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Date : 20230808


Dossier : IMM-4539-22

Référence : 2023 CF 1082

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 août 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

MANIKANDAN SUBRAMANIAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le demandeur, un citoyen de l’Inde, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La question déterminante était la crédibilité.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande. La SAR a fondé sa conclusion défavorable en matière de crédibilité sur une accumulation d’incohérences, de contradictions et d’omissions dans la preuve du demandeur. Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont raisonnables et appartiennent aux issues possibles acceptables dans les circonstances.

II. Contexte

A. La demande d’asile du demandeur

[3] Le demandeur a présenté une demande d’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], craignant des représailles de la part des autorités indiennes, de propriétaires fonciers et d’autres personnes en raison de ses opinions politiques, de son militantisme social et de sa relation avec une personne d’une caste différente.

[4] Plus précisément, le demandeur affirme s’être joint au parti communiste en 2009, emboîtant ainsi le pas à des membres de sa famille, « M. S » et « MG ». Il soutient qu’il a été un membre actif du parti, au sein duquel il a notamment organisé des manifestations et assisté à des réunions. En 2014, il a décidé d’épouser une femme appartenant à une caste inférieure (une femme dalit) afin de démontrer son adhésion aux principes du parti communiste. Il affirme avoir été agressé physiquement à plusieurs reprises et avoir été interrogé par la police au sujet de l’extrémisme en raison de ses activités politiques et de sa relation amoureuse. Il est ensuite entré dans la clandestinité et a appris que des agents du Bureau central des enquêtes (Central Bureau of Investigations – CBI) s’étaient présentés à son domicile dans le but de le trouver. Il a obtenu un faux passeport et est arrivé au Canada en août 2019.

B. La décision de la SPR

[5] Invoquant un manque de crédibilité, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. La SPR a conclu qu’il y avait [traduction] « de nombreuses omissions, divergences et incohérences dans le témoignage qu’il a présenté à l’audience et dans d’autres éléments de preuve présentés qui n’ont pas été expliquées raisonnablement » (au para 15). Bien que le demandeur ait présenté des documents à l’appui, elle a conclu qu’ils [traduction] « ne l’emportaient pas sur les nombreux problèmes de crédibilité relevés dans la demande d’asile » (au para 64).

[6] Compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve et des [traduction] « nombreux problèmes de crédibilité », la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi le bien-fondé de sa demande d’asile :

[traduction]

Je juge que le demandeur d’asile n’a pas établi les aspects centraux de sa demande d’asile et qu’il n’a pas démontré qu’il était membre du parti communiste, qu’il avait été pris pour cible par la police et d’autres personnes en raison de ses activités politiques ni qu’il était, ou est toujours, recherché par la police ou le CBI (au para 66).

C. La décision de la SAR

[7] Dans le cadre de l’appel, la SAR a convenu que la question déterminante était la crédibilité et a confirmé la décision de la SPR. Pour parvenir à sa décision, la SAR a examiné minutieusement les éléments de preuve et chacune des conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité :

  1. des éléments de preuve incohérents en ce qui a trait à la décision du demandeur de fuir l’Inde (aux para 20-28);

  2. l’absence d’explication raisonnable de la part du demandeur pour justifier le fait de ne pas avoir produit son passeport (aux para 29-39);

  3. des contradictions dans le témoignage du demandeur concernant le décès de M. S (aux para 40‑42);

  4. le manque de connaissances du demandeur au sujet du parti communiste (aux para 43‑48);

  5. le défaut du demandeur d’avoir produit une carte de membre (aux para 49-53);

  6. des incohérences dans les éléments de preuve du demandeur concernant les incidents de mars 2019 et de janvier 2017 (aux para 54-59);

  7. l’omission du demandeur d’avoir mentionné les problèmes politiques de 2011 dans son exposé circonstancié (aux para 60-61);

  8. des incohérences dans les éléments de preuve concernant une attaque survenue en janvier 2014 (aux para 62‑63);

  9. des incohérences dans les éléments de preuve relatifs à la détention du demandeur par la police en juillet 2019 (aux para 64-66).

[8] La SAR a conclu que, prises ensemble, ces incohérences, contradictions et omissions minaient la crédibilité de « l’allégation de l’appelant, à savoir qu’il était un membre ou un militant du parti communiste et qu’il [était] exposé à un risque de la part de la police, du CBI et de propriétaires fonciers de castes supérieures » (au para 66).

