Date : 20230728
Dossier : IMM‑9107‑21
Référence : 2023 CF 1032
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2023
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE : |
ABDIRASHID CABDI YUSUF |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Survol
[1] Le demandeur affirme qu’il est un citoyen de la Somalie et un musulman soufi. Il dit que des membres du groupe Al Chabaab l’ont enlevé et torturé afin de le recruter. Après s’être enfui, il s’est caché chez l’ami de son oncle jusqu’à ce qu’il puisse quitter la Somalie. Il s’est d’abord rendu au Kenya, puis au Danemark, où il a demandé l’asile et a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. Toutefois, trois ans plus tard, le Danemark a jugé que la Somalie était un pays suffisamment sûr pour que le demandeur puisse y retourner. Au lieu de retourner dans son pays d’origine, le demandeur a vécu dans la clandestinité jusqu’à ce qu’il arrive au Canada, muni d’un passeport frauduleux, où il a présenté une demande d’asile.
[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté la demande d’asile du demandeur, après avoir jugé qu’il n’avait pas établi son identité. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel [la décision].
[3] Le demandeur sollicite l’annulation de la décision, et la seule question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la décision est raisonnable. À mon avis, aucune circonstance en l’espèce ne permet de déroger à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 17 et 25).
[4] Une décision peut être déraisonnable, c’est‑à‑dire être dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité, si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, précité, aux para 99‑100 et 125‑126).
[5] Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait. En conséquence, je rejette la demande de contrôle judiciaire.
II. Analyse
[6] Il importe de souligner que dans le présent contrôle judiciaire, le rôle de la Cour ne consiste pas à se demander si le demandeur a établi son identité, mais plutôt si la décision est raisonnable. S’agissant de l’argument principal du demandeur selon lequel il a établi son identité somalienne selon la prépondérance des probabilités, j’estime qu’il n’a pas démontré en l’espèce que la décision était déraisonnable. Je souligne en outre que le demandeur n’a pas contesté les conclusions de la SAR sur son identité religieuse, son identité de clan et les lettres d’appui de l’organisme Midaynta Community Services et de la Loyan Foundation.
[7] J’estime que la SAR n’a pas refusé à tort d’admettre l’affidavit de l’ami du demandeur, « Adem »
, à titre de nouvel élément de preuve. Elle a donné trois raisons pour justifier son refus.
[8] Premièrement, elle a conclu que l’affidavit avait été obtenu de manière trop fortuite pour être crédible, étant donné qu’Adem devait accueillir le demandeur à son arrivée au Canada, mais qu’il ne s’est pas présenté à l’aéroport. Trois ans se sont écoulés sans aucun contact entre les deux hommes jusqu’à ce que, dans les semaines suivant la décision défavorable de la SPR, le demandeur rencontre par hasard son ami dans un établissement offrant un service de vidange d’huile.
[9] J’estime que la SAR n’a pas eu tort de conclure que l’affidavit avait été obtenu de manière trop fortuite pour être crédible (Idugboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 334 aux para 21‑25); Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 296 aux para 32‑36; Karakaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 777 aux para 26 et 31). À l’audience, le demandeur a fait valoir que les faits de la présente affaire se distinguent de ceux des affaires susmentionnées. C’est peut‑être vrai, mais j’estime néanmoins que le principe s’applique toujours, à savoir que ce n’est pas une erreur en soi de la part de la SAR de douter que les nouveaux éléments de preuve avaient été obtenus par coïncidence juste au bon moment. À mon avis, il était loisible à la SAR en l’espèce de mettre en doute la crédibilité de l’affidavit non seulement pour cette raison, mais aussi parce qu’elle était d’avis que le demandeur et Adem se connaissaient à peine, comme je l’expliquerai plus loin.
[10] Bien que la SAR ait reconnu qu’il n’était pas impossible que le demandeur et Adem se soient rencontrés par hasard, elle a raisonnablement conclu, à mon avis, que c’était extrêmement improbable, de sorte qu’on pouvait douter que ce hasard soit si parfait.
[11] Deuxièmement, la SAR s’est demandé si Adem et le demandeur se connaissaient aussi bien qu’ils le disaient parce que, même si Adem avait déclaré qu’ils avaient joué au soccer tous les vendredis en Somalie pendant environ un an, aucun des deux hommes ne connaissait le nom de famille exact de l’autre et le demandeur ne connaissait pas l’âge d’Adem.
[12] Contrairement à l’argument du demandeur, je ne crois pas que la SAR n’a pas tenu compte du point 3.2 du cartable national de documentation [le CND], étant donné qu’elle y a explicitement renvoyé plus loin dans sa décision. La SAR est présumée avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve qui lui ont été présentés jusqu’à preuve du contraire (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16; Amadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1166 au para 50).
[13] Il est vrai qu’il est possible de contester dans certaines circonstances une décision dans laquelle la SAR n’a pas examiné des éléments de preuve contraires à ses conclusions, en particulier lorsque ces éléments proviennent des mêmes sources auxquelles elle renvoie (voir par exemple Pantoja v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1790 au para 35), mais j’estime que ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.
