aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il est possible d’isoler une question de droit, la norme applicable est celle de la décision correcte : Housen, aux para 8 et 27. Quant aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il n’est pas possible d’isoler une question de droit, la norme consiste à établir si le décideur a commis une erreur manifeste et dominante : Housen, aux para 10 et 28.

[11] Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la définition des questions dont la Cour est saisie pour établir la norme de contrôle applicable. Dans leurs observations écrites, les demandeurs font valoir que les conclusions du juge des requêtes sur les deux volets du critère de l’arrêt Borowski, soit la question de savoir si la demande était devenue théorique et la question de savoir si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande, constituent des questions de droit, et qu’en conséquence, la norme applicable est celle de la décision correcte.

[12] À l’audience devant moi, les demandeurs semblaient se limiter à deux questions qui, à leur avis, commandent l’application de la norme de la décision correcte :

  • 1)L’erreur que le juge des requêtes a faite dans l’interprétation de l’arrêt Spencer c Canada (Procureur général), 2023 CAF 8 [Spencer CAF] de la Cour d’appel fédérale;

  • 2)Les motifs insuffisants que le juge des requêtes a fournis pour justifier sa décision.

[13] Je conclus que ni l’une ni l’autre de ces erreurs alléguées n’est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La seule question susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte est celle de savoir si le juge des requêtes a retenu le bon critère juridique et analysé les bons facteurs juridiques pour conclure que la demande était devenue théorique. La question de savoir comment le juge des requêtes a appliqué le bon critère juridique aux faits dont il était saisi est une question mixte de fait et de droit, qui est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante, laquelle appelle un degré élevé de retenue.

[14] Selon les demandeurs, comme [traduction] « l’erreur factuelle » que le juge des requêtes aurait commise ne découle pas des faits en l’espèce, mais bien de la façon dont il convient d’interpréter l’arrêt Spencer CAF, l’erreur devrait être considérée comme une erreur de droit. Je rejette cet argument. Que le juge des requêtes ait commis ou non une erreur de fait quant aux arguments invoqués devant la Cour d’appel fédérale dans Spencer CAF, toute erreur d’interprétation qu’il aurait commise sur ce qui se dégage de cette affaire dans le contexte de la requête ne comporte pas une question de droit qu’il est possible d’isoler. Il s’agit plutôt d’une question mixte de fait et de droit assujettie à un contrôle empreint de déférence.

[15] En ce qui concerne le caractère adéquat des motifs, comme le souligne le défendeur à juste titre, il ne permet plus à lui seul de casser une décision. Les motifs doivent plutôt « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 304.

[16] Dans l’arrêt Canada c Greenwood, 2021 CAF 186, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée en ces termes au paragraphe 101 :

[…] Les motifs servent à plusieurs objets, notamment justifier le résultat, expliquer les raisons pour lesquelles une des deux parties n’a pas eu gain de cause, fournir matière à un examen valable en appel et convaincre le public que justice a été rendue […]

[17] La Cour d’appel fédérale a cité un certain nombre de décisions, dont l’arrêt R c REM, 2008 CSC 51, dans lequel la jurisprudence sur les motifs est examinée et résumée en ces termes au paragraphe 35 :

[35] En résumé, ces arrêts confirment ceci :

(1) Pour déterminer si des motifs sont suffisants, les cours d’appel doivent adopter une approche fonctionnelle, substantielle et considérer les motifs globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du déroulement du procès, en tenant compte des buts et des fonctions de l’expression des motifs (voir Sheppard, par. 46 et 50; Morrissey, p. 524).

(2) Le fondement du verdict du juge du procès doit être « intelligible », ou pouvoir être discerné. En d’autres termes, il doit être possible de relier logiquement le verdict à son fondement. Il n’est pas nécessaire de décrire en détail le processus suivi par le juge pour arriver au verdict.

(3) Lorsqu’il s’agit de déterminer si le lien logique entre le verdict et son fondement est établi, il faut examiner la preuve, les observations des avocats et le déroulement du procès pour identifier les questions « en litige » telles qu’elles sont ressorties au procès.

Ce résumé n’est pas exhaustif et les tribunaux d’appel voudront peut‑être se reporter au par. 55 de Sheppard pour une liste plus complète des grands principes.

[18] Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le caractère adéquat des motifs ne commande pas l’application de la norme de la décision correcte.

[19] En outre, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes dans la pondération des facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski pour déterminer si une affaire devenue théorique devrait être entendue comporte des questions mixtes de fait et de droit, et qu’en conséquence, la norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique : Plato c Canada (Revenu national), 2015 CAF 217 au para 4; Gupta c Canada (Procureur général), 2021 CAF 202 au para 3; Decor Grates Incorporated c Imperial Manufacturing Group Inc, 2015 CAF 100 aux para 18-29.

[20] Le défendeur s’appuie sur le commentaire que le juge Stratas a formulé dans l’arrêt Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 [South Yukon Forest] au para 46 sur le « degré élevé de retenue » que commande la norme de l’erreur manifeste et dominante :

[…] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

[21] Le défendeur s’appuie également sur les exemples d’erreurs manifestes fournis par le juge Stratas dans l’arrêt Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 [Mahjoub] au para 62 :

[…] À titre d’exemples, mentionnons l’illogisme évident dans les motifs (notamment les conclusions de fait qui ne vont pas ensemble), les conclusions tirées sans éléments de preuve admissibles ou éléments de preuve reçus conformément à la doctrine de la connaissance d’office, les conclusions fondées sur des inférences erronées ou une erreur de logique, et le fait de ne pas tirer de conclusions en raison d’une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve.

[22] J’adopte cet enseignement du juge Stratas pour évaluer les aspects de la décision susceptibles de contrôle selon une norme appelant un degré élevé de déférence.

III. Analyse

A. Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en concluant que la demande était devenue théorique?

[23] Les demandeurs font valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que la demande était devenue théorique, car il existe un litige actuel du fait qu’ils sont nombreux à devoir payer des amendes résultant de la violation des décrets. S’appuyant sur l’arrêt Borowski, les demandeurs soulignent que les indicateurs permettant d’établir s’il existe un litige actuel comprennent la question de savoir si la question est hypothétique ou abstraite, si la décision aura un effet pratique sur les droits des parties et si la question est devenue purement théorique : à la p 353.

[24] Les demandeurs font valoir que la question n’est pas abstraite, car les décrets ont été pris, mis en œuvre et appliqués, ce qui a donné lieu aux amendes importantes qui leur ont été imposées.

[25] Les demandeurs soutiennent également qu’il existe un avantage concret à statuer sur ces amendes. Les demandeurs distinguent la présente affaire de la décision Lavergne-Poitras c Canada (Procureur général), 2022 CF 1391 [Lavergne-Poitras], dans laquelle la Cour a établi qu’il n’existait plus de différend concret et tangible entre les parties, car la politique contestée avait été suspendue et le demandeur avait obtenu la mesure de redressement provisoire qu’il avait demandée dans la demande sous-jacente : au para 14.

[26] D’autre part, les demandeurs établissent une analogie entre la présente affaire et l’arrêt Thermolec Ltée c Stelpro Design Inc, 2019 CAF 301 [Thermolec], dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu, d’une part, qu’il subsistait un litige actuel, car la décision pourrait avoir une incidence sur une instance parallèle intentée devant une cour provinciale, et d’autre part, que la question de la validité d’un brevet n’était pas devenue théorique malgré l’expiration de celui-ci : au para 2. En l’espèce, les demandeurs soutiennent que la résolution des questions soulevées dans la demande aurait pour effet de régler des questions soulevées dans les affaires provinciales des demandeurs, qui se sont vus imposer une amende, et dans l’action intentée devant notre Cour. Par conséquent, les demandeurs font aussi valoir que l’affaire n’est pas purement théorique.

[27] Les demandeurs citent également l’arrêt Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 [Heiltsuk], dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une décision susceptible de trancher une question accessoire, en tout ou en partie, établissait l’existence d’un litige actuel : aux para 74-76.

[28] À mon avis, le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en concluant que la demande était devenue théorique au motif qu’il n’existait aucun litige actuel entre les parties.

[29] Je souligne, tout d’abord, que le juge des requêtes a déterminé quel était le critère juridique et quels étaient les principes juridiques applicables lorsqu’il a établi si la demande était devenue théorique, citant les passages pertinents de l’arrêt Borowski.

[30] L’une des principales questions en litige en l’espèce consiste à établir ce qui constitue un « litige actuel » selon le premier volet du critère de l’arrêt Borowski. Le fait que sept demandeurs font encore face à des poursuites en raison de leur refus de respecter les décrets crée-t-il « un litige actuel », comme le font valoir les demandeurs? Ou encore, l’abrogation des décrets signifie-t-elle qu’il n’existe plus de litige actuel, comme l’a conclu le juge des requêtes?

[31] Comme l’a expliqué le juge Sopinka, alors juge à la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Borowski, à la p 353 :

[…] Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.

[Non souligné dans l’original.]

[32] La Cour suprême du Canada a ensuite cité plusieurs exemples de cas pour donner plus de détails sur les circonstances dans lesquelles un appel est devenu théorique, y compris, entre autres, l’inapplicabilité d’une loi à celui qui en conteste la validité : à la p 355.

[33] La Cour suprême du Canada a notamment cité l’arrêt Vic Restaurant Inc v City of Montreal, [1959] RCS 58 [Vic Restaurant], sur lequel s’appuyaient fortement les demandeurs pour soutenir leurs arguments dans le cadre de l’application des deux volets du critère relatif au caractère théorique. Dans l’arrêt Vic Restaurant, la société demanderesse, qui cherchait à obtenir un mandamus pour le renouvellement d’un permis de vente de boissons alcooliques, avait été vendue et la question était par conséquent devenue théorique : Borowski, à la p 355. Cependant, comme il subsistait des poursuites pour infraction au règlement municipal, ce sur quoi portait l’action en justice, la détermination de la validité du règlement avait des conséquences accessoires pour l’appelante et lui donnait l’intérêt requis dans le cadre du deuxième volet du critère relatif au caractère théorique : Borowski, à la p 359.

[34] Par conséquent, contrairement à ce que font valoir les demandeurs, le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en ne suivant pas l’arrêt Vic Restaurant pour conclure que la demande était devenue théorique, car cette affaire était en fait devenue théorique, comme l’a confirmé l’arrêt Borowski. Par analogie, bien que plusieurs des demandeurs en l’espèce soient exposés à des poursuites pour avoir violé les décrets, cela ne crée pas de litige actuel entre les parties vu l’abrogation des mesures contestées. La poursuite qui subsistait entrerait en jeu au deuxième volet de l’analyse, un point sur lequel je reviendrai plus loin dans ma décision.

[35] En l’espèce, le juge des requêtes s’est fondé sur le fait que les décrets contestés étaient abrogés depuis le 30 septembre 2022 pour conclure qu’il n’y avait plus de litige actuel entre les parties, précisant que [traduction] « le fondement des procédures, leur raison d’être, avait disparu ». La conclusion du juge des requêtes est étayée par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada : Borowski, à la p 357.

[36] En outre, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision est conforme à la jurisprudence récente en ce qui a trait au caractère théorique des mesures de santé publique abrogées, comme l’a indiqué le juge des requêtes dans la décision : voir le para 75 ci-dessous; voir aussi Work Safe Twerk Safe v Ontario (Solicitor General), 2021 ONSC 6736 [Work Safe]. Dans bien des jugements cités, les tribunaux ont mis l’accent sur la réparation sollicitée par les demandeurs, à savoir une déclaration d’invalidité, pour conclure qu’une demande était devenue théorique, car il n’y avait rien à déclarer invalide compte tenu de l’abrogation des mesures contestées : voir par exemple Ben Naoum c Canada (Procureur général), 2022 CF 1463 [Ben Naoum] au para 32; Lavergne-Poitras, au para 14; Work Safe, aux para 1 et 6. J’estime que la décision du juge des requêtes s’apparente à ce raisonnement.

[37] Je ne suis pas d’avis que les jugements cités par les demandeurs les aident, car les faits dans les affaires Thermolec et Heiltsuk sont différents des faits en l’espèce. Dans ni l’une ni l’autre de ces affaires le demandeur n’a sollicité un jugement déclaratoire pour invalider des mesures juridiques qui avaient été abrogées, ce qui, comme la Cour supérieure de l’Ontario l’a affirmé [traduction] « est un exemple classique de caractère théorique » : Work Safe, au para 5.

[38] Je reconnais que dans aucun précédent où il était question de contester des mesures de lutte contre la COVID-19 abrogées, des amendes impayées étaient prises en compte dans l’application du premier volet de l’analyse du caractère théorique. Cependant, je souligne qu’un jugement déclaratoire de notre Cour n’aurait aucun effet contraignant sur les poursuites provinciales intentées relativement à ces amendes (voir le para 77 ci-dessous) et que l’arrêt Vic Restaurant donne à penser qu’il est plus approprié de tenir compte de l’existence d’une amende impayée au deuxième volet du critère relatif au caractère théorique. Par conséquent, je ne suis pas d’avis que les amendes impayées des demandeurs donnent lieu à un litige actuel devant notre Cour. Comme le souligne le défendeur, selon les arguments que les demandeurs ont avancés pour solliciter un jugement déclaratoire, le fait que les décrets contestés sont abrogés signifie nécessairement qu’il n’y a rien à déclarer invalide.

[39] Le juge des requêtes a aussi conclu que la Cour n’était pas dûment saisie de la demande de dommages-intérêts des demandeurs fondée sur la Charte, car aucun dommage ne peut être accordé dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire : Philipps c Canada (Bibliothécaire et Archiviste), 2006 CF 1378 au para 71. Le juge des requêtes s’est également appuyé sur ce motif pour conclure que la demande était devenue théorique.

[40] Selon l’interprétation des demandeurs, le juge des requêtes en est venu à cette conclusion du fait qu’ils ont intenté l’action distincte. Les demandeurs reconnaissent que la Cour a conclu que « la perspective d’un différend futur ne suffit pas à soulever un litige actuel » : Cheecham c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2020 CF 471 [Cheecham] au para 27. Cependant, ils soutiennent qu’il existe en l’espèce un litige réel concernant les questions soulevées dans la demande et que si ces questions étaient tranchées, cela réglerait un litige actuel, à savoir si les mesures contestées portaient atteinte aux droits garantis par la Charte.

[41] Je rejette les observations des demandeurs. Tout d’abord, je ne souscris pas à l’interprétation que les demandeurs donnent à la conclusion du juge des requêtes.

[42] Ensuite, bien que la possibilité de regrouper l’action et la demande puisse constituer un facteur pertinent, le regroupement en soi demeure une « intention » qui n’a pas encore été concrétisée : voir par exemple Lavergne-Poitras, au para 15. L’action distincte des demandeurs n’a pas été intentée devant le juge des requêtes, dont l’unique rôle était de trancher la question du caractère théorique de la demande. Je ne vois aucune erreur dans la conclusion du juge des requêtes selon laquelle il est impossible d’accorder des dommages-intérêts dans le cadre de cette demande.

[43] Je rejette aussi l’argument des demandeurs selon lequel les droits garantis par la Charte empêchent qu’une demande devienne théorique. Comme le souligne le défendeur, la Cour a conclu qu’une demande de jugement déclaratoire « ne transforme pas automatiquement une demande de nature théorique en un litige réel, et n’oblige pas la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider d’examiner une demande de nature théorique » : Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 47. Le fait que les demandeurs demandent des dommages-intérêts en vertu de la Charte dans une action distincte n’empêche pas que la demande de jugement déclaratoire soit devenue théorique.

[44] En résumé, je conclus que le juge des requêtes a correctement établi le critère juridique applicable lorsqu’il s’est penché sur la question de savoir si la demande était devenue théorique et qu’il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en appliquant le critère à l’affaire dont il était saisi.

B. Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre la demande, qui était devenue théorique?

[45] Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif au caractère théorique, le juge des requêtes a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la demande après avoir appliqué les trois facteurs de l’arrêt Borowski. Premièrement, le juge des requêtes a distingué la présente affaire des précédents liés aux mesures de lutte contre la COVID-19 dans le cadre desquels les tribunaux ont exercé leur pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire par ailleurs théorique. Le juge des requêtes n’a pas conclu que les décrets contestés en l’espèce étaient raisonnablement susceptibles d’être rétablis, contrairement à ce qui était le cas dans l’arrêt Canadian Society for the Advancement of Science in Public Policy v British Columbia, 2022 BCSC 1606 [CSASPP] aux para 69-70. Le juge des requêtes a aussi distingué la présente affaire de l’affaire Harjee v Ontario, 2022 ONSC 7033 [Harjee], dans laquelle le défendeur était prêt à défendre le bien-fondé de l’affaire, qui était devenue théorique, et la cour avait l’avantage de disposer d’un dossier de preuve complet : aux para 24-25.

[46] Par conséquent, le juge des requêtes a conclu que les circonstances de la présente affaire n’étaient pas suffisamment différentes des affaires citées par le défendeur dans lesquelles les tribunaux ont refusé d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour entendre une affaire contestant différentes mesures liées à la lutte contre la COVID-19 qui était devenue théorique. Le juge des requêtes a aussi invoqué l’arrêt Spencer CAF, dans lequel la Cour d’appel fédérale a rejeté l’affaire au motif qu’elle était devenue théorique, et conclu que les questions en l’espèce sont [traduction] « très similaires » à celles examinées dans cet arrêt.

[47] Le juge des requêtes était d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs peuvent [traduction] « faire trancher la question de la constitutionnalité des dispositions contestées » dans les poursuites concernant les amendes impayées. En ce qui a trait à l’action intentée par neuf des onze demandeurs, le juge des requêtes ne voyait pas l’avantage de [traduction] « permettre l’instruction de la demande si la même question pouvait être examinée dans cette action ou allait l’être ».

[48] Par conséquent, le juge des requêtes n’a pas conclu que la présence reconnue d’un débat contradictoire du fait de l’existence d’amendes impayées justifiait qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire pour permettre à la Cour d’entendre la demande, qui était devenue théorique.

[49] Les demandeurs ont soulevé plusieurs arguments pour contester le refus du juge des requêtes d’exercer son pouvoir discrétionnaire. J’aborde chacun de ces arguments à tour de rôle.

(1) Application de Spencer CAF et affidavit complémentaire

[50] Les demandeurs soulèvent une question distincte concernant la façon dont le juge des requêtes a interprété l’arrêt Spencer CAF. Plus précisément, les demandeurs contestent le commentaire du juge des requêtes selon lequel un des demandeurs dans cette affaire, M. Colvin, s’était vu infliger une amende de 3 000 $ au lieu d’être mis en quarantaine à proximité d’un aéroport.

[51] Les demandeurs soutiennent que le juge des requêtes a commis une erreur de fait en interprétant l’arrêt Spencer CAF et en s’appuyant sur cet arrêt pour affirmer qu’une amende impayée n’équivalait pas à un débat contradictoire. Les demandeurs ont déposé un affidavit dans le cadre de l’appel pour montrer que M. Colvin a abandonné son argument concernant la défense de son amende pendant la présentation des observations de vive voix, car la question des amendes impayées avait été réglée avant l’audience. Par conséquent, les demandeurs contestent le fait que le juge des requêtes s’est appuyé sur l’arrêt Spencer CAF, car celui-ci ne s’est pas réellement penché sur la question des poursuites qui subsistaient.

[52] Le défendeur soulève une question préliminaire selon laquelle l’affidavit complémentaire est inadmissible dans le cadre du présent appel, car les demandeurs n’ont pas présenté de requête au titre de l’article 351 des Règles, qui permet l’admission de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances particulières.

[53] À l’audience, j’ai invité les demandeurs à répondre à l’objection du défendeur. Les demandeurs ont fait valoir qu’il existait des circonstances particulières en l’espèce, car le juge des requêtes a pris la mesure extraordinaire d’examiner les observations écrites des appelants dans l’arrêt Spencer CAF pour justifier son interprétation de l’affaire, à savoir que les demandeurs avaient invoqué un argument selon lequel les conséquences pénales des mesures contestées avaient pour effet d’amplifier le débat contradictoire entre les parties. Les demandeurs soutiennent que le juge des requêtes aurait donc dû examiner toute la transcription de l’audience tenue devant la Cour d’appel fédérale avant de rendre la décision.

[54] Je ne suis pas convaincue par les arguments des demandeurs.

[55] Premièrement, la façon dont le juge des requêtes a interprété la position des appelants dans Spencer CAF ne s’appuyait pas uniquement sur les observations écrites des appelants. Cette interprétation s’appuyait plutôt en partie sur la décision Spencer c Canada (Santé), 2021 CF 621 [Spencer CF] que notre Cour avait déjà rendue. Plus précisément, le juge des requêtes a renvoyé au paragraphe 18 de Spencer CF, où l’avocat de M. Colvin a fait valoir devant notre Cour que les conclusions tirées relativement à sa demande seront essentielles à la défense qu’il opposera à cette amende de 3 000 $.

[56] Deuxièmement, même s’il y avait des circonstances particulières justifiant l’admission de nouveaux éléments de preuve, les demandeurs auraient dû présenter une requête devant notre Cour. Les demandeurs n’ont jamais expliqué pourquoi ils ont décidé de ne pas le faire.

[57] Troisièmement, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les arguments des demandeurs sur le fait que le juge des requêtes s’est appuyé sur l’arrêt Spencer CAF sont une échappatoire et sont dénués de pertinence dans le cadre du présent appel. Je reconnais que le juge des requêtes n’a pas conclu que [traduction] « les accusations en instance ne créent pas de débat contradictoire ». Plutôt, comme le souligne le défendeur, la question du litige actuel est liée aux conséquences accessoires et à leur incidence sur la présence d’un débat contradictoire dont les parties et le juge des requêtes reconnaissent l’existence vu les poursuites en cours relativement aux amendes. Tout au long de la décision, le juge des requêtes a prêté attention à la question des poursuites en cours et a tenu compte de ce facteur pour prendre la décision d’entendre ou non la demande, qui était devenue théorique.

[58] Pour tous les motifs susmentionnés, je refuse de tenir compte des nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs. Je conclus également que le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en s’appuyant sur Spencer CAF dans le cadre de son analyse de la requête. L’erreur du juge des requêtes, le cas échéant, relativement à ce qui se dégage de l’arrêt Spencer CAF n’est pas une erreur « qui touche directement à l’issue de l’affaire » : South Yukon Forest, au para 46.

(2) Débat contradictoire

[59] Les demandeurs font valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant qu’il n’y a pas de débat contradictoire ou que le débat contradictoire ne justifie pas que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. En plus de leurs arguments susmentionnés selon lesquels le juge des requêtes aurait commis une erreur dans son interprétation de l’arrêt Spencer CAF, les demandeurs soutiennent également que le juge des requêtes n’a pas justifié pourquoi il s’était écarté de l’arrêt Vic Restaurant.

[60] J’estime que les observations des demandeurs ne sont pas fondées. Le défendeur a reconnu l’existence d’un débat contradictoire, et le juge des requêtes a souligné l’existence de ce débat dans la décision lorsqu’il a indiqué qu’il présumait qu’il était vrai que les demandeurs, exception faite d’Alexander Macdonald, avaient reçu une amende pour ne pas avoir respecté les mesures frontalières. Le juge des requêtes a aussi examiné l’argument des demandeurs selon lequel les conclusions tirées dans le cadre de la présente demande, si elle est instruite, auraient une incidence sur la poursuite intentée relativement aux accusations en instance. Cependant, il a conclu que les demandeurs sont libres de faire trancher la question de la constitutionnalité des dispositions contestées dans le cadre de ces poursuites, s’ils le souhaitent.

[61] Ainsi, loin de conclure qu’il n’existe pas de débat contradictoire, le juge des requêtes a reconnu l’existence d’un tel débat, mais il a finalement jugé que celui-ci était insuffisant pour justifier qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire.

[62] L’exercice du pouvoir discrétionnaire dépend fortement du contexte. Je ne vois aucun fondement à l’observation des demandeurs selon laquelle le juge des requêtes doit se conformer à l’arrêt Vic Restaurant, qui traitait d’un ensemble de faits et de circonstances différents de ceux en l’espèce. Par exemple, je souligne que dans l’arrêt Vic Restaurant, le restaurant en soi avait été vendu et la question du permis était par conséquent devenue théorique, mais le règlement municipal à l’origine des poursuites était encore en vigueur. Il s’agit là d’un seul facteur différenciant l’arrêt Vic Restaurant de la présente affaire : aux p 90-91.

[63] À mon avis, en plaidant essentiellement de nouveau l’affaire devant moi, les demandeurs invitent la Cour à procéder à un examen de novo de la requête sans démontrer que le juge des requêtes a fait une erreur manifeste et dominante.

[64] Compte tenu de la nature discrétionnaire de la décision, en m’appuyant sur la directive formulée par le juge Stratas dans l’arrêt Mahjoub, je ne vois aucun motif d’intervenir dans l’analyse du juge des requêtes concernant le débat contradictoire. Il n’y a pas d’illogisme évident dans les motifs, il n’y a pas de conclusions fondées sur des inférences erronées ni d’erreurs de logique et le juge des requêtes n’a pas omis de tirer de conclusions en raison d’une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve.

(3) Économie des ressources judiciaires

[65] Les demandeurs font valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que l’économie des ressources judiciaires ne justifiait pas d’entendre la demande au fond, et soutiennent que « la saine économie des ressources judiciaires n’empêche pas l’utilisation de ces ressources […] à la solution d’un litige […], lorsque les circonstances particulières de l’affaire le justifient » : Borowski, à la p 360. Les demandeurs soulignent que de telles circonstances peuvent se présenter dans les situations suivantes :

A. la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action;

B. la question au cœur de l’affaire est de nature répétitive et de courte durée.

Borowski, à la p 360.

[66] Les demandeurs font valoir que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que [traduction] « le dédoublement d’instances portant sur les mêmes questions constituerait un gaspillage de ressources judiciaires ». Les demandeurs contestent la brièveté des motifs du juge des requêtes portant sur ce facteur de l’arrêt Borowski, qui ne comptent que deux paragraphes. Ils affirment que le juge des requêtes n’explique pas aux parties ni à la cour de révision les motifs à l’origine de ses conclusions : R c Sheppard, 2002 CSC 26 [Sheppard] aux para 55 et 57-67. Plus précisément, les demandeurs soutiennent que la décision ne tient pas compte de leurs arguments sur le caractère évasif des décrets ni de l’incidence pratique qu’aura une décision sur le fond. Par exemple, les demandeurs font valoir que la conclusion du juge des requêtes selon laquelle les demandeurs sont [traduction] « libres de faire trancher la question de la constitutionnalité des dispositions contestées » dans le cadre des poursuites en cours relativement aux amendes impose un fardeau encore plus lourd sur les ressources judiciaires.

[67] Je rejette les arguments des demandeurs, tant en ce qui concerne l’utilité pratique de la demande que la nature évasive des décrets d’urgence en question.

[68] Tout d’abord, je souligne qu’en invoquant ces arguments, les demandeurs n’ont pas soulevé d’erreur manifeste et dominante dans l’évaluation du deuxième facteur de l’arrêt Borowski faite par le juge des requêtes. Les observations des demandeurs se résument plutôt à un désaccord avec l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes.

[69] Il n’est pas nécessaire que j’examine tous les précédents cités par les demandeurs dans lesquels les tribunaux ont décidé de rendre un jugement déclaratoire concernant la violation d’un droit garanti par la Charte ou d’un autre droit. Certains de ces jugements, comme Trang v Alberta (Edmonton Remand Centre), 2005 ABCA 66, ne sont pas comparables, car ils ont été tranchés conformément au premier volet du critère relatif au caractère théorique : voir les para 4‑5. D’autres décisions, comme Harjee, se distinguent de la présente affaire, car les parties étaient prêtes à défendre le bien-fondé de l’affaire et il existait un dossier de preuve complet : voir les para 24-25.

[70] Je n’accepte pas non plus l’affirmation des demandeurs selon laquelle la demande a une valeur de précédent en ce qui concerne l’intérêt public parce qu’elle déterminerait les limites de la communication obligatoire de renseignements médicaux privés, que les Canadiens ont le droit de garder privés selon la Cour suprême du Canada : R c Cole, 2012 CSC 53 aux para 46-47. Comme le fait valoir le défendeur, et je suis d’accord, il fallait, pour trancher la demande, appliquer la jurisprudence relative à la Charte à un ensemble précis de faits découlant d’un contexte exceptionnel, à savoir un moment précis de la pandémie de COVID-19 : voir Ben Naoum, au para 42.

[71] Les demandeurs ajoutent que, par leur nature, les mesures de santé publique risquent d’échapper à l’examen judiciaire et qu’en conséquence [traduction] « la constitutionnalité des mesures pourrait ne jamais être examinée, sauf si la cour se penche sur une cause type » : McCorkell v Director of Riverview Hospital, 1993 CanLII 1200 (BCSC) au para 29. En l’espèce, les demandeurs soutiennent que les questions nouvelles et sans précédent soulevées par les mesures de santé publique liées à la COVID-19 font en sorte que les répercussions des décrets contestés sur les droits à la vie privée garantis par la Constitution n’ont pas été examinées adéquatement.

[72] Compte tenu de la durée relativement courte des décrets, les demandeurs soutiennent que la décision aura pour effet de soustraire l’exercice du pouvoir du défendeur de tout contrôle judiciaire significatif, de la même façon que le caractère évasif décrit dans l’arrêt Doucet-Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 au para 20.

[73] Je ne suis pas convaincue. En fait, dans certains jugements cités par les demandeurs à l’appui de leur appel, la Cour a instruit les affaires et s’est prononcée sur la constitutionnalité de décrets semblables lorsque ceux-ci étaient pleinement en vigueur, ce qui mine l’argument des demandeurs concernant le caractère évasif de l’examen des décrets : voir la décision Spencer CF.

[74] Quoi qu’il en soit, là encore, ces arguments se résument à un désaccord avec la décision et ne soulèvent pas d’erreur manifeste et dominante.

[75] Je souligne aussi qu’à deux exceptions près, dans tous les jugements connexes liés à la COVID-19 cités par le juge des requêtes dans lesquels les procédures ont été jugées théoriques, la cour a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en partie dans un souci d’économie des ressources judiciaires : Kakuev c Canada, 2022 CF 1465 aux para 25-33; Ben Naoum, aux para 35-47; Lavergne-Poitras, aux para 33 et 41; Bowen v City of Hamilton, 2022 ONSC 5977 aux para 23-32; Gianoulias c Procureur général du Québec, 2022 QCCS 3509 aux para 24-35; Wojdan c Canada (Procureur général), 2022 CAF 120 au para 4; Spencer CAF.

[76] Comme je le mentionne plus haut, et comme il l’est souligné dans la décision, les deux jugements portant sur des mesures liées à la COVID-19 dans lesquels la cour a exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre une affaire devenue théorique comportaient une conclusion selon laquelle les mesures contestées pourraient être rétablies, et dans l’un des deux jugements, à savoir Harjee, le défendeur n’a pas soulevé d’objection : voir CSASPP, au para 69, et Harjee, aux para 24-25. Or, ce n’était pas le cas en l’espèce. La décision est par conséquent conforme avec la jurisprudence concernant les décrets d’urgence pris pendant la pandémie mondiale.

[77] Je prends acte de l’argument des demandeurs selon lequel les poursuites en cours seront entendues dans plusieurs provinces et dans le cadre de nombreuses procédures, ce qui peut nécessiter d’importantes ressources judiciaires. Je reconnais aussi qu’ils souhaitent obtenir des résultats homogènes en présentant leur demande à notre Cour. Toutefois, comme l’ont reconnu les demandeurs à l’audience, la décision de notre Cour n’a pas d’effet contraignant sur les tribunaux provinciaux qui détermineront l’issue des amendes. Cela remet aussi en question l’argument des demandeurs concernant [traduction] « l’effet pratique » de la demande sur leurs droits, compte tenu des multiples poursuites dans plusieurs provinces.

[78] Quoi qu’il en soit, les demandeurs n’ont pas réussi à établir que le juge des requêtes a commis une quelconque erreur lorsqu’il a conclu que la présence de poursuites en cours était insuffisante pour justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire conformément aux facteurs de l’arrêt Borowski, et que les demandeurs pouvaient faire trancher la question de la constitutionnalité des dispositions contestées dans le cadre de ces poursuites.

(4) Rôle de la Cour

[79] Selon le dernier facteur de l’arrêt Borowski, la Cour doit tenir compte de son rôle et se limiter à sa fonction juridictionnelle.

[80] Les demandeurs soutiennent que le juge des requêtes n’a pas fourni de motifs suffisants concernant son examen des facteurs de l’arrêt Borowski à cet égard. S’appuyant sur la décision Canuck v Yangarra, 2022 ABQB 145 [Canuck], les demandeurs soutiennent que l’absence de motifs peut constituer une [traduction] « erreur de principe, car sans motifs, une cour d’appel n’est pas en mesure de déterminer quels principes » le juge de première instance a appliqués : au para 53. Les demandeurs avancent que pour déterminer si une telle erreur a été commise, il s’agit d’établir si l’absence de motifs [traduction] « ne permet pas de dissiper une préoccupation légitime » selon laquelle le juge n’a pas effectué une [traduction] « analyse adéquate » de l’affaire : Canuck, au para 54, citant l’arrêt Nova v Guelph, 1989 ABCA 253.

[81] Les demandeurs soutiennent que l’arrêt Borowski établit que les trois facteurs du deuxième volet du critère relatif au caractère théorique doivent être pris en compte, même s’il n’est pas nécessaire que tous les facteurs soient présents pour qu’une cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire devenue théorique : à la p 363. Par conséquent, les demandeurs soutiennent qu’en raison du fait que le juge des requêtes ne s’est pas attardé à ce dernier facteur au sujet du rôle de la Cour, les parties n’ont pas d’explication quant au motif justifiant la radiation de l’affaire. Les demandeurs soutiennent qu’en raison de cette omission, la Cour est tenue de reprendre complètement cette question en appel. Notamment, les demandeurs présentent essentiellement les arguments suivants :

(1) il existe un fondement factuel adéquat pour que la Cour statue sur la demande;

(2) la Cour n’outrepasserait pas sa fonction juridictionnelle en instruisant la demande sur le fond;

(3) la Cour est la seule qui puisse rendre un jugement déclaratoire portant que les décrets pris en application du pouvoir délégué dans la Loi ont porté atteinte aux droits des demandeurs garantis par la Charte et que les décrets excèdent la portée de l’article 58 de la Loi.

[82] Par conséquent, les demandeurs soutiennent que la fonction juridictionnelle de la Cour lui permet de trancher la demande.

[83] Comme je l’ai souligné plus haut, la question du caractère raisonnable des motifs n’est pas assujettie à la norme de la décision correcte : Vavilov, au para 304. En outre, l’absence de motifs ne constitue pas en soi une erreur de droit : Canuck, au para 54.

[84] Je reconnais que les motifs du juge des requêtes sur la fonction juridictionnelle de la Cour étaient limités, mais je ne suis pas d’accord avec les demandeurs pour dire que le juge des requêtes a ainsi commis une erreur susceptible de contrôle.

[85] Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski, à la p 363, soit le passage sur lequel s’appuient les demandeurs :

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d’être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement.

[86] Le juge des requêtes a commencé son analyse en reconnaissant dans la décision que [traduction] « le tribunal outrepasserait son rôle en édictant le droit dans l’abstrait, une tâche réservée au législateur ». Bien que le juge des requêtes ait répété ce principe dans la section où il énonçait le critère relatif au caractère théorique, cette mention indique qu’il connaissait le troisième facteur du critère de l’arrêt Borowski.

[87] Le fait que le juge des requêtes n’ait pas nécessairement examiné en profondeur les trois facteurs du critère de l’arrêt Borowski n’entraîne pas à lui seul une erreur susceptible de contrôle. En fait, comme l’illustre le passage de l’arrêt Borowski cité plus haut, la Cour suprême du Canada s’attendait à ce que les trois facteurs ne soient pas présents dans toutes les affaires et avait prévu que la présence d’un ou de deux facteurs pouvait être déterminante.

[88] Dans le contexte de la présente affaire, compte tenu des autres facteurs que le juge des requêtes a pris en compte au deuxième volet du critère relatif au caractère théorique, les demandeurs n’ont pas démontré que le juge des requêtes avait commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a décidé de ne pas entendre la demande.

[89] Enfin, les demandeurs n’ont pas démontré qu’un jugement déclaratoire de la Cour aurait une quelconque utilité pratique en ce qui concerne les poursuites en cours, compte tenu de l’effet non contraignant, quoique convaincant, de la décision de la Cour.

[90] Pour conclure, j’estime que le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur de droit, car il a correctement établi le critère juridique applicable. Le juge des requêtes n’a pas non plus commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a appliqué le critère pertinent pour décider de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande.

IV. Dépens

[91] Les parties devront déposer leurs observations sur les dépens dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.


ORDONNANCE dans le dossier T-1736-22

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel est rejeté.

  2. Les parties doivent déposer leurs observations sur les dépens dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier
ANNEXE A

Loi sur la mise en quarantaine, LC 2005, c 20

Quarantine Act, SC 2005, c 20

Urgences

Emergency Orders

Interdiction d’entrer

Order prohibiting entry into Canada

58 (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, interdire ou assujettir à des conditions l’entrée au Canada de toute catégorie de personnes qui ont séjourné dans un pays étranger ou dans une région donnée d’un pays étranger s’il est d’avis :

58 (1) The Governor in Council may make an order prohibiting or subjecting to any condition the entry into Canada of any class of persons who have been in a foreign country or a specified part of a foreign country if the Governor in Council is of the opinion that

a) que le pays du séjour est aux prises avec l’apparition d’une maladie transmissible;

(a) there is an outbreak of a communicable disease in the foreign country;

b) que l’introduction ou la propagation de cette maladie présenterait un danger grave et imminent pour la santé publique au Canada;

(b) the introduction or spread of the disease would pose an imminent and severe risk to public health in Canada;

c) que l’entrée au Canada de ces personnes favoriserait l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada;

(c) the entry of members of that class of persons into Canada may introduce or contribute to the spread of the communicable disease in Canada; and

d) qu’il n’existe aucune autre solution raisonnable permettant de prévenir l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada.

(d) no reasonable alternatives to prevent the introduction or spread of the disease are available.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1736-22

 

INTITULÉ :

AMANDA YATES, PATRIC LAROCHE, JENNIFER HARRISON, VICTOR ANDRONACHE, SCOTT BENNETT, BEVERLEY MASON-WOOD, DAWN BALL, MATTHEW LECCESE, DARLENE THOMPSON, ALEXANDER MACDONALD ET MARCEL JANZEN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 juin 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Sayeh Hassan

Hatim Kheir

Henna Parmar

 

POUR LES APPELANTS (DEMANDEURS)

 

Mahan Keramati

Adrian Zita-Bennett

 

Pour la partie intimée (défendeur)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Charter Advocates Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES APPELANTS (DEMANDEURS)

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour l’INTIMÉ (défendeur)

 

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