Date : 20211222
Dossier : T-264-21
Référence : 2021 CF 1458
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE : |
BARON PHILLIP JULIUS HORDO |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le présent dossier se rapporte aux politiques, instructions et formules complexes qui s’appliquent pour déterminer le grade et la solde d’un militaire du rang de la Force de réserve, ou un réserviste, lorsque celui-ci est muté dans la Force régulière. Le demandeur a déposé un grief à l’égard du grade et de la solde qui lui avaient été attribués lors de sa mutation. À titre d’autorité de dernière instance dans la procédure de règlement des griefs, le chef d’état-major de la défense à l’époque, le général J.H. Vance, a accueilli en partie le grief [la décision de l’ADI]. Le demandeur sollicite un contrôle judiciaire de la décision de l’ADI concernant les augmentations d’échelon de solde [les AES], les crédits d’intéressement [les CI] et l’ancienneté comptant pour l’avancement [l’ACA] qui lui ont été refusés. Il remet en question le caractère raisonnable de la décision de l’ADI et allègue avoir fait l’objet d’un traitement inéquitable en violation de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].
[2] Au début de l’audition de la présente affaire, le demandeur a informé la Cour que le Conseil du Trésor avait résolu la question des AES qui lui avait été attribuées, en fonction du service admissible. Il a également indiqué que l’augmentation avait été antidatée au 11 novembre 2016 (l’importance de cette date est expliquée ci-dessous) et qu’elle avait déjà été mise en œuvre. Par conséquent, seule la question du traitement des CI et de l’ACA reste à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire.
[3] Après avoir examiné le dossier en l’espèce ainsi que les observations écrites et les plaidoiries des parties, je conclus, en ce qui concerne la question des CI et de l’ACA, que la décision contestée était transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 15. En outre, le demandeur n’a pas réussi à établir l’existence de motifs suffisants en ce qui a trait à l’article 15 de la Charte. Par conséquent, pour les motifs détaillés qui suivent, je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
[4] Les dispositions applicables sont reproduites à l’annexe « A »
.
II. Contexte
[5] Le demandeur, M. Baron Hordo, maintenant capitaine, s’est enrôlé en novembre 2009 dans les Forces armées canadiennes [les FAC], composante de la Force de réserve, à titre de soldat d’infanterie au grade de soldat. Avant son enrôlement, le demandeur a obtenu un baccalauréat en beaux-arts et a réussi quatre des six cours d’une maîtrise en beaux-arts. En novembre 2011, il a été promu au grade de caporal et a ensuite obtenu un baccalauréat en technologie aéronautique au Seneca College, en juin 2013.
[6] En janvier 2014, le demandeur a terminé avec succès les programmes de formation des pilotes et, plus tard dans l’année, a obtenu sa qualification élémentaire en leadership [QEL]. En décembre 2015, il a été nommé au grade de caporal-chef et, au début de 2016, il a demandé à entrer dans la composante de la Force régulière pour exercer le métier de pilote au moyen d’un transfert de catégorie de service [TCS]. Dans le cadre du TCS, une évaluation et reconnaissance des acquis [ÉRA] a été réalisée, et le demandeur a obtenu une dispense de formation pour le cours de pilote de phase 1.
[7] Le TCS du demandeur dans la Force régulière dans le cadre de l’enrôlement direct en qualité d’officier [l’EDO] a été approuvé en octobre 2016 et a été confirmé dans son offre de mutation. Le grade accordé lors du TCS était celui de soldat, compte tenu de la protection de la solde, suivi d’une nomination au grade d’élève-officier avec obtention immédiate du statut d’officier, au grade de sous-lieutenant. L’offre accordait au demandeur une solde de sous‑lieutenant au niveau D du tableau B des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux [DRAS] 204.211, en raison de son service antérieur en tant que militaire du rang [MR], et une AES 1 en raison de ses diplômes universitaires. Il a obtenu une dispense pour la Qualification militaire de base des officiers [QMB(O)], en plus du cours de pilote de phase 1.
[8] Le 9 novembre 2016, le directeur – Politique et griefs (Carrières militaires) [le DPGCM] a informé le demandeur d’une erreur dans son offre; l’AES qu’il recevrait après être devenu officier a été réduite pour passer du niveau 1 au niveau de base. Le jour suivant, le demandeur a été muté dans la Force régulière au grade de soldat dans le cadre de l’EDO. Le demandeur a ensuite été nommé au grade d’élève-officier le 11 novembre 2016, et a immédiatement reçu le grade de sous-lieutenant. (Je souligne que le demandeur conteste le fait qu’il aurait été nommé au grade d’élève-officier.) Le demandeur a ensuite été promu au grade de lieutenant en novembre 2017, puis au grade de capitaine en décembre 2019.
[9] Entre-temps, en février 2017, le demandeur a déposé un grief auprès de l’autorité initiale [l’AI] à l’égard du grade et de la solde qui lui avaient été attribués lors de sa mutation. Cherchant à obtenir une AES plus élevée, le demandeur a également revendiqué le droit aux CI et à l’ACA pour l’économie de temps obtenue grâce à la dispense de formation. L’AI a jugé que le demandeur avait droit à l’AES 1, au lieu de l’AES de base, mais que ses CI et son entrée dans la zone de promotion (EZP) étaient conformes aux politiques existantes.
[10] En août 2017, le demandeur a demandé à l’ADI de trancher son grief, conformément à l’article 7.20 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les ORFC] Volume I – Administration. En conséquence, le grief a été renvoyé au Comité externe d’examen des griefs militaires [le CEEGM], qui a procédé à un examen indépendant du grief du demandeur et a présenté ses conclusions et recommandations à l’ADI, qui a ensuite procédé à un examen de novo. Bien qu’il ne soit pas lié par les conclusions et les recommandations du CEEGM, l’ADI a souscrit à l’essentiel de l’analyse du CEEGM, avec quelques modifications.
[11] Dans la décision qu’il a rendue le 14 décembre 2020, l’ADI note que sa décision ne peut être fondée exclusivement sur les politiques en vigueur au moment de l’événement contesté par le demandeur. L’ADI reconnaît que la politique comporte une lacune importante concernant les réservistes titulaires d’un diplôme d’études postsecondaires qui intègrent la Force régulière et qui sont ensuite promus officiers. L’ADI explique qu’en raison de cette lacune, il a conclu que l’EDO était le programme approprié pour les MR de la Force de réserve titulaires d’un diplôme universitaire qui occupent des postes d’officier (comme dans le cas du demandeur) jusqu’à ce qu’un programme approprié soit adopté. L’ADI a également fait remarquer que, lorsqu’un réserviste est muté dans la Force régulière, son expérience et sa formation militaire de réserve admissibles sont évaluées par rapport aux membres de la Force régulière, mais que les réservistes n’ont pas tous forcément une expérience et une formation similaires à celles de leurs pairs de la Force régulière au même grade. Cela signifie que, dans bon nombre de cas, le nouveau grade du réserviste dans la Force régulière peut être inférieur à celui qu’il détenait en tant que réserviste. L’ADI note toutefois que des rajustements de niveau de solde et d’échelon sont effectués pour garantir le maintien de la protection de la solde.
[12] L’ADI estime que, compte tenu de la valeur militaire des compétences et de l’expérience du demandeur, il est raisonnable d’accorder la protection du grade (c.-à-d. le grade de MR, Force régulière du demandeur au moment de sa mutation le 10 novembre 2016) au grade de caporal – cpl(5B), avec une AES au niveau 2 et un pointage de 221 au titre des CI. Bien que le demandeur reconnaisse que la durée du service admissible est exacte, il estime que la protection de la solde devrait être assurée au grade de caporal-chef (cplc AES 4), le grade qu’il détenait avant son TCS, sans égard au service admissible.
[13] L’ADI conclut toutefois que, conformément au paragraphe 204.04(2) des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux [les DRAS], la protection du grade de MR du demandeur au moment du TCS (cplc AES 4) n’a pas d’incidence sur la détermination finale du grade en raison de l’obtention immédiate du statut d’officier dans le cadre du programme EDO après son TCS et son changement de groupe professionnel en tant que pilote. La raison invoquée par l’ADI est qu’aux termes de l’alinéa 204.015(4)c) des DRAS, le service donnant droit aux échelons de solde n’inclut pas le service antérieur à la date d’une promotion à un grade effectif supérieur. Des AES et CI supplémentaires ne peuvent donc pas être accordés pour son service antérieur parce qu’il a été promu, dans le cadre du programme EDO, à un grade effectif supérieur (c.‑à‑d. d’élève-officier à sous-lieutenant).
[14] L’ADI note que l’AI a exceptionnellement accordé au demandeur une AES supplémentaire compte tenu de ses quatre années de baccalauréat, parce que l’annexe B de la Liste des groupes professionnels militaires – Incitatifs et indemnités était en cours de révision afin d’y inclure le niveau de la solde du demandeur qui lui a été attribuée lors de son TCS. L’ADI conclut qu’elle doit suivre la même logique et accorder au demandeur une AES supplémentaire compte tenu de l’année d’études qu’il a terminée dans le cadre de son diplôme d’études supérieures. L’ADI n’est toutefois pas disposée à accorder au demandeur une ACA supplémentaire pour l’EZP correspondant au temps nécessaire pour compléter les qualifications et la formation pour lesquelles il a obtenu une dispense en ce qui concerne la QMB(O) et le cours de pilote de phase 1. L’ADI invoque deux raisons.
[15] La première est que les services antérieurs du demandeur, ses titres universitaires et son expérience antérieure ont été pris en compte dans le programme EDO, en vertu duquel le demandeur s’est vu accorder une solde au niveau D du tableau B conformément au paragraphe 204.211(9.1) des DRAS, et dans les AES supplémentaires accordées par l’AI et l’ADI. La deuxième est qu’une dispense de formation ne permet pas d’acquérir une expérience de service dans une profession en tant qu’officier commissionné.
[16] L’ADI a donc conclu que le demandeur n’avait pas d’ancienneté de grade dans son poste d’officier actuel qui pouvait être prise en compte dans son EZP au grade suivant. En conclusion, l’ADI a rappelé la nécessité de combler les lacunes de la politique, étant donné que le cas du demandeur n’est pas unique, et a modifié le grade de MR, Force régulière du demandeur lors de sa mutation le 10 novembre 2016 à cpl(5B), avec une AES au niveau 2 et un pointage de 221 au titre des CI, et a modifié le grade final et la solde du demandeur au moment de l’obtention de la commission le 11 novembre 2016 à sous‑lieutenant, avec une AES au niveau 2 et un pointage de 1 au titre des CI.
III. Analyse
(1) Le caractère raisonnable de la décision de l’ADI
[17] Je ne suis pas convaincue que la décision de l’ADI est déraisonnable en ce qui concerne le refus d’accorder au demander les CI et l’ACA qu’il réclamait.
[18] Bien que la résolution par le Conseil du Trésor de la question des AES allouées au demandeur, en fonction du service admissible, puisse potentiellement miner le caractère raisonnable de la décision de l’ADI, à mon avis, la décision du Conseil du Trésor et le fondement ou la justification de cette décision n’ont pas été produits en preuve.
[19] Le demandeur soutient qu’il n’a jamais été élève-officier et cite le paragraphe 204.015(5) des DRAS pour étayer son affirmation selon laquelle il a été considéré comme un sous-lieutenant au moment du TCS. Ce paragraphe prévoit ce qui suit :
L’officier ou le militaire du rang qui est promu à un grade supérieur à compter de la date de son enrôlement ou le lendemain est réputé, aux fins des augmentations d’échelons de solde, s’être enrôlé au grade auquel il est promu.
[20] Le demandeur fait également référence à un échange de courriels datant de février 2021 commençant par une demande de clarification à l’égard du [traduction] « Taux de solde – Promotion »
concernant le demandeur qui indique ce qui suit : [traduction] « Le membre n’a jamais été nommé élève-officier. »
La demande ne décrit pas le fondement sur lequel cette déclaration a été faite ni la source de l’information et, à l’exception d’une adresse électronique, ne fournit aucune information supplémentaire sur l’auteur de la demande. La réponse, qui semble provenir d’un responsable des ressources humaines des FAC, commence par indiquer que le CEMD (c.‑à‑d. l’ADI) s’est prononcé sur le cas et que sa décision est définitive. La réponse fournit les explications supplémentaires suivantes :
[traduction]
Une fois que le membre est muté dans la F rég en tant que MR, il est immédiatement nommé élof ou, dans le cas de ce membre, immédiatement commissionné en tant que sous-lieutenant (slt). Au moment de l’obtention d’une commission, le membre est payé en fonction de la DRAS appropriée pour le programme d’entrée, en utilisant le grade qui lui a été accordé en fonction du service admissible au moment de la mutation – le grade dans la Force de réserve n’entre pas en ligne de compte.
[Souligné dans l’original.]
[21] Toutefois, cet échange de courriels a eu lieu après que l’ADI eut rendu sa décision et n’a donc pas été soumis à son examen et, en tout état de cause, il ne contribue guère, à mon avis, à étayer la position du demandeur selon laquelle il n’avait jamais été nommé élève-officier dans le cadre du programme EDO. Je conclus plutôt que l’explication ci-dessus, à première vue, est destinée à élucider la décision de l’ADI et est donc, sans surprise, compatible avec elle.
[22] En ce qui concerne la question des CI et de l’ACA, le demandeur sollicite un crédit d’ancienneté reflétant le temps de formation économisé grâce à ses qualifications militaires et civiles, pour lesquelles il s’est vu accorder la dispense du QMB(O) et du cours de pilotage de phase 1, et qui lui ont permis d’être promu plus tôt à un grade plus élevé. Il souligne à cet égard le renvoi aux [traduction] « compétences spéciales »
à l’article 22 de l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes [OAFC] 11-6 (Règle régissant la remise du brevet et les promotions – Officiers – Force régulière), reproduite dans la décision de l’ADI, et immédiatement ci-dessous :
22. Tout candidat qui possède des compétences spéciales découlant de la formation ou de l’expérience acquises dans le secteur civil ou militaire est enrôlé au grade d’élève-officier et peut être immédiatement nommé sous-lieutenant et promu à ce grade effectif ou à un grade intérimaire autorisé par le QGDN.
[23] Le demandeur fait valoir que l’article 22 n’exige pas d’expérience antérieure en tant qu’officier, ce qui était le motif invoqué par l’ADI pour refuser de lui créditer de l’ancienneté. À mon avis, l’article 22 ne dit rien non plus sur la question de savoir si un candidat a droit à ce qu’on lui crédite de l’ancienneté au titre des compétences spéciales qu’il possède. Je conclus plutôt que cet article confirme que le demandeur s’est enrôlé comme élève officier avant d’être promu au grade de sous-lieutenant.
[24] Je conclus en outre que l’ADI pouvait raisonnablement considérer qu’une dispense de formation n’équivalait pas à une expérience de service dans un poste d’officier commissionné et que, par conséquent, le demandeur n’avait pas d’ancienneté de grade dans son poste d’officier actuel (c.-à-d. sous-lieutenant) susceptible d’être prise en compte dans son EZP au grade suivant. En d’autres termes, la question examinée par l’ADI n’est pas tant de savoir si le demandeur avait des compétences spéciales (lesquelles, selon le demandeur, avec une ancienneté, auraient dû lui permettre d’atteindre le grade de capitaine, et une solde plus élevée, un an plus tôt), mais plutôt de savoir combien de temps il a servi en tant qu’officier commissionné au grade de sous‑lieutenant avant d’être promu au grade de capitaine.
[25] Notre Cour a déjà tranché que les décisions de l’ADI appellent à un important niveau de retenue dans le cadre d’un contrôle judiciaire en raison de l’expertise de l’ADI et de la complexité de la procédure de règlement des griefs dans le contexte militaire : Higgins c Canada (Procureur général), 2016 CF 32 au para 77; Bossé c Canada (Procureur général), 2015 CF 1143 au para 28.
[26] En outre, comme l’indique la Cour suprême, « [u]ne cour [de révision] qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte “l’éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème »
: Vavilov, précité, au para 83.
[27] En gardant à l’esprit qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne consiste pas à trancher la question de savoir si l’ADI a eu raison, je conclus que la décision de l’ADI est claire en ce qu’elle permet à la Cour de comprendre les raisons des décisions rendues par l’ADI. De plus, les motifs de l’ADI constituent, à mon avis, « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, précité, au para 85. Après avoir interprété ces motifs dans leur ensemble, je conclus que la décision de l’ADI possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.
(2) L’article 15 de la Charte
[28] À titre préliminaire, je note que le demandeur a soulevé dans son mémoire des faits et du droit des arguments fondés sur l’article 2 de la Charte, ce qu’il n’avait pas fait auparavant. L’alinéa 301e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, exige cependant qu’un avis de demande de contrôle judiciaire présente un énoncé complet et concis des motifs invoqués, avec mention de toute disposition législative ou règle applicable. Notre Cour a toujours affirmé que les demandeurs qui sollicitent un contrôle judiciaire ne peuvent pas présenter de nouveaux motifs dans leurs mémoires des faits et du droit, et ce, même si le défendeur n’en subit pas un préjudice : Arora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no 24 au para 9; Williamson c Canada (Procureur général), 2005 CF 954 au para 9; Spidel c Canada (Procureur général), 2011 CF 601 au para 16. Je suis donc d’accord avec le défendeur pour affirmer que le motif fondé sur l’article 2 de la Charte n’a pas été soumis en bonne et due forme à la Cour; par conséquent, je refuse de l’examiner.
[29] Je suis également d’accord avec le défendeur pour affirmer que le demandeur n’a pas établi l’existence de motifs suffisants au titre de l’article 15 de la Charte concernant le refus d’accorder les CI et l’ACA pour les officiers dans sa situation qui obtiennent des dispenses de cours professionnels. Le demandeur fait référence à d’autres membres des FAC qui se trouvent dans une situation similaire et demande réparation pour ces membres également. Par ailleurs, comme le demandeur est le seul demandeur désigné dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour peut uniquement examiner la demande et en déterminer l’issue qu’en ce qui concerne le demandeur.
[30] Lorsqu’une cour de révision examine si une décision administrative contestée viole la Charte, elle est « appelé[e] à mettre en balance des considérations quelque peu différentes, bien que liées. En effet, il s’agit alors de déterminer si le décideur a restreint le droit protégé par la Charte de manière disproportionnée et donc déraisonnable »
: Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 au para 6. En d’autres termes, la norme de contrôle applicable à la question de savoir si la décision de l’ADI contrevient à l’article 15 de la Charte est la norme de la décision raisonnable. La Cour suprême a refusé de reconsidérer cette approche dans l’arrêt Vavilov au para 57.
[31] Je conclus toutefois que le demandeur n’a pas suffisamment abordé le motif de l’article 15 dans son mémoire des faits et du droit, et qu’il n’en a même pas traité dans sa plaidoirie. Pour obtenir gain de cause sur le fondement d’un tel motif, les demandeurs doivent démontrer l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue : Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28 [Fraser] au para 27. Cela s’applique également aux cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable alléguée, lorsqu’une loi apparemment neutre a une incidence disproportionnée sur les membres d’un groupe protégé, laquelle incidence est fondée sur un motif énuméré ou analogue : Fraser, au para 50.