[14] Le passage du point 3.2 sur lequel le demandeur s’appuie indique qu’en raison de certains facteurs – tels que l’emploi de surnoms et l’analphabétisme – moins d’attention est parfois portée aux formalités, et que ces facteurs peuvent souvent créer de la confusion quant au nom et à l’identité exacts d’une personne. On y indique en outre que très peu de Somaliens connaissent leur date de naissance exacte. Je fais cependant remarquer que rien au dossier n’indique que le demandeur ou Adem est analphabète ni que la SAR a reproché au demandeur de ne pas connaître la date de naissance exacte d’Adem. La SAR s’en est tenue à des détails de base tels que l’âge et les noms de famille.
[15] Si la SAR doit se garder d’examiner les éléments de preuve dans une optique nord‑américaine (voir par exemple Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 (CanLII), 228 FTR 43 au para 12), j’estime que ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. Je constate, par exemple, qu’ailleurs dans sa décision, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur parce qu’elle n’avait pas tenu compte de la prévalence des surnoms en Somalie. La SAR a en outre retenu l’explication du demandeur quant à la raison pour laquelle il avait donné son nom non officiel aux autorités danoises. J’estime que la décision, dans son ensemble, démontre que la SAR a fait un examen minutieux de toutes les circonstances pertinentes.
[16] Troisièmement, la SAR a également jugé incohérents les renseignements que le demandeur avait fournis pour expliquer comment il connaissait Adem.
[17] À mon avis, il était loisible à la SAR de se fonder sur les réponses données par le demandeur durant l’entrevue tenue au point d’entrée lors de son arrivée au Canada (Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 24 aux para 30‑31). Rien dans les notes d’entrevue n’indique que ses réponses incohérentes étaient attribuables à une erreur d’interprétation. En outre, j’estime que la SAR n’a pas accordé une trop grande importance aux déclarations faites par le demandeur au point d’entrée (Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102 au para 16). La SAR s’en est servie uniquement pour expliquer qu’elles ne concordaient pas avec le témoignage du demandeur selon lequel il connaissait bien Adem (lequel devait venir le chercher à l’aéroport), mais ils s’étaient perdus de vue.
[18] J’estime également que le refus de la SAR de tenir une audience n’était pas déraisonnable.
[19] Rien en l’espèce ne justifiait, en droit, la tenue d’ une audience, et la SAR a raisonnablement expliqué, à mon avis, pourquoi elle n’en avait pas tenu. Contrairement aux observations du demandeur, la SAR n’avait aucunement l’obligation de tenir une audience pour juger de la crédibilité du demandeur ou pour obtenir le témoignage d’Adem, car les nouveaux éléments de preuve qui avaient été admis ne répondaient pas aux exigences énoncées au paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], reproduit plus loin à l’annexe « A »
(Abdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 54 au para 29; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 61 au para 17). En d’autres termes, en l’absence d’un nouvel élément de preuve admis qui ne soulève aucune préoccupation quant à la crédibilité du demandeur, le paragraphe 110(6) de la LIPR ne s’applique pas (Paranych c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 891 aux paras 31‑32).
[20] Enfin, j’estime que le demandeur n’a pas démontré que la SAR avait commis une erreur dans son analyse des pièces d’identité danoises du demandeur. Il soutient que la SAR aurait dû retenir son explication selon laquelle il ne s’était pas adressé aux autorités danoises pour corriger le nom erroné qu’il leur avait donné parce qu’il craignait que ce signalement ne compromette son statut au Danemark. La SAR a toutefois fait remarquer que même si la demande de correction de son nom avait fait craindre au demandeur de s’attirer des ennuis et de compromettre sa demande d’asile, il avait tout de même donné un nom erroné aux autorités canadiennes alors qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce qu’il fournisse son nom exact et complet après avoir vu le problème qu’une telle situation avait créé au Danemark. À mon avis, l’explication de la SAR n’est pas déraisonnable dans les circonstances et les arguments du demandeur sur ce point reviennent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, précité, au para 125).
III. Conclusion
[21] Je reconnais qu’il est difficile pour les ressortissants somaliens d’obtenir des pièces d’identité, mais c’est aux demandeurs d’asile qu’incombe le fardeau d’établir leur identité (Edobor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1064 au para 11). Compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui avaient une incidence sur la décision de la SAR, je ne vois rien qui puisse lui être reproché. Par conséquent, je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
[22] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et je suis d’avis que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑9107‑21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois
Annexe « A »
: Dispositions pertinentes
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)
Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27)
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑9107‑21 |
INTITULÉ :
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ABDIRASHID CABDI YUSUF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 23 février 2023
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE FUHRER
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 28 juillet 2023
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COMPARUTIONS :
Tina Hlimi |
POUR LE DEMANDEUR |
Nicole Rahaman |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Tina Hlimi Avocate Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |