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Date : 20230524


Dossier : IMM-2582-22

Référence : 2023 CF 722

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 24 mai 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

DAUD AHMED OSMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Osman sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié par laquelle son statut de réfugié a été annulé en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. J’accueillerai sa demande. La SPR a raisonnablement conclu que M. Osman avait omis de divulguer qu’il avait utilisé une autre identité pour entrer au Canada et que cette présentation erronée avait un lien de causalité avec l’issue de l’affaire. Toutefois, la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait pas d’autres éléments de preuve pouvant justifier l’octroi du statut de réfugié est déraisonnable, car elle ne tient pas compte du témoignage d’un témoin indépendant à la première audience de la SPR.

I. Contexte

[2] M. Osman a demandé l’asile en février 2017. Il a affirmé qu’il était citoyen de la Somalie, qu’il n’avait jamais utilisé d’autre identité (sauf « Cisman » au lieu d’« Osman »), qu’il n’avait pas de documents d’identité officiels et qu’il était entré au Canada en janvier 2017 avec l’aide d’un passeur. La SPR lui a accordé le statut de réfugié en juillet 2017.

[3] On a découvert par la suite que M. Nuh, citoyen du Kenya, avait obtenu un permis d’études auprès du bureau des visas de Nairobi, qu’il était entré au Canada en décembre 2016 muni d’un passeport kenyan et qu’il n’avait jamais suivi de cours. Une comparaison des photographies de M. Osman et de M. Nuh a mené l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] à croire qu’il s’agissait de la même personne.

[4] Le ministre a enclenché une procédure d’annulation en vertu de l’article 109 de la Loi, dans laquelle il alléguait que M. Osman était en réalité un ressortissant kenyan et qu’il avait fait une présentation erronée sur son identité. Lors de l’audience, M. Osman a admis avoir utilisé une autre identité, soit celle de M. Nuh, pour entrer au Canada, mais il a insisté sur le fait qu’il était citoyen de la Somalie, et non du Kenya. Il a expliqué que, lors de la présentation de sa demande d’asile, il avait gardé le silence sur l’identité de M. Nuh en raison des instructions données par le passeur et de sa crainte d’être expulsé s’il ne les suivait pas.

[5] Une nouvelle formation de la SPR a accueilli la demande d’annulation, mais pour des motifs un peu plus restreints que ceux invoqués par le ministre. La SPR a appliqué le critère à trois volets établi dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181 au paragraphe 7 [Gunasingam]. Elle a conclu que M. Osman avait fait une présentation erronée en omettant de divulguer qu’il avait utilisé l’identité de M. Nuh. En outre, la SPR a conclu que cette présentation erronée portait sur un objet pertinent, à savoir l’identité, et qu’il existait un lien de causalité entre la présentation erronée et l’issue de la demande d’asile. Elle a également examiné si, conformément au paragraphe 109(2), il existait d’autres éléments de preuve suffisants au moment de la décision initiale pour justifier l’asile. La SPR a conclu qu’il n’existait pas de tels éléments de preuve, car les présentations erronées de M. Osman ont sérieusement affecté sa crédibilité et rien n’a permis de réfuter la présomption de nationalité découlant de la possession d’un passeport kenyan.

II. Analyse

[6] M. Osman fait maintenant valoir que la décision de la SPR concernant l’annulation de son statut de réfugié est déraisonnable. Il conteste les deux aspects de la décision : la conclusion, tirée en vertu du paragraphe 109(1) de la Loi, selon laquelle la décision d’accueillir la demande d’asile « [résultait] directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait »; et la conclusion, tirée en vertu du paragraphe 109(2), selon laquelle il ne restait pas « suffisamment d’éléments de preuve […] pour justifier l’asile ». J’aborderai ces éléments l’un après l’autre.

A. Présentation erronée – paragraphe 109(1) de la LIPR

[7] Les deux parties conviennent que le critère à appliquer en vertu du paragraphe 109(1) a été énoncé par la Cour dans la décision Gunasingam au paragraphe 7 : « a) il doit y avoir eu des présentations erronées sur un fait important ou une réticence sur ce fait; b) ce fait doit se rapporter à un objet pertinent; c) il doit exister un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées ou la réticence, et, d’autre part, le résultat favorable obtenu. »

[8] Même si la structure des motifs de la SPR obéit à ce critère à trois volets, M. Osman affirme que la conclusion de la SPR est déraisonnable.

[9] Lors de l’audition de la présente demande, il est devenu évident que M. Osman s’attendait à ce que la SPR parvienne à une conclusion ferme quant à sa nationalité et que, selon lui, la seule conclusion possible au vu de la preuve était qu’il est citoyen de la Somalie et non du Kenya.

[10] À mon avis, compte tenu de la manière dont la SPR a tranché l’affaire, elle n’était pas tenue de parvenir à une conclusion ferme quant à la nationalité de M. Osman. En effet, la SPR n’a pas fondé sa décision sur la conclusion que M. Osman avait fait une présentation erronée au sujet de sa citoyenneté, mais plutôt sur son défaut de divulguer qu’il avait utilisé l’identité de M. Nuh pour entrer au Canada. Il ne fait aucun doute que cette conclusion est raisonnable, car M. Osman a admis qu’il avait omis de divulguer l’utilisation de l’identité de M. Nuh lors de la présentation de sa demande de statut de réfugié. Comme la SPR a fondé sa décision sur cette présentation erronée, elle n’était pas tenue de tirer de conclusion définitive quant à la véritable citoyenneté de M. Osman.

[11] Bien qu’il ne conteste pas sérieusement la conclusion de la SPR concernant les deux premiers volets du cadre d’analyse de la décision Gunasingam, M. Osman met l’accent sur la conclusion concernant le troisième volet, à savoir qu’il existe un lien de causalité entre les présentations erronées et l’issue de la demande d’asile. Mais une fois de plus, cela semble être une autre façon de soutenir que la SPR aurait dû parvenir à une conclusion ferme quant à sa citoyenneté. Si je comprends bien, M. Osman soutient que son défaut de divulguer l’utilisation d’un passeport kenyan n’aurait pas eu d’incidence sur l’octroi du statut de réfugié, parce qu’il y avait des preuves irréfutables de sa citoyenneté somalienne, tant à l’audience relative à la demande d’asile qu’à celle relative à la demande d’annulation.

[12] La SPR n’était cependant pas tenue d’adhérer au raisonnement de M. Osman. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que, si la formation initiale avait été au courant de l’utilisation du passeport kenyan, la question de l’identité de M. Osman se serait présentée sous un angle complètement différent. Plus particulièrement, la SPR a souligné que le fait que M. Osman ait menti sous serment aurait considérablement affecté sa crédibilité. En outre, l’utilisation d’un passeport kenyan aurait donné lieu à une présomption réfutable que son titulaire est un ressortissant kenyan. Cela suffit à établir un lien de causalité. Dans d’autres affaires portant sur l’annulation de l’asile, la Cour n’a pas exigé de la SPR qu’elle parvienne à une conclusion ferme quant à l’issue de la demande d’asile : voir, par exemple, Sajid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 981 au paragraphe 14; Fadhili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1121 au paragraphe 12. Si tel était le critère, l’audience d’annulation serait effectivement transformée en une audience de novo de la demande d’asile. Or, la procédure d’annulation ne vise pas à donner aux demandeurs qui ne sont pas sincères « une deuxième part du gâteau », pour reprendre les termes imagés employés par le juge Evans dans l’arrêt Coomaraswamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 153 au paragraphe 15, [2002] 4 CF 501.

[13] M. Osman reproche par ailleurs à la SPR d’être parvenue à cette conclusion sans tenir compte de la preuve qu’il a présentée à l’audience d’annulation. Je ne suis pas de cet avis. La preuve dont il est question se rapportait à la citoyenneté somalienne qu’il a revendiquée. Cette preuve n’écarte pas les présentations erronées relevées par la SPR et ne rompt pas le lien de causalité entre les présentations erronées et l’issue de la demande d’asile.

B. Autres éléments de preuve - paragraphe 109(2)

[14] Toutefois, l’affaire ne s’arrête pas là. M. Osman conteste également la conclusion de la SPR selon laquelle il ne restait aucun autre élément de preuve à l’audience initiale qui n’avait pas été affecté par ses présentations erronées et qui pouvait justifier l’asile.

[15] La SPR a justifié sa conclusion en se fondant sur le principe énoncé dans l’arrêt Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA), à la page 244, selon lequel « la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur de statut peut fort bien s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage ». Selon la SPR, le fait que M. Osman ait menti sous serment a affecté sa crédibilité au point que son témoignage dans son entier était entaché. Il ne resterait plus aucun élément de preuve pour réfuter la présomption de nationalité découlant de l’utilisation d’un passeport kenyan. Par conséquent, les éléments de preuve restants ne pourraient pas justifier l’asile, car la demande reposait sur la citoyenneté somalienne de M. Osman.

[16] À mon avis, la SPR n’a pas tenu compte de la preuve présentée lors de l’audience initiale. M. Osman a fait témoigner Mme Ishmael, qui avait fréquenté l’école avec lui en Somalie. La formation initiale de la SPR a conclu que le témoignage de Mme Ishmael corroborait le récit de M. Osman, en particulier son identité et ses allégations de persécution. Par conséquent, les autres éléments de preuve ne dépendaient pas de l’hypothèse que M. Osman était citoyen de la Somalie; ils contribuaient plutôt à établir cette citoyenneté.

[17] Dans la décision d’annulation de l’asile, la SPR ne mentionne pas le témoignage de Mme Ishmael. Il semblerait que la SPR ait cru que la seule preuve restante à l’audience initiale consistait en une preuve concernant la situation dans le pays.

[18] De plus, le principe énoncé dans l’arrêt Sheikh ne peut s’appliquer au témoignage de Mme Ishmael, car ce témoignage était indépendant du témoignage de M. Osman. Alors qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité peut s’étendre à tous les éléments de preuve présentés par le demandeur, elle n’affecte pas les autres témoins qui corroborent ces éléments de preuve : Babar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 216; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 au paragraphe 20; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 307 au paragraphe 18; Tofa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 315. S’il en était autrement, il s’agirait d’une forme de raisonnement tautologique. En outre, le témoin corroborant n’a pas simplement répété la partie du témoignage qui a donné lieu à une conclusion défavorable en matière de crédibilité : Mme Ishmael n’a rien mentionné sur la façon dont M. Osman est entré au Canada.

[19] Par conséquent, la SPR a tiré sa conclusion concernant le paragraphe 109(2) sans dûment tenir compte de la preuve au dossier. Sa décision n’est donc pas raisonnable.

[20] Le ministre a tenté de soutenir la conclusion de la SPR concernant le paragraphe 109(2) en soulignant que le pouvoir de refuser une demande d’annulation est discrétionnaire; en d’autres termes, la SPR peut refuser d’annuler le statut de réfugié du demandeur si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’asile, mais elle n’est pas tenue de le faire. Toutefois, ce n’est pas ce que la SPR a fait en l’espèce. Sa décision est fondée exclusivement sur la conclusion selon laquelle il ne restait pas suffisamment d’éléments de preuve. La SPR n’a pas prétendu exercer un pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le paragraphe 109(2). Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de confirmer une décision pour un motif qui n’a pas été invoqué par le décideur. Je ne me prononce pas sur la question de savoir si la SPR a le pouvoir discrétionnaire d’annuler l’asile même si elle conclut qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’asile.

III. Décision

[21] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. L’affaire sera renvoyée à une autre formation de la SPR pour qu’elle réexamine uniquement la question concernant le paragraphe 109(2).

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2582-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est en partie accueillie.

2. La partie de la décision de la Section de la protection des réfugiés concernant le paragraphe 109(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est infirmée et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’elle réexamine cette question uniquement.

3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-2582-22

 

 

INTITULÉ :

DAUD AHMED OSMAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 24 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew Newman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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