[32] Comme l’a reconnu notre Cour dans la jurisprudence antérieure, « [l]’article 15 de la
Charte ne garantit pas le droit à l’équité procédurale ou l’accès à une justice pleine et équitable au sens large. Il donne une protection constitutionnelle contre la discrimination fondée sur un motif prohibé par la Charte »
: Gligbe c Canada, 2017 CF 311 [Gligbe] au para 23.
[33] Dans l’affaire dont je suis saisie, comme dans le cas de la décision Gligbe, le demandeur ne définit pas le motif énuméré ou analogue qui lui est propre. Même en supposant, suivant une lecture généreuse de l’avis de demande, que le motif allégué de discrimination est fondé sur le traitement des CI et de l’ACA lors de la mutation du demandeur de la Force de réserve à la Force régulière dans le cadre du programme EDO, l’allégation ne résiste pas à un examen minutieux. L’analyse comporte deux étapes distinctes : il faut juger si (1) la loi établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et (2) si cette distinction est discriminatoire : Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC).
[34] À mon avis, le demandeur n’a pas réussi à établir que son statut dans le cadre de l’EDO relevait d’un motif de discrimination énuméré ou analogue. Comme l’a fait remarquer la juge Gagné (tel était alors son titre), « un motif analogue doit s’apparenter aux motifs énumérés en ce sens qu’il est souvent à la base de décisions stéréotypées ou encore qu’il définit un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination. Il doit être lié à des caractéristiques personnelles qui sont immuables et qui ne seraient modifiables qu’à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle »
: Gligbe, précité, aux para 28-29.
[35] La Cour suprême du Canada a indiqué dans un arrêt antérieur que les membres des forces armées ne constituent pas, en soi et en général, une catégorie de personnes pouvant invoquer un motif analogue : R c Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC) [Généreux] aux pages 310-311. La Cour suprême a toutefois reconnu que, dans des circonstances exceptionnelles, les militaires peuvent « être désavantagés ou victimes de traitement discriminatoire de manière à tomber sous la portée de l’art. 15 de la Charte »
: Généreux à la p 311.
[36] À mon avis, le demandeur n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles. Le demandeur était un membre de la Force de réserve qui a été muté dans la Force régulière au moyen d’un processus de mutation et d’évaluation établi, le programme EDO. Bien que ce processus ne soit pas parfait, comme l’a noté l’ADI en ce qui a trait aux lacunes de la politique, je ne suis pas d’avis qu’il s’agisse d’une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Généreux.
IV. Conclusion
[37] Compte tenu de tout ce qui précède, je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
V. Dépens
[38] Le défendeur réclame la somme de 1 000 $ au titre des dépens. Comme les dépens suivent normalement l’issue de la cause, je ne vois aucune raison de déroger à ce principe. Je lui accorde donc la somme de 1 000$, laquelle sera payée par le demandeur.
JUGEMENT dans le dossier T-264-21
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.
Le défendeur se voit accorder la somme de 1000$ au titre des dépens; cette somme devra être payée par le demandeur.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
M. Deslippes
Annexe « A »
: Dispositions pertinentes
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11
Canadian Charter of Rights and Freedoms Part I of the Constitution Act, 1982, Schedule B to the Canada Act 1982 (UK), 1982, c 11
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Ordonnances et Règlements Royaux Applicables Aux Forces Canadiennes Queen’s Regulations and Orders for the Canadian Forces
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Règles des Cours fédérales, DORS/98-106
Federal Courts Rules, SOR/98-106
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-264-21 |
INTITULÉ :
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BARON PHILLIP JULIUS HORDO c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 8 SEPTEMBRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 22 décembre 2021
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COMPARUTIONS :
Capitaine Baron Hordo |
le demandeur (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Amani Delbani |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |