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Date : 20230801


Dossier : IMM-7523-22

Référence : 2023 CF 1055

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 1er août 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

SADIQUE ALI MUGISHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Sadique Ali Mugisha, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé le rejet de sa demande d’asile. La SAR a souscrit à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], à savoir que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle a estimé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité et l’a exclu par application de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés [la Convention] et de l’article 98 de la LIPR.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis que la demande devrait être rejetée. Le demandeur n’a pas démontré que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle qui rendrait sa décision déraisonnable.

I. Contexte

[3] Le demandeur, un citoyen de l’Ouganda, a agi en tant qu’informateur volontaire pour le président ougandais et d’importants officiers de sécurité en Ouganda pendant 17 ans, entre 1994 et 2011. Il a fourni des renseignements sur des dirigeants islamiques radicaux en Ouganda à divers organismes de sécurité, dont l’Organisation de sécurité intérieure [ISO], le Groupe de travail commun sur l’antiterrorisme [JATT, JATF ou JAT] et l’Unité de police et de terrorisme [PATU] de la force de police ougandaise [UPF].

[4] Le demandeur affirme qu’il a appris en 2006 que les forces de sécurité ougandaises commettaient des abus et qu’il a eu peur de rester associé à elles jusqu’à ce qu’il cesse de leur fournir des renseignements, autour de 2011. Il prétend qu’il craint d’être persécuté par les Forces démocratiques alliées [les FDA], un groupe rebelle ougandais basé en République démocratique du Congo.

[5] Le 31 août 2023, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au titre de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. Dans une décision rendue le 22 juillet 2022, la SAR a rejeté l’appel de la décision de la SPR. Après avoir examiné les considérations énoncées dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], la SAR a conclu que le demandeur s’était rendu complice de crimes contre l’humanité parce qu’il avait apporté une contribution à la fois volontaire, consciente et significative au dessein criminel des forces de sécurité ougandaises.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[6] L’unique question que soulève la demande est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en omettant d’examiner l’ensemble de la preuve.

[7] Le demandeur affirme que la norme de contrôle applicable à l’interprétation qu’a faite la SAR de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention est celle de la décision correcte; il s’appuie à cette fin sur la décision Habibi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 253 [Habibi]. Cependant, la décision Habibi a été rendue avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je suis d’accord avec le défendeur, qui fait valoir que l’arrêt Vavilov a établi la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable. Aucune des situations qui permettraient de réfuter la présomption d’application de cette norme n’est présente en l’espèce : Vavilov, aux para 16‑17, 23, 25.

[8] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91‑95, 99‑100.

III. Analyse

[9] Aux termes de l’article 98 de la LIPR, la personne visée à l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention ne peut obtenir l’asile au Canada.

[10] L’alinéa Fa) de l’article premier, reproduit en annexe à la LIPR, énonce ce qui suit :

Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; […]

 

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;...

 

[11] Au paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24, un « crime contre l’humanité » est défini comme suit :

crime contre l’humanité Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu. 

 

crime against humanity means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

[12] Pour être complice au sens de l’alinéa Fa) de l’article premier, le demandeur doit avoir apporté une contribution à la fois volontaire, consciente et significative au crime ou au dessein criminel : Ezokola, aux para 36, 86‑90. Au paragraphe 91 de l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada énumère les considérations à prendre en compte dans l’analyse visant à déterminer si un appelant a volontairement apporté une contribution significative et consciente :

  1. la taille et la nature de l’organisation;

  2. la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

  3. les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  4. le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  5. la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

  6. le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[13] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en interprétant trop largement les considérations énoncées dans l’arrêt Ezokola. Il fait valoir que la décision ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve et est fondée sur la culpabilité par association.

[14] Le demandeur s’appuie sur la décision Habibi, dans laquelle la Cour avait tiré une telle conclusion. Toutefois, il convient d’établir une distinction entre les faits énoncés dans cette décision et la présente affaire. Comme la SAR l’a mentionné, dans la décision Habibi, le demandeur était un policier qui n’avait pas du tout travaillé avec des organismes de maintien de l’ordre qui commettaient des crimes contre l’humanité. De plus, le décideur avait commis une erreur en omettant d’énumérer et de prendre en compte les considérations énoncées dans Ezokola, ainsi que leur pertinence ou leur poids respectifs. En l’espèce, la SAR n’a pas fait cette erreur. Elle a décrit le cadre d’analyse de l’arrêt Ezokola, puis l’a appliqué raisonnablement aux éléments de preuve dont elle disposait.

[15] Le demandeur avance les mêmes arguments que ceux qu’il avait invoqués devant la SAR à l’égard de la décision de la SPR. Il soutient que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de la nature de son travail d’informateur, à savoir qu’il était volontaire, qu’il n’était rémunéré par aucun organisme ougandais et qu’il n’avait aucun pouvoir décisionnel. De plus, il prétend avoir fourni des renseignements sur seulement quelques personnes qui, précise‑t‑il, n’ont pas été torturées. Cependant, une interprétation juste de la décision révèle que la SAR a effectué une évaluation et une analyse claires et transparentes des considérations énoncées dans l’arrêt Ezokola qui tenaient compte de tous ces arguments, puis a conclu que la contribution du demandeur était à la fois consciente, significative et volontaire.

[16] Dans sa décision, la SAR a reconnu que la preuve objective au sujet de la taille de l’appareil ougandais du renseignement et de la sécurité était limitée, mais que les éléments de preuve documentaire abondaient au sujet des crimes contre l’humanité commis depuis au moins 2001 par l’appareil de sécurité de l’Ouganda, notamment l’ISO, le JATT et l’UPF. Elle a examiné l’argument du demandeur selon lequel l’appareil de sécurité de l’Ouganda avait été créé dans un but légitime, mais a conclu qu’il était doté d’une structure comportant de multiples facettes, dont un dessein criminel aux fins duquel la détention illégale et la torture des détenus étaient couramment et largement pratiquées.

[17] La SAR a tenu compte des circonstances dans lesquelles le demandeur était devenu informateur, y compris son objectif déclaré d’éliminer les islamistes radicaux et de préserver l’image de l’Islam. Toutefois, elle a constaté un lien déterminant entre les contributions du demandeur aux organismes et le dessein criminel de ces derniers. Comme elle l’a exprimé :

Ses fonctions – consistant à suivre les dirigeants islamiques, à reconnaître leurs résidences, leurs lieux de rencontre et leurs contacts dans d’autres secteurs et à renseigner les organismes de sécurité à leur sujet – avaient directement à voir avec le dessein criminel de l’appareil de sécurité de l’Ouganda, ainsi qu’avec les actes de détention arbitraire et de torture de personnes d’intérêt. Sans les indications des informateurs, cet appareil serait incapable d’accomplir ses crimes et son dessein criminel.

[18] La SAR a tenu compte des liens du demandeur avec des gens hauts placés au sein du gouvernement ougandais, dont deux personnes reconnues expressément dans la preuve objective pour s’être livrées à de graves atteintes aux droits de la personne. Elle a raisonnablement conclu que le demandeur, en fournissant de l’information sur des personnes d’intérêt à des gens hauts placés, avait assuré la poursuite de la campagne d’arrestation et de détention arbitraires et de torture lancée par le régime.

[19] La SAR a reconnu que le demandeur n’avait aucun pouvoir décisionnel et qu’il n’avait jamais directement contribué aux abus, mais a jugé que cela ne suffisait pas pour statuer sur sa complicité. Comme l’a rappelé la SAR, « il n’est pas nécessaire pour une personne de commettre elle-même un crime pour qu’il y ait complicité. Il suffit qu’elle y ait contribué, directement ou dans le cadre de sa participation aux desseins criminels d’une organisation » : Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437 au para 47; Ezokola, aux para 7‑8. La contribution du demandeur doit seulement être « significative » et non « substantielle » : Ezokola, au para 56. En l’espèce, la SAR a conclu que le demandeur, en fournissant aux personnes responsables d’actes criminels des renseignements essentiels à la réalisation de leur dessein criminel, avait effectivement apporté une contribution significative.

[20] En outre, la SAR a déclaré qu’il y avait connaissance lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements : Ezokola, au para 90. La preuve objective a révélé que, dès 2001, l’appareil ougandais du renseignement et de la sécurité avait commencé à se livrer couramment à des détentions arbitraires et à des actes de torture contre des détenus et que les médias en parlaient. Les crimes contre l’humanité étaient largement connus depuis au moins 2002. Le demandeur a affirmé qu’il ne suivait pas beaucoup les médias avant 2006, mais, comme l’a souligné la SAR, il a admis lors de son témoignage qu’il était déjà au courant en 2006 des problèmes qui survenaient dans les installations secrètes et des violences commises contre des détenus. Par conséquent, selon la SAR, le demandeur savait que sa contribution pouvait avoir un aboutissement criminel, mais il a persisté dans son action malgré ce risque.

[21] La SAR a aussi mentionné que le demandeur n’était pas rémunéré, mais a considéré que ce fait n’était pas important lorsqu’il s’agissait d’évaluer le caractère volontaire ou significatif de sa contribution. Je ne vois aucune erreur dans cet aspect de l’analyse, et le demandeur n’a invoqué aucune source permettant de croire le contraire. La SAR a ajouté que le demandeur avait accepté volontairement d’offrir ses services à titre d’informateur pendant 17 ans, y compris de 2002 à 2006, période durant laquelle les crimes contre l’humanité commis par l’appareil de sécurité étaient largement connus, et qu’il n’avait fait aucun effort pour quitter l’organisation.

[22] La SAR a tenu compte de l’observation du demandeur selon laquelle il avait fourni des renseignements sur seulement dix personnes et qu’aucune d’entre elles n’avait été torturée, mais elle a conclu que cette affirmation n’était pas appuyée par le témoignage du demandeur. J’ai pris connaissance du témoignage en question et, à mon avis, l’interprétation de cet élément de preuve par la SAR n’est pas déraisonnable. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait fourni des renseignements sur plus de dix personnes, le demandeur a répondu : « Oui, c’est exact. » Ensuite, interrogé sur le sort de ces personnes, il a expliqué qu’elles n’avaient pas été « grandement torturées avec brutalité », qu’elles n’avaient « pas été mises en détention, elles [avaient] avoué » et qu’elles avaient été « relâchées et amnistiées » même si certaines étaient décédées plus tard et qu’elles avaient « peut-être été abattu[e]s par les FDA ». Ces propos ne signifient pas que ces personnes n’ont pas été torturées ou maltraitées. Compte tenu de ce témoignage ainsi que de la preuve objective voulant que des aveux forcés aient été utilisés comme motifs de détention, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait contribué au dessein criminel de l’appareil ougandais du renseignement et de la sécurité.

[23] Dans ses arguments, le demandeur conteste au fond les conclusions de la SAR et demande à la Cour de réexaminer la preuve, ce qui n’est pas l’objet du contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable. À mon avis, la SAR a effectué une analyse rationnelle. Ses motifs sont intelligibles et transparents et ne contiennent pas d’erreur susceptible de contrôle.

[24] Pour tous ces motifs, la demande en l’espèce sera rejetée.

[25] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-7523-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7523-22

 

INTITULÉ :

SADIQUE ALI MUGISHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Daniel Etoh

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Daniel Etoh

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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