[9] La SAR a examiné les documents à l’appui du demandeur (aux para 41, 52, 67, 70) et a convenu avec la SPR « qu’ils ne suffis[ai]ent pas à l’emporter sur la multitude de préoccupations quant à la crédibilité » (au para 67).

[10] La SAR a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97 étant donné que le manque de crédibilité permettait de trancher les deux demandes.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] La question prépondérante est celle de savoir si la SAR a eu tort de conclure que le demandeur manquait de crédibilité. Pour contester la décision de la SAR relative à la crédibilité, le demandeur avance les arguments suivants : i) la SAR a déraisonnablement tiré des inférences défavorables en rendant sa conclusion quant à la crédibilité; ii) la SAR a eu tort de conclure que les documents à l’appui du demandeur ne suffisaient pas à l’emporter sur ses préoccupations quant à la crédibilité et iii) la SAR a commis une erreur en soulevant une nouvelle question sans fournir d’avis. De plus, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation distincte au titre de l’article 97 de la LIPR.

[12] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (au para 85). Les motifs fournis par un décideur ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (au para 91). Ses motifs doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, afin qu’il soit possible de « comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (au para 97). La décision doit posséder « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (au para 99).

IV. Analyse

A. Les nombreuses incohérences, contradictions et omissions permettent de conclure à un manque de crédibilité

[13] Le demandeur affirme que les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité sont déraisonnables. À l’audience, le conseil du demandeur a reconnu qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le fait que le demandeur ne connaissait pas le nom du chef actuel du parti communiste et qu’il n’ait pas produit de carte de membre minait sa demande d’asile. Le demandeur a toutefois fait valoir que les autres conclusions de la SAR en matière de crédibilité étaient déraisonnables.

[14] Je ne souscris pas à la description faite par le demandeur de l’approche employée par la SAR, qui dénoterait [traduction] « un excès de zèle et une minutie excessive ». La SAR a plutôt procédé à un examen exhaustif et approfondi des éléments de preuve afin d’effectuer une évaluation indépendante de la crédibilité du demandeur.

[15] La Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de l’appréciation de la crédibilité effectuée par la SAR : Aldaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1375 au para 23; Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178 [Sary] au para 23; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319 au para 22; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558 au para 11. Comme l’a expliqué le juge Gascon, « [l]es questions de crédibilité sont au cœur même de la compétence de la SAR » : Sary, au para 23.

[16] Le demandeur a tort de mettre l’accent sur les incohérences, contradictions ou omissions individuelles citées par la SAR. La jurisprudence établit clairement que la SAR n’est pas tenue d’examiner isolément les incohérences, contradictions et omissions. Au contraire, la SAR peut prendre en compte leur accumulation pour conclure à un manque de crédibilité : Hirimuthugoda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 784 au para 11; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 22; Sary, au para 19; Quintero Cienfuegos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1262 au para 1.

[17] C’est précisément ce que la SAR a fait dans la présente affaire : elle a fondé sa décision quant à la crédibilité sur une évaluation globale des éléments de preuve. Prises ensemble, les nombreuses incohérences, contradictions et omissions (énumérées au paragraphe 7 plus haut) permettent de conclure à un manque de crédibilité. Pour ce motif, je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation de la crédibilité faite par la SAR.

B. Les documents à l’appui ne suffisaient pas à l’emporter sur les préoccupations en matière de crédibilité

[18] Selon le demandeur, la SAR a eu tort de conclure que les documents à l’appui qu’il lui avait présentés ne suffisaient pas à l’emporter sur ses préoccupations en matière de crédibilité et a commis une erreur en n’attribuant aucun poids aux éléments de preuve.

[19] Je ne souscris pas à la position du demandeur. La SAR a examiné les documents à l’appui, comme en témoigne le paragraphe 67 de ses motifs, et a conclu qu’ils « ne suffis[ai]ent pas à l’emporter sur la multitude de préoccupations quant à la crédibilité » [Non souligné dans l’original.]. À mon avis, ce passage montre clairement que la SAR a apprécié les éléments de preuve, mais a finalement conclu que les documents à l’appui ne suffisaient pas à l’emporter sur les nombreuses incohérences, contradictions et omissions dans l’ensemble des éléments de preuve du demandeur. La SAR a aussi signalé que le demandeur avait « démontré qu’il était capable d’obtenir de faux documents ».

[20] Le demandeur demande essentiellement à la Cour de réévaluer les éléments de preuve et de conclure que les documents à l’appui l’emportent sur les préoccupations en matière de crédibilité de la SAR. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, « [l]es cours de révision doivent également s’abstenir "d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur" » (au para 125).

C. Les conclusions supplémentaires sur une question connue

[21] Dans son exposé des arguments, le demandeur fait valoir que la SAR a eu tort de soulever une nouvelle question sans l’aviser ni lui fournir la possibilité d’y répondre. La prétendue nouvelle question porte sur la conclusion en matière de crédibilité de la SAR relative aux éléments de preuve du demandeur concernant sa participation à des manifestations tenues en mars 2019 et une attaque survenue en 2017.

[22] Selon moi, la conclusion en matière de crédibilité ne constitue pas une nouvelle question. La Cour a conclu que la SAR peut s’appuyer sur de nouveaux motifs portant sur des conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR, et ce, sans tenir une audience : Karim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 566 au para 24; Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1064; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1175 au para 22; Sary, aux para 29-32.

[23] Dans la présente affaire, la SPR a jugé que les éléments de preuve du demandeur au sujet des manifestations de mars 2019 et de l’attaque de 2017 étaient incohérents. La SAR a conclu que la SPR avait eu tort de juger que le demandeur avait commis une omission en ne mentionnant pas une manifestation particulière dans son exposé circonstancié, mais elle a néanmoins jugé, à la lumière de son évaluation de la preuve, que les éléments de preuve du demandeur au sujet de la manifestation de mars 2019 et de l’attaque de 2017 soulevaient des préoccupations quant à la crédibilité (para 55-57).

[24] Je souscris à la conclusion de la SAR selon laquelle son examen de la preuve et son incidence sur la crédibilité du demandeur ne constituent pas une nouvelle question :

Les conclusions en matière de crédibilité qui précèdent sont des conclusions subsidiaires tirées à la lumière des mêmes éléments de preuve que ceux dont disposait la SPR relativement au même problème de crédibilité que celui qu’elle avait soulevé, et qui concerne la participation de l’appelant à une manifestation en mars 2019 et une attaque subie en 2017. La Cour fédérale a reconnu que la SAR est autorisée à tirer des conclusions supplémentaires sur une question connue sans demander d’autres observations. (para 58)

D. Il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97

[25] Enfin, le demandeur soutient que la SAR a eu tort de ne pas effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97. Il avance que la SAR était tenue d’effectuer une évaluation distincte, car les éléments de preuve de la petite amie du demandeur étaient [traduction] « implicitement crédibles ». J’estime que l’argument du demandeur n’est pas fondé.

[26] Les conclusions négatives tirées au sujet de la crédibilité sont suffisantes pour se passer d’une analyse fondée sur l’article 97 s’il n’existe pas d’éléments de preuve objectifs permettant de conclure que le demandeur serait exposé à un risque personnalisé : Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 684 [Cortes] au para 30; Dawoud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1110 aux para 44-45; Lopez c Canada (Citoyenneté Immigration), 2014 CF 102 au para 46.

[27] Si la preuve présentée à l’appui des deux demandes est la même et que le demandeur d’asile n’a pas produit de renseignements additionnels concernant la demande fondée sur l’article 97, il n’est alors pas nécessaire de procéder à une analyse distincte : Aloysious c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1050 au para 15; Cortes, au para 30; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nwobi, 2014 CF 520 au para 14; Nega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1157 au para 18.

[28] En l’espèce, le fondement des demandes d’asile du demandeur au titre des articles 96 et 97 de la LIPR était identique : sa crainte de représailles de la part des autorités indiennes, de propriétaires fonciers et d’autres personnes en raison de ses opinions politiques, de son militantisme social et de sa relation avec une personne d’une caste différente. Compte tenu de la transférabilité des conclusions en matière de crédibilité, la SAR n’était pas tenue de procéder à une analyse distincte au titre de l’article 97 de la LIPR.

V. Conclusion

[29] Compte tenu de ce qui précède, je juge que la décision dans le cadre de laquelle la SAR a conclu que le demandeur n’était pas crédible ne comporte aucune erreur susceptible de contrôle. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Les parties n’ont pas soulevé de question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4539-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Anne M. Turley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4539-22

INTITULÉ :

MANIKANDAN SUBRAMANIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TURLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AOÛT 2023

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

Andrea Mauti

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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